Il a l'humilité tout en ayant le talent. Il est tout simplement gentleman dans tout ce qu'il entreprend, que ce soit à la vie comme sur la scène. Il s'agit du trompettiste virtuose, Ibrahim Maalouf, qui a inventé la trompette jazz au quart de ton et qui revient à ses origines avec un album en hommage à Oum Kalthoum, qu'il enchaîne d'un autre dédié aux femmes de l'ombre où il réadapte : «Who run the world» de Beyoncé. Inclassable et très classe, Ibrahim Maalouf réussit toujours ses interviews et personne n'en sort indemne tellement cela respire la sincérité. Explications. Les ECO : Vous sortez deux albums hommages à un mois d'intervalle alors que vous êtes encore en tournée. Comment faites-vous pour être aussi productif ? Ibrahim Maalouf : J'ai l'impression que dans ma manière de travailler, plus je travaille et plus j'ai des idées. Il y a des périodes où j'ai moins de concerts, où je travaille moins, du coup, j'ai moins d'idées. Je fais plein de choses pour libérer mes idées et m'amuser davantage. Vous qui avez une culture musicale importante, comment s'est orienté votre choix sur les artistes ou les genres à célébrer parmi toutes vos innombrables influences ? Je réfléchis par instinct, je ne sais pas si ça peut se dire «réfléchir par instinct» mais je suis vraiment mes idées. J'ai envie de les suivre et je les suis comme telle. Je ne pose pas d'idées, ni conceptuelles ni stratégiques, je fais ce qui se passe dans ma tête. La première fois que j'ai parlé de faire un hommage à Oum Kaltoum, je devais avoir 18 ans (Il en a 35). J'ai traîné parce qu'Oum Kaltoum, ce n'est pas n'importe qui, je ne voulais pas être ridicule, faire cela vite ou en moins bien. J'avais envie de faire autre chose. Ce n'est pas évident. Donc, je laisse l'instinct parler. J'essaie de ne pas copier ce qui a été fait à côté, rester naturel mais orignal, j'essaie même de m'éloigner de ce qui se fait en général pour essayer de trouver de nouveaux messages, de nouvelles idées. Ce n'est pas chose aisée que de trouver, mais c'est ce qui me nourrit. Oum Kalthoum, c'est peut être tombé maintenant mais cela fait 17 ans que j'en parle. L'hommage électro-pop qui reste du jazz, sur les femmes de l'ombre, les femmes de ma famille, cela faisait des années que j'avais envie de le faire. J'ai travaillé longtemps sur des mélodies, mais ça ne fonctionnait pas et tout d'un coup, des idées me viennent et voilà... je me dis que c'est le moment. C'est vers quoi je veux aller. C'est vraiment naturel et par instinct. Et dans le processus de création est-ce que c'est un musicien qui va permettre de libérer le travail ou une idée à vous que vous imposez, le fruit d'une rencontre ? C'est un peu de tout. Avec Franck, mon pianiste, on travaille ensemble depuis 10 ans. Si ce n'est pas lui avec qui je travaillais, on aurait peut-être fait autre chose. En même temps, je lui demande d'être avec moi parce que je sais que c'est la bonne personne pour ce type de projets. Ce n'est pas facile en fait. C'est comme si je vous demandais comment choisissez-vous vos amis ? Il n'y a rien de décidé. Tout est le fruit d'une liberté dont on profite à partir de laquelle on a envie de faire des choses, de construire des choses. Je réponds à vos questions, à toutes ces questions de journalistes mais en vrai, je ne sais même pas comment ça fonctionne, je me laisse porter de la manière la plus spontanée possible et la plus naturelle possible. Je passe mon temps à improviser des choses. À partir du moment où elles prennent un sens, je me dis pourquoi ne pas les faire écouter. Et c'est en faisant écouter à quelques personnes et si ça marche, je le propose au public. Si vous étiez dans mon studio, vous verriez que je fais 99% de n'importe quoi et c'est seulement le 1% que je montre au public. Je tâtonne en permanence. Dans tout le répertoire d'Oum Kalthoum, pourquoi «Alf Lila ou lila», que représente cette chanson pour vous ? J'aime beaucoup cette chanson. Je trouve qu'elle a une construction incroyable, qu'elle a un graphique émotionnel extraordinaire. Dans la musique arabe, il y a beaucoup de violons, de choses qui se répètent, il fallait faire attention à cela. Les exagérer pour sentir le graphisme de la chanson. C'est une de mes chansons préférées d'Oum Kalthoum avec «Enta Omri». «Alf lila ou lila» était une manière pour moi de remercier mes parents pour