L'Etat exige la délocalisation de la raffinerie de Mohammédia, jugée dangereuse pour la sécurité des habitants. Les trois incidents survenus en moins d'un an sont tous liés à des causes structurelles, dont le manque d'investissement. L'affaire est désormais tranchée : la Samir est dans l'obligation de délocaliser sa raffinerie de Mohammédia. Certes, une telle décision est du ressort du Conseil d'administration de la société, et plus exactement du groupe Corral, son actionnaire de référence. Mais il n'est pas nécessaire d'attendre la tenue dudit conseil, le 9 octobre prochain, pour considérer la cause entendue. Dans un communiqué diffusé par la MAP, en fin de semaine dernière, l'Etat a «demandé» cette délocalisation. Manière courtoise de dire qu'en fait, il l'a exigée. Lors d'une réunion tenue à Rabat, vendredi 19 septembre, les responsables de la raffinerie ont été durement pris à partie par les autorités. L'Etat ne peut plus tolérer un tel risque industriel dans une zone urbaine à forte concentration de population. Il faut dire qu'il y a de quoi s'inquiéter. En moins d'un an, trois incidents graves se sont produits à la raffinerie. Ainsi, il y a 10 mois, le 25 novembre 2002, un gigantesque incendie s'était déclaré dans la raffinerie, suite aux inondations qu'avait connues la ville. Mais le facteur naturel n'a été que le déclencheur d'un danger latent. Quelques jours avant la tragédie, la rupture du couvercle d'un bac de stockage avait endommagé le conteneur, engendrant des fuites d'hydrocarbures. Il n'en fallait pas plus pour créer le danger : flottant au dessus des eaux qui envahissaient la raffinerie à grande vitesse, le carburant a pris feu au contact des fours non encore refroidis. A cela s'ajoutait le fait que le courant n'avait pas été débranché à temps. Trois incidents graves en moins d'un an : c'est trop pour une coïncidence Ce 25 novembre-là, le pays a frôlé la catastrophe et les 300 000 âmes vivant à Mohammédia ont échappé au pire. Second incident, il y a quelques jours. Jeudi 18 septembre, le cauchemar recommençait. En fin de soirée, un bac de stockage de super prenait feu suite à une hasardeuse opération d'adjonction de butane dans l'essence afin, dit-on, d'en améliorer la qualité. Que s'est-il exactement passé ce soir-là ? A ce jour, aucune explication précise. Dans un entretien accordé, mercredi 24 septembre à un quotidien de la place, le directeur général de la Samir attribue l'incident au «non respect d'une consigne opératoire» conjugué au «comportement irresponsable d'un agent travaillant pour une société de sous-traitance». Pour d'autres sources au sein même de la raffinerie, et qui ont tenu à garder l'anonymat, le bac en question ne contenait pas de super, mais un mélange semi-fini, alliant essence, butane et propane. Explication : «L'unité de séparation entre ces trois corps n'est pas encore fonctionnelle et la raffinerie ne peut produire, à l'heure actuelle, de super.» Assez alarmant quand on sait que l'essence prend feu très rapidement. Que dire alors du gaz ? La Vie éco a vainement essayé de joindre le directeur général de la raffinerie à ce sujet. Nous nous sommes vu opposer une fin de non recevoir. Enfin, jamais deux sans trois, mardi 23 septembre, une fuite de gaz s'est déclarée dans des citernes de la raffinerie. Pas d'incendie ni d'explosion cette fois-ci, mais encore une fois, le danger était là. Jusqu'à quand ? Les incidents ne constituent que la partie émergée de l'iceberg La question mérite d'être posée et cela d'autant que les causes du danger sont structurelles. En effet, si les trois incidents diffèrent par leur nature et leur degré de risque, ils ont deux points communs : le vieillissement du matériel et la sécurité défaillante. En ce qui concerne le premier volet, et selon des témoignages concordants au sein même de la raffinerie, les incidents ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Le matériel est jugé trop