En ce moment même, à Rabat, pas moins de cinq ministres et décideurs politiques de haut rang, de divers pays de la région nord africaine et du Moyen-Orient, se retrouvent pour relancer le débat autour des opportunités et perspectives d'un marché intégré dans le secteur de l'énergie. Mieux, les attentes semblent même beaucoup plus concrètes, comparées aux nombreuses précédentes rencontres internationales déjà tenues sur la même problématique. On parle là de la «création d'un marché régional de l'énergie compétitif et intégré dans la région Afrique du Nord et Moyen-Orient : la contribution de la Charte de l'énergie». Si tout cela semble donc avoir un air de déjà vu, l'envergure de l'évènement, de l'organisateur, ainsi que le timing de la rentrée choisie pour le concrétiser, rendent cette rencontre bien particulière. À la base, La Charte de l'énergie se veut une convention sectorielle multilatérale, signée en décembre 1991, juridiquement non contraignante, mettant en place le cadre, les fondements et les principes généraux nécessaires à la création d'un climat approprié pour la coopération régionale et internationale dans le domaine de l'énergie, en vue d'assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques. Cette convention a aujourd'hui pris la forme d'un instrument international juridiquement engageant. Il s'agit du traité de la Charte de l'énergie, dont la fonction principale est d'établir et d'améliorer le cadre juridique pour la coopération énergétique prévue par la Charte. Vingt-quatre pays, dont le Maroc, en sont observateurs. Choix significatif Le secrétariat de la Charte de l'énergie a souhaité organiser sa prochaine conférence politique au Maroc. La Charte de l'énergie tient ainsi, annuellement, une conférence «statutaire», en principe en fin d'année et une conférence dite «politique», mettant l'accent sur un thème et une région particulière. Le Maroc accueille ainsi la version politique de cette conférence, à laquelle tous les Etats signataires et observateurs de la Charte devraient participer. Organisée conjointement avec le ministère de l'Energie, des mines, de l'eau et de l'environnement, cette édition est la toute première organisée hors des pays signataires du traité de la Charte de l'énergie. Pour la tutelle, cette particularité «témoigne de l'intérêt accordé par la communauté internationale à la stratégie énergétique nationale». D'ailleurs, l'accent sera mis, lors de ces deux jours de discussions, «sur les questions politiques essentielles qui se posent au secteur de l'énergie au niveau international et les importants développements énergétiques attendus dans la région Afrique du Nord et Moyen-Orient, dans les toutes prochaines années», explique-t-on auprès de la tutelle. Parallèlement, une réunion du «Comité industriel consultatif» devrait être tenue en marge de cette même conférence. Cette structure, proche du modèle «think-tank», a été mise en place par la Charte de l'énergie depuis 2004, afin de renforcer le dialogue avec l'industrie énergétique et le secteur privé, particulièrement en matière d'atténuation des risques et d'amélioration du climat des affaires. Plusieurs représentants de grands groupes internationaux du secteur sont par ailleurs attendus à cette rencontre. Réponses ? En réalité, parmi les réponses attendues à cette grand-messe du secteur énergétique, figurent celles à la question du «comment» contourner les blocages politico-techniques d'un marché intégré des énergies, en Afrique du Nord. Le segment du renouvelable est le plus concerné par cette problématique. Dans quasiment chacun des pays de la région, les gouvernants ont mis au point plusieurs stratégies et politiques dédiées à la promotion et au développement de ce secteur. Ces plans sont toutefois d'envergure nationale, destinés aux priorités des marchés locaux (production, couverture demande exponentielle, etc.). La plupart d'entre eux, ont pris en compte, à une seconde échelle de priorité, une possibilité d'intégration avec les stratégies des économies voisines du pourtour méditerranéen. C'est le cas pour la filière du gaz naturel, une des alternatives parmi les énergies nouvelles les plus viables aux yeux des gouvernants des économies de la région, dont le Maroc. Les échanges d'énergie au sein de la région sont marginaux, comparativement au potentiel. «Certes, il existe des interconnexions électriques et gazières au sein de la quasi totalité des pays de la région, mais dans le cas du gaz naturel, les flux à partir de l'Algérie sont destinés au marché des pays de l'Union européenne, alors que dans le cas de l'électricité, les échanges restent relativement limités, avec un objectif d'équilibre des importations et des exportations. En