David Oelhoffen, réalisateur Dans «Frères Ennemis», le réalisateur français David Oelhoffen dépeint une relation fraternelle presque shakespearienne entre deux amis d'enfance : l'un devenu flic (Driss), campé par Reda Kateb, et l'autre devenu trafiquant (Manuel), joué par Matthias Schoenaerts. Une tragédie sociale sous forme de film de genre, élégante et loin de tous les clichés que l'on peut se faire de la banlieue d'aujourd'hui. Rencontre avec un réalisateur humain et juste. Les Inspirations ECO : Vous semblez être un adepte des duos complexes portés à l'écran. Est-ce une démarche consciente ? David Oelhoffen : Cela s'impose naturellement en fait, ce n'est pas un canevas que je me fixe. Au contraire, au départ, quand j'ai commencé à écrire «Frères Ennemis», j'avais réuni une certaine documentation sur le trafic de drogue, j'ai rencontré des trafiquants qui m'ont raconté leur vie, j'ai trouvé de la matière, c'était surprenant, beaucoup de choses m'intéressaient. Il y avait matière à raconter une histoire intéressante focalisée sur la réalité et non sur des fantasmes de vie criminelle. C'est chemin faisant que j'ai ramené le sujet à mes obsessions habituelles: la quête d'identité, la rivalité entre deux hommes qui ont des problèmes similaires, mais qui les vivent différemment. Ce n'est pas conscient, mais ce sont des choses qui doivent m'obséder parce que j'y reviens souvent. J'aime beaucoup la complexité des relations familiales, amicales et je trouve que plus une relation est tourmentée, plus elle est intéressante à dépeindre. L'amour filial est très compliqué, il y a de l'ambiguïté, et cela m'intéresse parce que cela me touche, surtout en tant que spectateur. Je suis heureux quand je vois cela dans un film, j'ai l'impression d'être moins seul, de partager une certaine confusion et complexité du monde. Le film a tous les ingrédients d'un film policier, mais on est plus proche de la tragédie… On est plus proche du drame ou de la tragédie que du film de genre, en effet. Cela ne me dérange pas du tout qu'il soit vu comme un film de genre parce que sont présents le policier, le trafiquant, l'enquête. Mais cela ne veut pas dire que la psychologie des personnages doit être simplifiée pour autant. Ces trafiquants ou ce flic sont avant tout des hommes dans toute leur complexité. Leur identité sociale est secondaire, leur problème ne réside pas dans le fait qu'ils soient flics ou trafiquants. La faille sur laquelle s'est construit Manuel, c'est qu'il a cru appartenir à une famille et se rend compte que ce lien est faux. Driss pensait qu'il allait se construire loin de là où il est né, rejetant ses origines, mais il se rend compte qu'il y est sans cesse renvoyé. Il ne peut pas fuir cela. C'est pour moi le cœur du film, cette recherche d'identité, et non les éléments de genre. Ce film est constamment dans une zone grise, le bien et le mal se confrontent tout le temps. Les frontières morales sont totalement floues. Je pense que toute la société aujourd'hui fonctionne ainsi… Est-ce pour alimenter cette solitude que vous ne faites jamais allusion aux deux figures féminines importantes dans la vie des protagonistes, à savoir la femme de Driss et la mère de Manuel ? Les deux personnages ont cela en commun: ils souffrent de l'absence d'une femme dans leur vie. Ce n'est pas la même femme. Le mariage de Driss est un échec, on sent que la fille ne voit pas sa mère, Driss est très seul, il n'est pas dans l'optique de construire sa vie, il est à la fois très paternel et «maternel» avec sa fille. Il joue les deux rôles en même temps. Cela souligne un manque. Idem pour Manuel, parce que le fait de ne jamais parler de la mère témoigne d'un manque terrible. Manuel me touche parce qu'on sent qu'il a grandi seul et qu'il a un tel manque d'amour qu'il s'est précipité dans ce clan marocain. C'est sûrement pour cela qu'il est naïf: il a besoin d'amour et d'affection. Aviez-vous, lors de l'écriture du film, la pression de ne pas tomber dans les clichés relatifs à la cité ou à la question de l'immigration ? J'avais peur des clichés relatifs à la représentation de la vie criminelle. Sur la représentation de la communauté marocaine ou de la vie en banlieue, je n'avais pas peur parce que je voulais m'accrocher au réel. Le constat politique du film est amer: il est difficile de sortir de sa case en France. Il est difficile de changer de case sociale, de case géographique, de communauté; l'ascenseur social est en panne depuis longtemps. Les problèmes que l'on traite dans le film dépassent le strict cadre de la banlieue. C'est un problème beaucoup plus large, il est universel. Cette communauté marocaine, cette banlieue dépeintes dans le film sont en même temps une prison et un cocon. Ce sont des lieux que l'on peut aimer et détester en même temps. J'avais envie de filmer cette complexité-là, je n'en avais pas peur. Le Maghreb est omniprésent dans votre travail. Dans «Loin des hommes», il y a la guerre d'Algérie, dans ce film-ci, on retrouve des Français originaires du Maghreb. Est-ce pour dépeindre une réalité bien française ou est-ce plus personnel que cela ? Les deux… Mon père était instituteur en Algérie. En réalisant «Loin des Hommes», je me suis rendu compte que toutes les familles françaises sont connectées à l'Algérie et au Maroc d'une façon ou d'une autre. Pieds-noirs, d'origine algérienne ou ayant un parent qui a fait la guerre en Algérie... il y a des connexions partout. Nos destins sont intimement liés et c'est le fruit de notre histoire coloniale. Le film est le reflet de ce qui se passe dans les banlieues en ce moment. C'est la réalité. Je suis toujours étonné des gens conservateurs qui stigmatisent la communauté d'origine maghrébine en France alors que c'est le fruit -voulu- de notre histoire. C'est même sur ce lien que s'est bâtie une bonne partie de la richesse française. Je ne sais pas de quoi on se plaint, en réalité…