"Mirages", le premier long-métrage du jeune réalisateur Talal Selhami, est enfin dans les salles marocaines, après deux années de festivals et de prix. Une métaphore sinistre et aboutie de la vie en entreprise à l'ère ultralibérale. Toute la faune bigarrée des Open Space est là, gonflée à bloc. La grande gueule, le meneur à la poigne de fer et aux tripes d'acier. À côté, le gars sympa, un peu trop d'ailleurs. Vous savez, ce collègue un brin rêveur, toujours souriant, biberonné à la solidarité, au sacro-saint esprit d'équipe, doué pour réconforter, détendre les atmosphères. Il y a aussi l'effacé, le timide qui se tortille et s'entortille. Et puis, hélas, l'incompétent notoire et inévitable, ce mélange peu ragoûtant de sournoiserie, de «larbinisme» et de rapacité, celui que vous ne pouvez plus voir en peinture. Enfin, il y a la fille, sous-représentée comme d'habitude dans ces carrières de haute voltige, sous-payée aussi, probablement, par rapport à ses mâles concurrents. Mais virile et effrontée en diable sous sa jupette moulante, plus motivée, plus enragée que les quatre autres réunis. Voilà, le compte est bon. Les mirages peuvent enfin commencer, et avec eux le carnage. Catapulté dans un désert sans fin, ce petit monde cravaté et décolleté doit très vite se retrousser les manches pour décrocher le job tant rêvé, tant fantasmé, à en mordre la poussière. Une course folle, échevelée, périlleuse, démarre. À la fin, il n'en restera plus qu'un, comme dans Koh Lanta, pardonnez la comparaison frelatée. Tous les coups sont donc permis. Pour accumuler les bons points, quitte à les arracher à d'autres. Pour se hisser aux sommets de la hiérarchie, quitte à écrabouiller les autres. Les autres, cet enfer, ces boulets qui pèsent, qui retardent, quand ils ne sabotent pas carrément. Sous les pieds du spectateur révulsé, des abîmes de compétitivité, de cruauté s'ouvrent, les armes, égoïsme, opportunisme et violence en tête, s'aiguisent sur les roches désertiques. Les instincts les plus bas, les calculs les plus vils triomphent de l'humanisme et de la raison. L'employé est un loup pour l'employé, aurait pu dire Hobbes, s'il avait, comme nous, vécu les affres de l'ultralibéralisme. Déshumanisation, agressivité vantée comme un immense atout, individualisme, empathie proche du zéro : on se surprend à revoir mentalement La gueule de l'emploi, ce documentaire effrayant de Didier Cros sur les méthodes de recrutement plus que discutables d'un assureur français. On pense à cet autre reportage, à cet envoyé spécial dans l'usine Foxconn en Chine, où les esclaves du XXIe siècle s'échinent jusqu'au suicide sur les carcasses d'iPhones. Bref, en sortant de la salle de cinéma, on déteste farouchement sa multinationale et ce système qui la fait, à son image, carnassière et toute-puissante. Mais on apprécie Mirages, d'abord pour sa cohérence : ici, on ne s'éparpille pas, on ne fourre pas tous les maux du Maroc, de la planète dans le même sac à bobines. Le scénario ne brille certes pas par ses répliques fracassantes mais il a le mérite d'être net, précis, maîtrisé et permet à Talal Selhami de raconter une histoire tout sauf décousue. Autre atout de ce premier long-métrage décidément prometteur : des images étourdissantes dans la majesté du désert, une caméra qui sait être nerveuse, envahissante, tendre ou contemplative, selon les situations, les sensations, les émotions. Et, pour la fin, gardons le meilleur : les superbes Karim Saïdi, Omar Lotfi, Meryam Raoui, Mustapha El Houari, Aïssam Bouali. Des acteurs aussi convaincants et talentueux les uns que les autres, que l'on aimerait voir plus souvent sur grand écran.