l'absence des conditions d'un marché normal (concurrence), la coopération énergétique régionale va rester marginale», nous explique Smail Khennas, un expert du secteur, qui a récemment travaillé sur une étude portant sur la situation actuelle et les perspectives des énergies renouvelables en Afrique du Nord, en partenariat avec le bureau régional de la Commission économique pour l'Afrique des Nations-Unies. Il faut en effet savoir que les flux électriques et surtout gaziers sont dans leur majeure partie destinés à des consommateurs finals extérieurs à l'espace nord africain, et non aux économiques voisines, qui pourtant ont des besoins en nette progression et supposent des coûts de transport réduits de ces énergies. «Certes, il existe quelques contrats gaziers bilatéraux, mais leur part dans les flux totaux reste marginale», indique le consultant international. Ce dernier fait entre autres allusion à l'accord commercial signé en août 2011 à Alger entre la Sonatrach, groupe public algérien, et l'Office national de l'électricité (ONE). Ce contrat engage en effet l'Algérie à fournir quelque 640 millions de m3 de gaz par an au Maroc pendant 10 ans. Le gaz est destiné à l'alimentation de deux centrales thermiques de l'ONE (Aïn Beni Mathar : 470 MW) et Tahaddart : 385 MW). Le gaz sera acheminé par le gazoduc Maghreb-Europe, cordon ombilical gazier reliant l'Algérie à l'Espagne à travers le Maroc. Par ailleurs, notons que le royaume bénéficiait déjà de livraisons de gaz algérien dont la valeur équivaut au coût du droit de passage du gazoduc sur son territoire. Le nouveau plan gazier du pays établi par le Memee et les opérateurs nationaux, compte désormais renverser cette tendance en accentuant l'accès à cette ressource énergétique alternative. Le gaz n'est évidement qu'un exemple parmi d'autres. L'intégration régionale est en effet également possible, sur le papier, pour d'autres filières d'énergies nouvelles, en l'occurrence le solaire et l'éolien. Toutefois, en dépit des potentiels disponibles au niveau de ces ressources, la CEA constate en effet que «le développement de filières renouvelables, dont les progrès sont remarquables en Egypte, au Maroc et à un degré moindre en Algérie et en Tunisie, ne participent pas d'une logique de développement intégré régional». Pourtant, les objectifs, les choix technologiques et les partenaires institutionnels et privés sont souvent les mêmes. Le nerf de la guerre L'un des premiers obstacles à la concrétisation d'un marché nord africain intégré dans les énergies renouvelables, est lié au financement et aux incitations à l'investissement, en général fiscales. C'est quelque peu le nerf de la guerre. Selon l'étude de la CEA, un développement, à grande échelle, des énergies renouvelables et de l'efficacité énergétique passe dans tous les pays d'Afrique du Nord par des mécanismes préférentiels et innovants de financement, ainsi que par des incitations fiscales pour promouvoir le développement des entreprises nationales et régionales de production de biens d'équipement. La CEA préconise également le renforcement du partenariat public-privé. Dans tous les pays de la région, les prix de l'énergie, particulièrement pour les ménages (électricité, gaz, charbon de bois) sont subventionnés directement ou indirectement dans le cas du charbon de bois. «Si ces politiques tarifaires peuvent s'expliquer par la faiblesse des revenus, en revanche les actions en faveur de l'efficacité énergétique ne sont pas rentables ou pas suffisamment attractives pour les particuliers et même les entreprises, à moins d'accorder des subventions substantielles», commente-t-on auprès de la même source. Le deuxième grand blocage à surmonter pour la concrétisation d'un marché intégré dans la région, est relatif au législatif et à la mise à niveau des cadres réglementaires et institutionnels. La CEA constate, que des avancées institutionnelles notables ont également été réalisées entre 2009 et 2011, notamment au Maroc, en Tunisie, en Algérie et en Egypte. «Il reste cependant à donner un contenu concret au dispositif institutionnel, par la mise en œuvre de programmes et projets», commente l'auteur de l'étude en question. Mais aussi... Les autres handicaps aux ambitions intégratrices du secteur sont également liés au caractère «peu homogène» de cet espace, en lui-même. «L'espace nord africain ne constitue pas encore un marché homogène, où la production et la circulation de la marchandise énergétique, la mise en place des infrastructures énergétiques (centrales électriques, lignes de transport) et la fabrication de biens d'équipement et de consommation (panneaux PV, LBC, etc.) obéissent à des critères de rentabilité économique et