Ismael Ferroukhi Réalisateur franco-marocain Les Echos quotidien : Votre deuxième long métrage, «Les hommes libres», sera projeté dans les salles marocaines à partir du 22 mars prochain. L'équilibre entre la fiction et la réalité dans ce film est frappant. Comment vous avez pu réussir ce pari ? Ismael Ferroukhi : Justement, il y avait un équilibre très complexe à tenir. J'ai voulu que mon film ne soit pas seulement un film de guerre mais aussi un document historique. Il fallait donc que ma fiction ne trahisse jamais l'histoire. J'aurai aimé aller plus loin, parce que j'adore la fiction puisqu'elle me procure de la liberté, mais malheureusement, je ne le pouvais pas vu la complexité et la sensibilité du sujet abordé. Parler de la colonisation, du problème arabo-juif, de la deuxième guerre mondiale... n'est pas chose facile, surtout en France. Vous savez, au début les gens ne croyaient pas en mon projet, mais lorsqu'ils ont vu le résultat final, ils m'ont tous félicité. C'est une victoire pour moi. L'action de votre film se passe dans les années 40, durant la deuxième guerre mondiale. Toutefois, les sujets abordés sont d'une actualité brûlante. Comment expliquez-vous cela ? Tout à fait. Le film résonne beaucoup avec ce qui se passe aujourd'hui. Il parle du combat pour l'indépendance et pour la liberté, ce qui est d'ailleurs l'objectif même du printemps arabe. Lorsque j'ai commencé à travailler sur ce film, c'est-à-dire en 2006, mon objectif était de faire un travail de mémoire et rendre hommage à des hommes exceptionnels. Je n'ai jamais pensé qu'il y aurait une connexion avec l'actualité, c'était une surprise pour moi qui m'a beaucoup touché. C'est tout simplement génial ! Traiter de sujets historiques aussi complexes les uns que les autres nécessite l'intervention de spécialistes. Avez-vous fait appel aux services d'historiens par exemple pour la rédaction du scénario ? J'ai travaillé avec l'historien Benjamin Stora qui m'a beaucoup aidé. Quant au scénario, je l'ai co-écrit avec Alain Michel Blanc, scénariste de bon nombre de films à succès notamment «Va, vis et deviens» et «La source des femmes» de Radu Mihaileanu. Sinon, j'ai passé un an à faire mon enquête sur ce sujet. J'ai lu moi-même plusieurs ouvrages qui parlent de cette période. J'ai rencontré, même, la fille de Si Kaddour Ben Ghabrit, le recteur de la grande mosquée de Paris de l'époque, son neveu au Maroc, afin de rester au maximum fidèle à l'homme. J'ai interviewé aussi des personnages politiques qui ont côtoyé Ben Ghabrit. C'était un long processus. Depuis la sortie du film en France, j'ai animé plusieurs conférences en compagnie de Stora notamment, destinées aux élèves et étudiants. L'objectif étant de leur faire découvrir une partie de l'histoire qui a été tellement occultée. D'ailleurs, le film fait partie désormais du programme scolaire en France. Une autre victoire... Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage de votre film ? Enormément. Par exemple, on ne m'a pas autorisé à tourner dans la grande mosquée de Paris. Pire, le recteur de la mosquée ne m'a même pas reçu. Je pense que ce sont des difficultés d'ordre politique. Je ne veux pas m'enfermer dans ces problèmes, parce que mon film est justement tout le contraire de ça ! Comme je vous l'ai expliqué, beaucoup de choses ont changé après la sortie de mon film. Le recteur de la grande mosquée de Paris me soutient aujourd'hui. Vous avez choisi de célèbres comédiens français pour jouer dans «Les hommes libres», notamment Michael Lonsdale et Tahar Rahim. Comment s'est passée la collaboration avec ces acteurs ? J'ai toujours été persuadé que le choix des comédiens représente 50% de la mise en scène. Dans ce film, je voulais avoir des acteurs avec du talent et surtout prêts à le