vétuste et l'entretien se fait avec parcimonie. Un avis que ne partage pas cet analyste financier, spécialiste du secteur, qui estime qu'une raffinerie « ne peut tourner à 100% de ses capacités sans avoir des unités bien entretenues». L'argument, certes, relève d'une logique imparable, mais la cause principale de tous les incidents réside dans le matériel de stockage et non dans l'unité de production. Et là, le constat n'incite pas à l'optimisme. Même auprès des sapeurs pompiers, qu'on ne peut taxer d'être partiaux, le jugement tombe comme un couperet : «Il est anormal d'avoir autant de carburant stocké dans des réservoirs aussi délabrés. Tout comme il est anormal que le feu se déclare dans une zone de stockage», No comment ! Est-ce à dire que la Samir n'investit pas suffisamment dans l'entretien ou le renouvellement de ses installations de stockage ? Le pire aurait, par exemple, été évité lors de l'incendie du 25 novembre 2002, si le couvercle du bac avait été réparé en temps utile. Action préventive qui aurait également empêché la fuite de gaz enregistrée le 23 septembre dernier. Aussi bien en interne que de la part de partenaires externes, beaucoup pensent que le problème devient sérieux, alors que la Samir a déclaré maintes fois prendre les précautions nécessaires. Du matériel amorti à 80% et non renouvelé Précautions ? une lecture des comptes publiés par cette société cotée incite à la réflexion. En se penchant sur l'actif des bilans des trois précédentes années (2000, 2001, 2002), et plus précisément sur la rubrique «immobilisations en installations techniques, matériel et outillage», dont la variation de valeur (brute) renseigne sur l'investissement en machines et matériel, on trouve des variations mineures. Ainsi de 2,98 milliards de DH en 2000, cet actif passe à 3,011 milliards en 2001 et 3,032 milliards en 2002. Soit, dans le meilleur des cas, un investissement annuel de 65 MDH (compte tenu de l'incidence de la cession d'actifs, et à supposer que les actifs cédés soient de cette nature). Second constat : en établissant le ratio entre la valeur brute de ces immobilisations et le montant cumulé des dotations aux amortissements on trouve des taux respectifs de 76% (2000), 80% (2001) et 82% (2002). En moyenne, donc, les «installations techniques, matériel et outillage» sont amortis à plus de quatre cinquièmes. Même en admettant qu'il ne s'agit là que d'un amortissement comptable et que, de fait, le matériel a souvent une durée de vie supérieure, le constat général de la vétusté ne peut être occulté. Cela pour la vétusté. Second volet, celui de la défaillance en matière de sécurité. Une anecdote résume bien la situation sur ce point. Lors de l'incendie du 18 septembre dernier, la mousse carbonique destinée à l'extinction du foyer était, selon les pompiers, délivrée au «compte-gouttes» par la société. «Il a fallu l'arrivée du gouverneur pour que les choses s'arrangent». Ce que ce responsable au sein de la protection civile ne dit pas, ou ne sait pas ( là encore, la mèche a été vendue par des employés même de la raffinerie), c'est qu'il a fallu recourir à des stocks de mousse auprès de l'ONDA, la Samir n'en ayant pas suffisamment (pour éteindre l'incendie dans un seul bac !). D'ailleurs le même incident s'était produit lors de l'incendie du 25 novembre 2002. Mais dans ce cas, on pouvait comprendre la pénurie au vu de la taille de l'incendie. Apparemment, la leçon n'a pas servi à grand-chose. Toujours au chapitre de la sécurité, les pompiers ont relevé également l'absence de détecteurs de fumée, de chaleur ou de feu. Enfin, et pour clore ce volet, il semble que le personnel de la raffinerie soit insuffisamment formé en matière de sécurité. L'incendie du 18 septembre, par exemple, aurait pu être définitivement circonscrit le lendemain à 11 h 30 mn. Seulement, et toujours selon les pompiers, les vannes alimentant le bac n'avaient pas été fermées par le personnel. Résultat, le