d'optimisation au niveau régional», observe-t-on dans les travaux de la CEA. À titre d'exemple, les flux électriques en Afrique du Nord (Algérie, Egypte, Libye, Maroc, Tunisie) sont des flux physiques peu importants par rapport aux capacités installées et à la production des ces pays. D'ailleurs, les échanges internationaux d'électricité les plus importants sont réalisés entre le Maroc et l'Espagne. Certes, l'interconnexion électrique des réseaux des 5 pays permet aux différents opérateurs de réaliser des économies d'énergie et par conséquent de réduire quelque peu les émissions de gaz à effet de serre, mais ces économies restent limitées par l'absence d'un marché régional. «Cela suppose des mécanismes, au niveau régional, de régulation techniques (mise en place d'un opérateur système) et économiques (opérateur de marché)», commente Smail Khennas. Enfin, l'autre obstacle identifié à la matérialisation d'un vrai marché intégré régional dans le segment du renouvelable, est relatif au défaut de «maturité commerciale». «Les énergies renouvelables, hormis l'hydro-électricité, sont des filières qui ont connu des progrès technologiques considérables, mais qui n'ont pas encore atteint, pour la plupart d'entre elles, la maturité commerciale, hormis la filière éolienne», explique-t-on dans l'étude du bureau régional de la CEA. Selon une étude récente de la Banque européenne d'investissement (BEI), les coûts de production du kWh solaire PV et CSP sont supérieurs respectivement de 68% et 108 % par rapport aux énergies conventionnelles. En revanche en 2020, ces filières seront compétitives, avec des coûts du PV inférieurs de 18% aux énergies conventionnelles et dans le cas des CSP, les coûts seront supérieurs de seulement 3% par rapport aux options conventionnelles. Pour l'énergie éolienne, cette filière est déjà compétitive, avec des coûts de production sensiblement similaires. En 2020, les coûts de production de la filière éolienne devraient être inférieurs de 39% par rapport aux filières conventionnelles. Quels enjeux d'intégration ? L'étude de la CEA/Afrique du Nord a par ailleurs permis d'identifier la nature des enjeux à déterminer à partir des synergies et partenariats possibles dans la région, en l'occurrence pour le secteur des énergies renouvelables. Le principal enjeu en question est lié à la fabrication des équipements industriels, à la sécurité énergétique et à la création de richesses. Néanmoins, la région dispose de quelques acquis augurant d'une émergence rapide d'un marché intégré, notamment dans le secteur des énergies renouvelables. C'est le cas des partenariats en cours avec les programmes Desertec, le Plan solaire méditerranéen, ainsi que d'autres atouts relatifs à la disponibilité de capacités industrielles et de ressources humaines. À cela s'ajoutent les avancées institutionnelles réalisées au cours des deux dernières années au Maroc, mais également en Tunisie et en Algérie. La principale contrainte, par contre, à cette ambition de marché énergétique intégré, est liée à l'absence d'un marché régional. Concrètement, dans la filière photovoltaïque, par exemple, les synergies sont importantes entre les différentes économies de la région. Celles-ci vont de la disponibilité d'installateurs dans tous les pays, en passant par les capacités de fabrication de composants électroniques et électriques existant dans plusieurs pays (régulateurs, batteries), jusqu'à l'activité d'encapsulation en Algérie, etc. Idem pour l'éolien, des capacités existent en Egypte pour certains composants tels les tours, pales, travaux mécaniques et électriques. Un projet intégrateur à la clé... Depuis juin 2011, en collaboration avec l'Union pour le Maghreb arabe et d'autres partenaires techniques réunis dans le cadre d'un comité consultatif et d'un comité technique, la CEA/Afrique du Nord met en œuvre un important projet régional sur les mécanismes innovants de financement des énergies renouvelables en Afrique du Nord. Ce programme a pour objectif global d'accompagner les efforts de développement du potentiel existant en matière d'énergies renouvelables en Afrique du Nord, en vue de renforcer la sécurité énergétique, et de lutter, par extension, contre le changement climatique et contribuer à assurer un développement intégré et durable. Ce projet devrait plus précisément réfléchir à lever l'un des obstacles clés : «le financement», selon les promoteurs du secteur. Il vise également à renforcer les partenariats et la coopération au sein de la région et à contribuer à la mise en œuvre du Plan solaire méditerranéen, en vue de promouvoir l'intégration régionale. Ce programme coûtera un budget de 623.000 dollars US et devrait s'étendre sur une durée de deux ans.