Philippe Lorin, Fondateur du festival Tanjazz Les Echos quotidien : Qui est Phillipe Lorin ? Philippe Lorin : Je suis un vieil homme qui s'est retiré de ses activités professionnelles à 52ans pour s'établir à Tanger en 93. J'étais publicitaire et possédais ma propre agence. Pourquoi Tanger ? Disons que j'aime les villes où personne ne va (rires). D'ailleurs quand j'ai annoncé mon désir de m'installer à Tanger, plusieurs amis, notamment à Casablanca et à Marrakech se sont moqués de moi. «Qu'est-ce que tu vas faire à Tanger?» me disaient-ils, me sommant de les rejoindre à Marrakech. Or, je suis un inconditionnel de la mer, c'est la première chose que j'aime voir quand je me réveille, c'est pour cela que j'aime les villes à port et Tanger spécialement. La première fois que j'y ai atterri, c'était en 87, mais je ne m'y suis installé qu'en 93. La ville alors n'était pas très séduisante, pas d'infrastructures, pas d'éclairage... ce qui me lie à Tanger ne s'explique pas cela dit. Il y a des choses bien faites, d'autres beaucoup moins... mais j'aime beaucoup cette ville ! Et votre passion pour le jazz ? Cela date de mes 15 ans... Pourquoi le jazz et pas le rock, par exemple ? Ah, mais je connais bien le rock'n'roll !... où d'ailleurs tout se ressemble un peu si vous voyez ce que je veux dire. Il y a moins de création. Le jazz est une musique beaucoup plus improvisée, une musique beaucoup plus savante et plus libre. Quand mes amis allaient acheter des disques de Bill Haley, moi c'était ceux de Duke Ellington. Cela dit, j'ai décroché à un moment, quand le jazz devenait «free jazz»... ça n'avait plus ni queue ni tête. Vous avez quelque chose contre le free jazz ? Absolument ! On a dénaturé ce qu'était le jazz.. Pourtant, c'est un retour aux sources du jazz, si on en croit des jazzmen comme Archie Shepp... Je ne suis pas d'accord. D'autant plus qu'Archie Shepp ne fait plus du free jazz depuis très longtemps. Il a laissé tomber de telles prétentions et est retourné à ce qu'on peut appeler le jazz traditionnel. Le free jazz était incontestablement une erreur pour moi. Je pense que tout acte de création nécessite des contraintes et qu'il ne faut pas chercher à transgresser une telle évidence. Il n'y a jamais eu de grande œuvre qui est sortie de «Fais ce que tu veux». Et cela ne se limite pas qu'au jazz. C'est vrai aussi pour un peintre, par exemple ! Pour réussir son tableau, il doit savoir mélanger l'eau avec la peinture à l'huile, sinon son aquarelle baverait. C'est valable dans tous les domaines, la contrainte est une base harmonique. Dans la littérature par exemple, il y a des gens qui ont inventé l'écriture automatique pour un moment arrêter car ça ne menait nulle part. Cela dit, cette «crise» aura été nécessaire pour se ressourcer et passer à autre chose. L'improvisation est au cœur du jazz pourtant... Oui, mais l'improvisation n'a jamais été l'absence de règles, elle ne tient sa légitimité qu'au sein de contraintes. C'est ce que m'a appris le théâtre, qui est ma deuxième passion. Il faut toujours un sujet ou un thème qui sont au fond une sorte de contrainte. Et d'où vous vient cet esprit improvisateur ? J'ai toujours été improvisateur depuis mon plus jeune âge. À 15 ans, j'avais déjà monté un cinéclub et une troupe de théâtre. Que pensez-vous du nu jazz par exemple ? Ce n'est pas plus traditionnel que le free jazz... J'aime le nu jazz, qui n'est absolument pas le free jazz. Même son apport «electro» se fait dans les règles de l'improvisation propre au jazz. C'est juste l'instrumentation qui diffère avec l'introduction de moyens électroniques qui n'existaient pas avant. Mais ils ont souvent des grilles harmoniques superbes ! Des fois néanmoins, c'est récupéré pour être des musiques d'ascenseur... il y a des limites qu'on connaît, mais qui n'empêchent pas de revenir vers la création selon des règles ! Comment est née l'expérience de Tanjazz ? Je me demandais ce que je pouvais faire pour Tanger. Quand vous aimez quelque chose, vous aimez la faire partager. Je pensais déjà à un événement, mais je ne savais pas si ça devait être un évènement théâtral ou musical. Finalement, cela a été un évènement musical, car la musique est un langage universel qui interpelle tout le monde. L'idée d'un événement théâtral a été, cela dit, la première à pointer, mais ça aurait été du théâtre francophone. Vous ne pensez pas que la France a toujours manqué de jazzmen célèbres ? A part, peut-être Boris Vian... Oui, je suis d'accord. Et Boris Vian reste un très bon jazzman, mais ayant percé dans une époque où le jazz était très valorisé en France. À présent, il ne l'est plus. À l'époque, il y' avait des clubs de jazz partout. Je suis pratiquement un contemporain de cette période. Le jazz rayonnait en France quand j'avais 15ans, en 1956. Un nombre incroyable de jazzmen afro-américains étaient en France à cause de la discrimination. J'ai fréquenté Bud Powell, Miles Davis, j'ai eu la chance de les voir jouer sur scène, de m'entretenir avec eux. Je pense que ce n'est pas le rock qui a tué le jazz, mais ce qu'on appelle le «yéyé» et ses variétés, Françoise Hardy, etc... Et Marc-Edouard Nabe ? À défaut d'être un bon musicien, c'est un très bon chroniqueur de jazz. C'est un type très intelligent, avec une façon de présenter les choses qui donne envie aux gens de découvrir. Il a même écrit un bouquin sur un auteur de théâtre que j'aime bien et qui donne envie de lire ses pièces. Vous ne pensez pas que le jazz est devenu une musique élitiste après le yéyé justement et Mai 68 ? C'est devenu élitiste parce qu'il ya de nombreux critiques musicaux qui se sont plus à présenter le jazz comme une espèce de construction intellectuelle, alors que ce n'est pas intellectuel, le jazz ! On n'a qu'à demander à un musicien de jazz ce qu'il en pense ! J'avais déjà eu l'occasion d'en discuter avec John Coltrane. Je me rappelle qu'il avait bien ri, répondant «C'est avec tes tripes que tu vis ça, avec ton cœur, tes nerfs, tes muscles même, ça n'a rien d'intellectuel !». Justement, vous ne pensez pas que cette tendance à intellectualiser est beaucoup plus européenne qu'américaine ? Oui, je suis d'accord. Les Américains ont toujours eu cette aptitude à ne jamais se restreindre, à tout donner, à se «lâcher», contrairement à un certain esprit européen... Quand on joue de la musique, on en joue totalement. Vous avez évoqué beaucoup de contraintes, dont le budget qui s'amincit avec la crise. Pensezvous que Tanjazz va subsister ? Je ferai de mon possible en tout cas. Du moment qu'on en a encore les moyens, Tanjazz continuera ses éditions annuelles. Mais si demain, Renault annonce qu'il n'y a plus de fonds pour être le sponsor officiel, ce sera dur de continuer.