Nous avons besoin de critères suffisamment clairs et opérationnels pour départager les inégalités acceptables ou justifiables de celles qui ne le sont pas afin d'orienter l'action. La justice sociale, à considérer l'éventail de ses paradigmes, fournit aujourd'hui à nos partis politiques, dans le large spectre de leur référentiel idéologique, une valeur de référence assurée d'un consensus dans la «psyché collective». A ce titre, elle a toujours une valeur qui figure en bonne place dans les promesses électorales des partis. Dans cette année préélectorale tous les partis vont se découvrir un nouvel intérêt pour la justice sociale. En ce sens, le débat sur la justice sociale peut contribuer dans une certaine mesure à un sursaut éthique, et poser un jalon dans la moralisation du système économique. La justice sociale, notion protéiforme, comporte en effet de nombreuses dimensions. Pour les uns, elle est entendue comme la satisfaction minimale des besoins et présuppose un minimum de solidarité avec les plus mal lotis. Les représentations de ce minimum varient d'un parti à l'autre et vont, d'un extrême à l'autre, de la revendication d'une allocation universelle, accordée à chaque citoyen sans contrepartie, à une réduction des prestations sociales existantes. Pour d'autres, elle est entendue comme une justice distributive qui s'attache à corriger les inégalités de la répartition primaire assurée par le marché, en introduisant une redistribution verticale du revenu par l'Etat, qui prend aux plus riches pour donner aux plus pauvres, essentiellement par la fiscalité directe, à travers la progressivité de l'impôt sur le revenu. La justice sociale sert aujourd'hui de référence autant aux partis d'inspiration libérale, quand ils entendent lutter contre le «trop d'Etat» et le poids de la fiscalité, qu'aux partis d'inspiration socialiste et islamiste quand ils veulent protéger l'individu contre les risques existentiels. La relation liberté-égalité constitue le fondement de la justice sociale. Les discours de tous les partis politiques se réfèrent aux mêmes valeurs de liberté, de solidarité et de justice. Elles découlent chez les uns des valeurs religieuses, d'autres de la pensée libérale, d'autres enfin de l'idéologie socialiste dans ses différentes acceptions. Les différences constatées dans la hiérarchie respective de ces valeurs, dans les déclarations programmatiques permettent de révéler l'identité politique des uns et des autres. La liberté, toujours citée en premier, chez les partis qui se réclament du libéralisme, l'est en relation avec l'égalité chez les mouvements d'obédience socialiste, en relation avec la justice chez les partis d'inspiration religieuse. Pour les uns, la solidarité émane de la nature sociale de l'homme et de l'impératif de l'amour du prochain. Pour les autres, la solidarité, obligatoirement réciproque, entre les forts et les faibles débouche sur des obligations et pas seulement sur des devoirs. Pour d'autres enfin, l'égalité devant la loi et l'égalité des chances imposent qu'il y ait une plus grande égalité dans la répartition des revenus, de la fortune et du pouvoir. L'accent mis ici sur la liberté, là sur l'égalité, et une conception différente de la solidarité permet de comprendre les différences dans la conception de la justice sociale dans les différents courants politiques. Ces différences, perceptibles dans les discours politiques ou les programmes électoraux, s'estompent dans la gestion des politiques sociales quand ces partis accèdent à la gestion de la chose publique. Nous avons besoin de critères suffisamment clairs et opérationnels pour départager les inégalités acceptables ou justifiables de celles qui ne le sont pas afin d'orienter l'action. Où trouver ces bons repères et à partir de quel principe ? Convient-il de se référer à un principe unique de justice (ou à un petit nombre de principes), qui pourra prétendre à l'universalité, mais aura nécessairement un caractère fortement abstrait ? Ou bien à des principes variables selon la nature des biens en cause. Cette réflexion sur les principes de justice est doublement nécessaire. Elle l'est d'abord économiquement, car, pour définir correctement les politiques publiques, nous avons besoin d'une pensée claire sur les questions d'égalité et de justice, qui constituent des aspects fondamentaux de ces politiques. Elle l'est ensuite politiquement, car elle constitue une exigence de la démocratie : pour bien fonctionner, celle-ci a besoin de principes régulateurs des conflits et de mécanismes de prévoyance sociale efficients. La difficulté de concevoir et d'appliquer ces principes conduit naturellement à approfondir la réflexion sur les liens existants entre justice sociale et liberté. Certes, la liberté est la reconnaissance et la sauvegarde de la possibilité d'initiative, du droit d'entreprendre quelque chose, dans sa vie privée et dans sa vie professionnelle. Mais certains utilisent la liberté du marché pour prélever, à travers le profit normal d'entreprise, un «super impôt privé» qui n'est que le droit du plus fort. C'est à la collectivité par la loi de les en empêcher ; ou d'en prendre une part. Une société démocratique n'est pas une société uniforme sinon elle engendre l'ennui, le fatalisme, la démission. C'est pourquoi un système social fondé sur l'égalité n'est pas incompatible avec des différences de situation. Mais ces différences doivent être motivées (par les dons naturels, le mérite, les efforts, le travail). Et ces différences doivent être une œuvre, c'est-à-dire le résultat de l'action du sujet.