mettre au service du personnage. Vous savez, je peux passer un an à chercher les acteurs qui peuvent porter tel ou tel rôle. Le casting est à mon sens, l'étape la plus cruciale dans la préparation d'un film. Ce n'est pas du copinage. Le plus important, c'est que l'acteur colle avec le personnage qu'on lui propose. La preuve, j'ai choisi Michael Lonsdale pour camper le rôle de Si Kaddour Ben Ghabrit. Il y a aussi Ali Hassan qui était extraordinaire dans le film. En parlant d'acteurs, je pense tout particulièrement à Mohamed Majd qui a joué dans mon premier long métrage «Le grand voyage». Tout le monde parle toujours de ce rôle qu'a interprété Majd à merveille. Pourtant, lorsque je l'ai rencontré la première fois, rien ne m'encourageait à le choisir pour ce rôle. Il a réussi sa mission parce qu'il s'agit tout simplement d'un bon acteur. C'est ce que je cherchais tout le temps, les bons acteurs. Je suis certain qu'au Maroc, nous avons de très bons comédiens, il faut juste les dénicher, travailler avec eux, les respecter, prendre soin d'eux et les payer bien comme il faut. Quel a été le budget de votre film ? Tout d'abord, il faut savoir qu'on ne peut point comparer la production cinématographique en France à celle au Maroc. On peut faire un film ici au Maroc avec un minimum d'argent, chose qui ne pourra pas avoir lieu en France vu qu'il y a une industrie cinématographique bien installée, un star système... Pour répondre à votre question, le budget de mon film est entre 6 à 7 millions d'euros. Vous savez, il m'aurait fallu le double pour pouvoir faire le film que j'ai fait, mais je n'avais que ce budget là. En France, personne ne s'engage si le budget est inférieur à 12 millions d'euros. «Les hommes libres» a été sélectionné dans plusieurs festivals à travers le monde. Quel effet cela vous fait-il ? Je suis très heureux qu'il soit projeté un peu partout ! À Cannes par exemple, j'avais chaud au cœur parce que le public l'a bien accueilli. Il a été présenté à Toronto au Canada, à Abou Dhabi où j'ai remporté le prix du meilleur réalisateur du monde arabe, ou encore en Suisse où il a remporté le prix des jeunes étudiants. Cette semaine, le film participera à un prestigieux festival à Téhéran, en Iran. Et puis, il sera projeté aux Etats-Unis en mars dans le cadre du festival d'Atlanta. Sa sortie aux Etats-Unis est prévue d'ailleurs durant cette période. Au festival du film national qui a eu lieu récemment à Tanger, votre film est sorti bredouille. Vous vous attendiez à un tel résultat ? Je me suis senti humilié à Tanger. Il fallait à mon sens, mettre certains hors compétition, vu qu'ils ont été produits à l'étranger avec des équipes étrangères. Je parle notamment du mien. Le problème ici au Maroc, c'est que les gens qui ne connaissent pas le cinéma, pensent que les films qui ont remporté les prix sont forcément les meilleurs, ce qui n'est pas systématiquement le cas. Vous avez justement assisté à 13e édition du festival du film national. Que pensez-vous des films projetés dans cet événement ? Je n'ai pas vu tous les films, mais comme je vous l'ai dit, c'est mille fois plus dur de faire un film en France en tant qu'étranger, qu'ici au Maroc. Là-bas, il faut se battre pour pouvoir mettre en place un long métrage. Sinon, j'espère que dans les prochaines éditions de ce festival, les cinéastes marocains qui viennent de l'étranger seront bien accueillis. À quand un film 100% marocain ? J'espère que j'aurai la chance de réaliser un film marocain. L'idée est déjà là et il faut juste la concrétiser. Puisque je prends beaucoup de temps à écrire mes scénarios, cela risque de prendre un peu de temps ! À l'instar de mes autres films, l'idée sera simple et profonde. C'est trop compliqué, mais j'espère que je vais réussir à le faire.