Les Echos quotidien : Lors de votre concert au festival de Casablanca, vous avez réussi à transporter le public dans votre univers musical. Quel est votre secret ? Amazigh Kateb : Il n'y a pas de secret, c'est juste une envie de partager des choses avec un public réceptif. Mais vous savez, cela dépend surtout du récepteur. Si vous jouez devant un public assis, vous faites automatiquement de la musique «assise». Par contre, si vous jouez pour un public enthousiaste, la musique est automatiquement plus énergétique. Justement, comment trouvez-vous le public casablancais ? Vous savez, je n'ai pas senti lors de mon spectacle, qu'il y avait une démarcation par rapport au «carré vip»... En tout cas, je l'ai beaucoup moins senti que dans d'autres festivals où les officiels sont aux premières loges. À Casablanca, on ne voyait presque pas les barrières. C'est ainsi que le public faisait une masse homogène, sachant que ce sont des gens qui ne se réuniront jamais ailleurs, en tout cas pas volontairement. Le fait de regrouper des gens de toutes catégories sociales est pour moi la seule chose, qu'aucun pouvoir ne pourra disloquer, parce que c'est une présence à la fois musicale, festive et culturelle Après la dissolution du groupe «Gnawa Diffusion», vous avez décidé de mener une carrière tout seul. Votre premier album solo a vu donc le jour en 2009. Comment s'est faite la transition ? Elle s'est passée d'une manière assez naturelle ! Cela faisait 15 ans que j'étais membre du groupe Gnawa Diffusion. J'avais envie de me reposer, de voir autre chose et c'est ainsi que j'ai décidé de prendre des vacances en 2007. Les autres membres du groupe avaient des projets ailleurs et chacun de nous a pris son propre chemin. Durant cette période, je me suis remis à écrire et à composer. L'idée de faire un album s'est installée d'une manière spontanée. Je n'ai pas cherché à trouver un label, ni une boîte de production, j'ai commencé à travailler directement avec Sam, mon ingénieur du son, qui m'a assisté pendant toutes les étapes de l'enregistrement du disque. Ce n'est pas un travail 100% solo puisque des anciens membres de Gnawa Diffsuion y collaborent. L'album «Marchez noir» représentait pour moi le début d'une nouvelle page. Toutefois, je n'avais pas cherché à faire un son radicalement différent de Gnawa Diffusion. Peut-on dire que la page «Gnawa Diffusion» est réellement tournée ? Il y a une page qui est tournée et peut être qu'il y en a une autre qui va s'ouvrir. En ce moment, je peux vous dire que les pages bougent...Vous savez, nous étions cinq sur scène, au sein de Gnawa Diffusion. On est donc ensemble, sans l'être vraiment. Un des véritables points positifs de mon travail en solo, c'est que ça m'a redonné envie de travailler en groupe et c'est cela, la vraie dynamique. J'avoue qu'il y a une envie de reprendre le chemin ensemble... En tout cas, je préfère les pages qui s'ouvrent plutôt que celles qui se tournent. Pourquoi avoir choisi comme titre de votre premier album «Marchez Noir» ? Premièrement, parce que j'ai horreur de l'économie du marché. Deuxièmement, parce que cela fait référence à la marche, qui est la meilleure façon de rester vivant. Quand vous marchez, vous êtes libre, insaisissable et en plus, vous «bouffez» moins d'affiches publicitaires qu'en restant assis. C'est aussi un clin d'œil aux marches noires (marches afro-américaines jusqu'aux marches noires en Algérie). Ce sont généralement des marches de protestation, de refus, et je pense qu'à notre époque, s'il ya bien une chose à garder c'est notre capacité à refuser. Je pense que nous sommes dans la docilité, à tel point que nous essayons presque de baliser le chemin de ceux qui nous gouvernent. Ce qui nous fait accepter cette situation, c'est la peur. Toutes les sociétés sont régies par la peur. Je pense qu'il faut refuser cette situation et surtout tuer ce concept dans le contexte social actuel. Le problème qui se pose n'est-il pas de savoir comment venir à bout de cette peur ? Il y a des gens qui font de la politique, de l'associatif, du culturel... Chacun doit y mettre du sien. Si on travaille tous ensemble, main dans la main, je suis sûr qu'on va y arriver. «Bonjour» est le premier texte de votre père, Kateb Yacine, que vous avez mis en musique. Pourquoi «Bonjour» et pourquoi maintenant ? Pendant dès années, j'ai eu du mal à aborder les écrits de mon père, mais avec «Bonjour» c'était différent. Je pense que c'est parce qu'il s'agit d'un texte qu'il a écrit alors qu'il n'avait que 17 ans et donc avant qu'il ne soit mon père (sourire). Bizarrement, je ne l'ai su qu'après l'enregistrement du morceau. J'étais à Roubaix (France), j'ai lu le texte et la musique est venue toute seule et en deux heures le morceau était monté. Le vent de la révolution du jasmin souffle sur le monde arabe. Cela vous inspire-t-il ? Les révolutions en elles-mêmes ne m'inspirent que du positif, mais par contre, ce qui m'inquiète, c'est ce qui se passe autour de ces révolutions. Récupération, opportunisme de l'Occident, qui est en train de s'emparer du pétrole libyen sous couvert de la démocratie. J'ai des appréhensions là-dessus, parce qu'on sait très bien de quoi ces pays occidentaux sont capables. Je pense tout particulièrement à ce qui s'est passé en Afghanistan ou en Irak. Le discours est donc une chose et la réalité en est vraiment une autre. Comment les choses se passent-elles en Algérie ? Elles se passent très mal. En 2010, il y a eu près de 12.000 émeutes. Pourtant, personne n'a parlé de révolution. Nous, notre printemps arabe, nous l'avons vécu en 1988 [Ndlr : en octobre 1988 des manifestations ont été réprimées dans le sang, mais au final, elles ont mis fin au système du parti unique (FLN). Après, le pays a plongé pendant 15 ans dans le terrorisme.