C'est vendredi soir, que la presse du monde entier a découvert «Apatride», le film politico-poétique de Narjiss Nejjar lors de la 68e édition du Festival international du film de Berlin. Poignant, cette chronique qui révèle un bout de l'histoire que l'on aurait presque floutée est portée par une Ghalia Benzaouia bluffante, un Aziz Fadili saisissant et un Avishay Benazra poignant. Avec Apartide, Narjiss Nejjar signe une chronique à la fois douce et amère de l'exil, située dans des paysages de l'Orientale, à la frontière du Maroc et de l'Algérie. Avec son titre, elle nous met en garde et nous plonge dans l'histoire d'une Jane Doe, Hénia qui «n'a pas de nationalité légale, qu'aucun Etat ne considère comme son ressortissant». À quelques kilomètres de chez elle, l'Algérie semble loin et impossible à atteindre. «L'Algérie nous a tout pris. Ce n'est pas vraiment mon pays». Obsédée par son besoin de rejoindre «sa mère patrie», puisque le pays de son père ne la reconnaît pas. Tout au long du film, elle se précipite au bureau d'un fonctionnaire pour présenter ses papiers et aspirer à une carte nationale. Mais le verdict est clair : pas de carte nationale sans livret de famille. Sa tante qui est en vérité la femme qui l'a recueillie, interprété par Nadia Niazi, lui propose de loger dans la maison d'un vieil homme aveugle, incarné par Aziz Fadili, qui la veut pour épouse alors qu'elle éprouve des sentiments pour son fils Mohad, marié et ayant une vie en France, joué par Avishay Benazra. Pourquoi cette jeune femme mystérieuse n'a pas de passé ? On découvre qu'il a été effacé par un bout de l'histoire sordide. Hénia fait partie de ces 350.000 Marocains expulsés d'Algérie du jour au lendemain, sans papiers ni affaires personnelles. Telle une âme en peine, elle ère, de bras en bras, de Mohad, au père aveugle en passant par le soldat à la frontière; elle vit dans le flou. Un flou maîtrisé de façon artistique, d'une belle précision, par la réalisatrice, Narjiss Nejjar, qui n'a d'yeux que pour son actrice principale, la magnifique Ghalia Benzaouia. Une véritable révélation. Un jeu juste et profond, l'actrice rappelle ces comédiennes iraniennes, qui de leur seule présence illuminent. Un jeu maîtrisé, basé sur le silence, sur la profondeur du regard, le pouvoir des expressions. Hénia n'a pas besoin de parler, on la comprend. D'ailleurs, la réalisatrice joue sur les silences, les bruits de fond, les respirations. Un parti-pris de Narjiss Nejjar audacieux, car les lenteurs auraient pu être toxiques au film. Mais pas du tout. On se prend au jeu, on suit et on attend l'explosion que l'on sent arriver. Un silence qui cache des humiliations, des blessures, des secrets entre des personnages qui pourtant vivent des moments légers. À la frontière, les soldats chantent tour à tour des tubes de leurs deux pays respectifs, avec eux un Mohad tourmenté et déchiré par deux mondes de traditions et de modernité. Incarné par Avishay Benazra que l'on n'a jamais vu comme cela, malheureux et enragé, perdu entre le cœur et la raison, entre l'esprit de famille et ce qui est juste. Un jeu poignant et juste sublimé par un charisme inné. Quant au soldat, campé par Mohamed Nadif fidèle à lui-même et à son jeu propre, lui aussi a des choses à nous apprendre. Aucune scène, même les plus esthétiques, ne sont là par hasard, tout a un sens que l'on découvre au fur et à mesure de ces plans serrés sur les personnages, sur cette caméra qui aime ses acteurs et qui les embellit même dans l'horreur, de ces mouvements de caméra et la caméra à l'épaule qui nous plonge dans l'appel au secours étouffé de Hénia. Une tension presque oubliée lorsque Lise, campée par une Julie Gayet pleine de fraîcheur, fait irruption dans le film. Mais cette «révolution française» aux allures des étés à la Marcel Pagnol qui fera presque oublier à l'héroïne que «la gloire de son père» a été piétinée et que «le château de sa mère» est introuvable, ne durera pas longtemps. Une magnifique lumière maîtrisée avec finesse et une photographie incroyable qui donne une dimension poétique et romanesque à cette fresque glauque. Un travail raffiné de la part de Narjiss Nejjar qui a su dégager une émotion rare de tous ces portraits. Et quel bonheur de retrouver Aziz Fadili en père meurtri par le décès de sa femme, aigri, qui gère mal sa relation avec son fils et qui est à la fois doux et dur avec la jeune Hénia sa future épouse. Une fresque aussi attachante qu'étouffante, aussi tendre que brutal, servi par une Narjiss Nejjar à fleur de peau et portée par d'excellents acteurs.