foyer a été entretenu par les apports des conduits et l'incendie n'a été éteint que le surlendemain à 6 heures du matin. La prévention des incendies mise à l'index par les pompiers Comment expliquer qu'une raffinerie, installation très sensible s'il en est, connaisse de telles défaillances ? « La politique de dégraissage, entamée depuis 1997, a fait perdre à la Samir des compétences qui connaissaient leur métier et savaient réagir en cas de coup dur», avoue, officieusement, un responsable à la raffinerie. Depuis 1997, le nombre d'employés est passé de 2 000 à 1 300, soit une diminution d'effectif de 700 personnes. Il était clair qu'un jour ou l'autre, cela rejaillirait sur la sécurité. L'externalisation de postes sensibles a fait disparaître des chaînons dans le process de prévention du risque». La Vie éco a pu effectivement recouper la validité des chiffres donnés. Du côté de la direction générale, nous n'avons pu obtenir aucune information. En fin de compte, la Samir souffre, aujourd'hui, de la conjugaison de deux problèmes majeurs : la vétusté de ses équipements et la défaillance de son système de sécurité. Or cela constitue un double danger. En premier lieu, celui de la sécurité des riverains. Selon des sources ministérielles, si les sphères contenant le butane et le propane venaient à exploser, le souffle et la chaleur provoqueraient des dégâts considérables dans un rayon de 15 kilomètres. Des chiffres qui font froid dans le dos et ce d'autant que le risque d'un autre incendie n'est pas nul, nonobstant les bonnes intentions et les propos rassurants des responsables de la raffinerie. D'ailleurs «l'ultimatum» lancé par l'Etat à ce sujet montre bien que l'heure est grave. En second lieu se pose le problème de la sécurité d'approvisionnement pour le pays. Si la raffinerie s'arrêtait, le spectre de la pénurie ne serait pas à écarter. Certes, après le 25 novembre 2002, la suspension des droits de douane a permis aux distributeurs pétroliers de faire des importations directes pour subvenir partiellement aux besoins du marché, mais leurs capacités de stockage sont limitées. Et de toute façon, le Maroc a besoin d'avoir une raffinerie sur son territoire pour éviter la dépendance des marchés extérieurs. Mais l'Etat ne saurait se trouver otage d'un investisseur et, à plus forte raison, pour une denrée aussi stratégique que le carburant. S'il est vrai que la privatisation de la Samir a permis d'augmenter la production d'hydrocarbures, il est tout aussi vrai que l'acquéreur s'était engagé, en 1997, à réaliser un programme d'investissement de 4 milliards de DH qui n'a toujours pas été mis en œuvre en dépit d'un cahier de charges le spécifiant. Arguant de son intention d'investir même 7 milliards de DH, le groupe Corral avait demandé une rallonge de monopole de trois ans, en vue de mettre à niveau la raffinerie. Peine perdue puisqu'en juin 2002, le Maroc procédait au démantèlement progressif des droits de douane (jusqu'en 2009) sur les importations d'hydrocarbures, comme il était convenu depuis le début. Réponse de la Samir : les bénéfices futurs de la raffinerie seraient handicapés par cette libéralisation programmée. Au cours de l'été 2002, le DG de la Samir déclarait qu'en raison du démantèlement douanier, le dossier d'investissement de la société était «non bancable». Faut-il rappeler ici que la Samir ne manque pas de ressources et qu'à fin 2002, ses dettes de financement atteignaient à peine 6% de ses capitaux propres. Soit une marge d'endettement plus que confortable ? Faut-il rappeler aussi que, depuis 1998, la société a distribué en dividendes près de 2 milliards de DH et qu'à l'issue de l'exercice 2001 le ratio dividendes/résultat net a atteint 116 % ? L'Etat doit assumer ses responsabilités à commencer par celle du contrôle réel de la sécurité du site en attendant la construction d'une nouvelle raffinerie qui, dans le meilleur des cas, prendrait cinq ans