Si l'on voulait qualifier notre époque pour les générations à venir, l'expression «l'ère des crises» conviendrait parfaitement. La succession des crises a amené certains penseurs à préconiser qu'on cesse de considérer le phénomène comme conjoncturel. La crise fait désormais partie de la réalité de nos sociétés et nous devrions apprendre à vivre avec. Aussi, est-il normal que les revendications et les manifestations deviennent également des éléments de notre quotidien. Rien n'est mieux partagé par les pays du monde que la permanence des manifestations de colère des populations indignées. «Indignez-vous», disait Stéphane Hessel dans une injonction qui réalise la nouvelle condition humaine. L'homme de l'ère des crises est forcément un homme qui refuse les injustices et le montre ostensiblement. Il manifeste et a, à sa disposition, les outils nécessaires pour réaliser son ambition. Rien de plus facile que d'occuper l'espace public, espace de toutes les transgressions, qui trouve opportunément un prolongement dans le cyberespace. La technologie a mis à notre disposition, à un prix ridiculement bas, le plus formidable des outils de la propagande. Aujourd'hui, chacun de nous est armé, presque à son insu, d'une caméra embarquée dans son téléphone portable. Elle enregistre tous les dépassements scandaleux qu'on retrouve ensuite sur les sites de partage pour que l'indignation devienne collective. C'est un pouvoir immense, mais comme tout pouvoir qui ne s'accompagne pas de règles, il devient une violence. Car s'il y a des revendications justes, il y en a aussi qui sont ridicules ou aberrantes. À l'ère de la cyber-contestation, la question de la pertinence de la revendication devient pratiquement secondaire. Il y a eu par exemple ces salariés d'une entreprise prestataire de services pour Autoroutes du Maroc qui ont bloqué la circulation et généreusement ouvert les barrières, offrant aux automobilistes la gratuité du voyage. Ils ont ainsi exercé leur pression non pas sur leur employeur mais sur l'entreprise cliente. En réalité, ils ne cherchaient pas le responsable de ce qu'ils considèrent comme une injustice, mais juste quelqu'un qui puisse d'une manière ou d'une autre participer en tant qu'otage à résoudre leur problème. Grisés par le succès de leurs nuisances, ils ont fini par revendiquer que leur client les embauche. Pourquoi pas ? D'autres à Safi et à Khouribga ont fait mieux. Ils ont pris l'économie du pays en otage et saccagé des biens publics et privés. La raison ? Ils sont indignés parce qu'ils sont convaincus que les postes s'héritent comme un legs familial. Il suffit qu'un père ait travaillé pour l'OCP pour que sa descendance se transmette le poste. Même si l'on considère qu'une sorte de tradition a consacré cette habitude, cela n'autorise ni l'indignation ni surtout son expression violente. Et puis, il y a ceux qui ont commencé par manifester avant de savoir précisément pourquoi. Le mouvement du 20 février qui avait à ses débuts des revendications politiques claires, se perd dans la programmation des revendications en fonction des circonstances : elles sont politiques avant le référendum, économiques pendant Ramadan, sociales à la rentrée... Pas étonnant après cela qu'ils saisissent les opportunités quand elles se présentent. Cette semaine, un fait divers a occupé le devant de la scène : un marchand ambulant s'est immolé par le feu à Berkane. La presse s'est saisie de l'histoire et les autorités n'ont ménagé aucun effort pour sauver la victime. Un traitement très spécial de l'événement parce qu'il n'est pas bon d'être marchand ambulant et de se suicider par le feu. L'agitation autour de ce drame humain devient indécente quand on commence à mesurer le degré de gravité du geste en fonction des raisons qui l'ont dicté. La victime a été brutalisée par la police, disent des partisans du 20 février, cachant à peine l'espérance malsaine de recréer les conditions d'un soulèvement réalisé ailleurs. C'est faux, rétorque la police, le jeune avait des relations tendues avec son employeur qui l'a renvoyé. Comme s'il était moins grave de mourir fâché avec son employé qu'avec la police. L'exploitation de cette affaire comme outil de revendication est tout simplement révoltante. Nous avons fort heureusement d'autres exemples de protestations plus originales et moins violentes. Ainsi, les élus de Casablanca ont protesté contre le maire en rompant le jeûne sur le trottoir. Si même les politiques sont réduits à sortir dans la rue pour se faire entendre, où allons-nous ? Cela pose en effet le problème des institutions. Doit-on obligatoirement passer par la rue pour faire entendre ses revendications ? Il est temps que les partis politiques, les syndicats, les associations prennent le relais de cet espace public débordant de revendications parfois légitimes et parfois grotesques. Cela nécessite une réconciliation urgente du citoyen avec ses institutions. En Corée du Sud, une jeune fille a manifesté devant le ministère de l'Education avec un bouquet de fleurs et une pancarte rose sur laquelle était écrit «demande un rendez-vous avec le ministre». Une demi-heure après, elle avait obtenu gain de cause. Il est certain que la culture de la protestation et son expression ont joué dans ce dénouement rapide. Chez nous, la revendication est toujours comprise comme un combat violent où il faut faire céder l'autre et non le convaincre.