m'avoir permis de passer toutes ses nuits avec Oum Kalthoum. Parce que mes parents me mettaient Oum Kalthoum avant de dormir. Comment réagit votre public occidental à votre proposition sur Oum Kalthoum ? Les gens aiment beaucoup parce qu'ils ont l'impression de comprendre. Vous savez, on n'aime pas les choses parcqu'on ne les comprend pas. C'est comme si quelqu'un passait et ne vous disait pas bonjour. Vous allez le juger immédiatement et ne pas l'aimer. En le croisant plus tard, on se rendra compte qu'il n'avait pas dit bonjour de peur de déranger ou par timidité et qu'en réalité cette personne est géniale. La musique c'est un peu la même chose. Si on n'explique pas aux gens un certain nombre de choses, si on ne fait pas un peu de pédagogie, les gens ne comprendront pas. Et moi dans ce concert, je parle et j'explique comment c'est construit. Ici le refrain fait 4 min ! Quelle relation avez-vous avec votre public ? Est-ce qu'il change de pays en pays ? Et quelle est la particularité du public marocain ? On va à la rencontre de différents publics puisqu'on voyage beaucoup. Le public marocain a quelque chose que j'aime beaucoup, il écoute quand il y a des choses calmes et il réagit beaucoup aussi, il est enthousiaste. Il y a des publics très enthousiastes mais qui n'écoutent pas beaucoup et il y en a qui sont très attentifs mais il ne faut pas leur demander d'être enthousiastes. Le public marocain n'a pas ce problème. Il sait écouter, il sait apprécier et faire la fête. On vous sent comme chez vous surscène justement. Un concert qui est complètement différent de ce qu'on entend dans les albums... Je prépare beaucoup mes concerts, je n'ai pas envie de mentir aux gens, je les respecte trop pour cela. Il y a une grande part d'improvisation mais cela ne veut pas dire que si on improvise pas, on ne prépare rien ! Au contraire. Si on a envie que l'improvisation ait du sens, il faut préparer son travail. Il y a un langage à avoir. Là, je suis en train d'improviser une réponse mais si je n'avais pas de vocabulaire, si je n'avais pas lu, je n'aurai pas ce genre de réponses. J'aime raconter des choses parce que j'ai des choses à dire, j'aime raconter une histoire et qu'on ne se limite pas à un enchaînement de morceaux et c'est tout. Je respire la musique, c'est toute ma vie. Mes albums, mes concerts, sont ma bande originale quotidienne, ils rythment ma vie. Dans la vie, c'est sur scène que je suis le plus moi-même. Quand je suis sur scène, je fais ce que je veux. Je suis sincère. Et quand on est sincère, on est compris. Ce n'est que lorsque l'on joue avec la sincérité qu'on manipule, qu'on est mal compris. C'est important pour moi que le public comprenne... Vous avez également une relation privilégiée avec les musiciens, que vous n'hésitez pas à mettre en avant. Est-ce de l'humilité ? J'ai une chance incroyable ! Je tourne avec des musiciens virtuoses, des pointures de jazz. Mark Turner est un musicien qui bouleverse le jazz actuellement, Clarence Penn est un des meilleurs batteurs de New York, Scott Colley...Je ne suis rien à côté de ces gens-là. Je travaille des choses, je les présente mais ces gens-là sont ceux qui me permettent de concrétiser ce rêve, ce sont des bijoux pour moi. Au moment où nous nous parlons, pensez-vous au prochain album déjà ? Plus que d'y penser, il est là. Je travaille dessus depuis 2 ou 3 ans. L'autre album n'est pas encore posé, il n'y pas encore de notes posées, mais l'idée est là. J'ai pas mal d'avance sur mes projets...et j'ai envie de plein de choses Qu'est-ce que vos albums vous apprennent sur vous ? Plein de choses. Ce n'est pas en travaillant dessus que j'apprends sur moi-même mais au moment où je dois en parler. J'ai remarqué cela lors de la promotion de mes premiers albums, où on me posait des questions auxquelles je ne m' attendais pas. Je réfléchissais beaucoup avant de répondre, mais en 10 albums, vous pensez bien que j'en sais davantage sur moi-même et à chaque nouveau projet parce que je fais des choses nouvelles auxquelles je n'avais pas pensé et parce que je raconte de nouvelles histoires, il y a des questions qui se posent à nouveau. Par exemple, la question que vous m'avez posée sur le fait d'être à l'aise sur scène, m'a rarement été posée, je n'ai jamais mis les mots que je viens de mettre là. C'est une manière aussi d'analyser mon attitude.