à€ 67 ans, Khalil El Ghrib est un pionnier de l'art marocain. Ses compositions de matières organiques, odes à la finitude de l'homme, déconcertent. «Asseyons-nous ici, plutôt. Je me fais vieux, mes yeux ne supportent plus ces flots de lumière», souffle Khalil El Ghrib de sa voix feutrée, presque vacillante. À la galerie Aplanos d'Asilah, les étranges assemblages de l'artiste occupent un coin de la belle pièce centrale, qui sert d'atelier et de salle d'exposition. Maigres bouts de carton peints à la chaux et hérissés de ficelles, bâtonnets de bois enveloppés dans des pages à l'écriture serrée… L'œuvre laisse perplexe. «Je peux aussi travailler avec de la mie de pain, une algue ou des minéraux, comme le fer ou le cuivre», décrit l'homme de soixante-sept ans, en faisant des gestes timides, très mesurés. «Ensuite, j'arrose ces compositions d'acide et les mets dans un endroit humide pour accélérer leur pourrissement». Au diable la postérité. N'en déplaise à sa galeriste, l'artiste belge Anne-Judith Van Loock, qui déclare, pleine d'emphase, que «lui va rester» quand les autres seront balayés par l'oubli, Khalil El Ghrib ne veut laisser aucune empreinte. Tout doit disparaître, à commencer par ses œuvres. Aux caïds du marché de l'art que cette phrase a peut-être émoustillés : passez votre chemin, celui-ci n'est pas à vendre. «J'ai décidé, dès l'âge de seize ans, de ne jamais commercialiser mon travail» ,tranche le Zaïlachi qui, pourtant, n'est pas très riche. «Je me suis arrangé pour vivre de mon salaire de prof d'arabe», sourit le retraité, qui trouve l'art et le lucre inconciliables, sans patauger dans un débat harassant sur les dérives mercantiles de l'art contemporain. «Ma réponse à tout cela est dans mon éthique personnelle». Une manière d'être tout en simplicité. Aucune posture à déplorer. Aucune tirade égotique. Comme ses œuvres, l'homme semble s'effacer peu à peu. Souvent, il s'absorbe dans des silences contemplatifs et lorsqu'il parle, on a l'impression que tout ceci, tout ce qu'il dit n'a que peu d'importance. Les broderies colorées de sa mère, sa première source d'inspiration, les premières fleurs gribouillées à cinq ans, la calligraphie arabe, découverte vers dix ans. La période «classique», pleine de gouaches, huiles et autres techniques occidentales. Le tournant, durant les années 1980, sa découverte de la chaux, puis de diverses matières locales, organiques qu'il ne cessera de glaner au hasard de ses promenades, dans les rues et sur le sable de sa ville, de chétifs trésors qu'il ne cessera de gratter, poncer, ficeler, amonceler dans son «antre». «Si je vous fais visiter mon atelier, vous me prendriez pour un chiffonnier», s'amuse celui que partout, on révère. Son plus fervent admirateur restera sans doute l'écrivain Edmond Amran El Maleh, qui s'est très tôt passionné pour son œuvre. «Une rencontre déterminante et une amitié de trente ans. Edmond m'a poussé à exposer et m'a consacré plusieurs articles et essais, dont L'œil et la main, paru chez la Pensée sauvage (1993)». Un ouvrage rare qu'Anne-Judith Van Loock couve amoureusement. «Ce sont des illustrations originales, s'émerveille la galeriste en tournant les pages. Faites attention, je n'ai qu'un seul exemplaire de ce livre !». Khalil El Ghrib, lui, ne s'attache pas à de telles choses. «On est comme ça, chez nous, c'est comme une tradition familiale, pour nous, les possessions matérielles sont vaines, alors on ne garde rien». À quoi bon entasser, on ne fait que passer. Cela pourrait être l'emblème de la famille El Ghrib. L'artiste a coutume de dire qu'il a été élevé dans un milieu où la vie et la mort sont des phénomènes naturels, inéluctables, inextricablement liés, qu'il faut accepter avec philosophie. C'est de là que vient son «obsession» pour la mort, la décomposition de la matière. Vous ne le verrez jamais ramasser un objet en plastique, presque immortel, dégradable au bout de 100, parfois 500 ans. «Je ne suis attiré que par les choses fragiles, friables». Penchants lugubres ? Peur panique de la mort ? Rien de tel, nous dit El Ghrib. «Je pense la mort, sans la craindre ni la vénérer. C'est un phénomène très important de la vie, après tout». Versé dans la philosophie existentialiste «d'orient et d'occident», aime-t-il à préciser, l'homme compare son cheminement personnel à une contemplation de chaque instant. «Ma vie est méditation», explique-t-il, sobre et énigmatique. Le reste (gloire, célébrations, hommages qui se succèdent au Maroc et ailleurs) importe peu. «J'ai fait du mieux que j'ai pu pour me faire oublier lors du vernissage de l'exposition Maroc contemporain à l'Institut du monde arabe. Hélas, le commissaire n'a eu que mon nom aux lèvres pendant toute la soirée», raconte Khalil El Ghrib en rougissant et en rentrant les épaules. Et d'ajouter cette phrase déroutante : «Vous savez, même si beaucoup de gens pensent le contraire, ma conviction profonde est que je ne suis ni un artiste, ni un poète. Ce que je fais est de l'ordre de la quête intime, personnelle». Nous quittons Khalil El Ghrib avec l'impression d'avoir effleuré une infime partie d'un immense et chaleureux iceberg.