Les députés reprochent aux ministres de n'accorder aucun intérêt à leurs propositions de loi. L'opposition peine toujours à exercer ses pleins pouvoirs tels que fixés par la Constitution. Rien ne va plus entre le gouvernement et le Parlement. En tout cas, l'action, ces derniers temps, des deux institutions en donne l'air. Les premiers reproches ont été formulés ouvertement par le président même de la Chambre des représentants. L'Istiqlalien Karim Ghellab, au détour d'une phrase, a mis le doigt sur l'une des principales causes de la crise, de plus en plus manifeste, entre les deux institutions. En parlant, à la veille de l'ouverture de l'actuelle session d'automne, des dysfonctionnements qui ralentissent les activités des parlementaires, il citait, «en premier lieu», l'absence des ministres qui «entrave les travaux des commissions». En d'autres termes, les membres du gouvernement semblent faire peu de cas des propositions de loi des parlementaires. Le même président de la Chambre indique par ailleurs que sur les 22 propositions de loi présentées pendant la dernière année législative, seules quelques-unes ont fait l'objet de débat. Parmi ces quelques textes, une seule proposition de loi à pu arriver à terme du circuit d'adoption. Les parlementaires, à mesure que les propositions s'amoncellent devant le bureau de la Chambre, n'entendent pas continuer indéfiniment ainsi. Ils comptent faire leur travail, même en l'absence des ministres. Quitte à provoquer de nouveau clashs. Il se peut en effet que les députés déposent une proposition de loi au moment où le gouvernement travaille, lui aussi, sur un projet dans le même sens. Auquel cas, on peut aisément deviner lequel des deux textes aura les faveurs du gouvernement pour être débattu. D'ailleurs, un tel cas est déjà posé aujourd'hui. Ainsi, alors que le groupe parlementaire de l'USFP déposait une proposition de loi sur le droit d'accès à l'information, un texte qui d'ailleurs a déjà été soumis au Parlement dans le passé mais sans jamais trouver le chemin de l'adoption, le ministre de la communication parle, lui, d'un projet de loi dans le même sens qui devrait voir le jour au début de l'année prochaine. Autre reproche fait au gouvernement, celui de ne pas avoir fait place aux éventuelles propositions de loi lors de l'élaboration de son fameux agenda législatif. Document qui, soit dit en passant, n'a toujours pas été présenté au Parlement. Selon les dernières indiscrétions à ce sujet, le gouvernement serait en train d'y apporter quelques modifications en réaménageant, justement, certaines priorités. Selon toute vraisemblance, le document devrait être présenté à l'issue du débat du projet de Loi de finances lors d'une réunion conjointe des deux commissions de la justice des deux Chambres. Quand la majorité fait de l'opposition Cela dit, ce même agenda législatif risque de créer quelques soucis aux Parlementaires. Les groupes de la majorité seront-ils tenus, malgré eux, de s'y souscrire et de le soutenir aveuglément ? Il est permis d'en douter. Ne serait-ce qu'en observant le comportement actuel des députés des deux principales formations de la majorité : le PJD et l'Istiqlal. Le nouveau chef du groupe parlementaire du PJD, Abdellah Bouanou, n'a-t-il pas reproché au gouvernement, entre autres griefs, de ne pas avoir fait référence, dans le projet de Loi de finances, aux élections locales, qui devraient avoir lieu cette année ? Cela sachant qu'en 2009 le projet de loi préparé par le gouvernement de Abbas El Fassi avait justement fait référence aux communales du 12 juin de la même année. Mais c'est un fait, le groupe parlementaire de la majorité a toujours tenu à se démarquer de l'action du gouvernement. Pour toute réaction à cette attitude du groupe parlementaire du parti islamiste, le secrétariat général du PJD réuni, le 3 novembre, a encouragé le groupe de continuer sur cette lignée. De même, certaines mesures du projet de Loi de finances, actuellement en débat en commission, notamment celle relative à la taxation supplémentaire des revenus supérieurs à 25 000 DH par mois, rassemblent, d'ailleurs, les députés de la majorité (l'Istiqlal et le PPS en l'occurrence) et de l'opposition. De plus, affirme le chef du groupe parlementaire de l'UC et l'ancien président de la commission des finances, Chaoui Belassal, «toutes les composantes de la majorité se sont mises à critiquer le projet de Loi de finances qui, il faut le préciser, est, à 100%, le premier projet de Loi de finances de l'actuel gouvernement. Si la majorité se comporte ainsi envers le gouvernement, je ne vois pas ce que l'opposition peut faire de plus». Les hostilités sont ainsi ouvertes. Cela sans parler bien sûr du front de bataille ouvert récemment à la deuxième Chambre entre le ministre de la justice Mustapha Ramid et les conseillers de l'opposition, le PAM et l'UC. Ce clash entre le ministre et le chef du groupe parlementaire de l'UC, Driss Radi, a pris une dimension inattendue. Les groupes des deux partis sont allés jusqu'à annoncer leur décision de boycotter les travaux de la commission de la justice. En même temps cinq formations de l'opposition (PAM, RNI, USFP, UC et le groupe fédéral) ont adressé une lettre de protestation au chef du gouvernement. Entre-temps, le ministre a ouvert un autre front, mais cette fois pour des raisons autres, avec le seul groupe syndical de la Chambre, le groupe fédéral. Mais c'est un autre sujet. La deuxième Chambre étant, elle-même, au centre d'une problématique d'ordre légal qui ne sera définitivement résolue qu'au lendemain des prochaines élections locales. De la politique politicienne C'est pour dire qu'on peut parler, sans ambages, d'une crise ouverte entre les deux institutions. «Il existe bel et bien une crise entre le Parlement et le gouvernement», confirme le politologue Tarik Tlaty, professeur de sciences politiques à l'Université Hassan II de Mohammédia.«Mais cette crise n'est ni constitutionnelle, puisque les domaines d'intervention de chacune des deux institutions sont bien précisés dans la Constitution, ni d'ordre institutionnel ou même politique. C'est une crise qui relève de la politique politicienne», explique-t-il. «Il faut dire que, précise le chef du groupe parlementaire de l'UC, les déclarations et comportements de certains ministres ont sérieusement entamé la cohésion du gouvernement. Et face à un gouvernement non cohérent et solidaire, le Parlement ne sait plus à quel saint se vouer et surtout comment il va se comporter en pareille situation». Si l'essence même d'une opposition parlementaire est de s'opposer à la politique gouvernementale, que dire alors du PJD et de l'Istiqlal, pourtant principales formations de la majorité ? Pour l'Istiqlal c'est compréhensif, le parti vient de changer de direction, les ministres représentant le parti au gouvernement ne font pas partie du courant de la nouvelle direction. Il souhaite un remaniement ministériel et fait pression sur le gouvernement à travers son groupe parlementaire, explique ce politologue. Pour le PJD, la démarche est autre. Il veut d'une part maintenir sa cote de popularité et renvoyer un message à ses bases selon lequel, même s'il est au gouvernement, le parti ne s'est pas écarté de ses choix et n'a pas perdu son panache. D'autre part, les députés du PJD tentent de palier le déséquilibre flagrant entre une majorité numériquement forte et une opposition éparpillée, ce qui affaiblit l'institution parlementaire. En agissant de la sorte, les députés islamistes permettent d'animer le débat parlementaire et éviter que l'action de l'institution parlementaire soit vidée de son sens. Cela dit, même s'ils ont critiqué, en partie, le projet de Loi de finances, il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils votent contre. Et c'est ce qui compte au final. En somme, le PJD veut à la fois paraître comme un parti qui gère les affaires publiques, et face à ses militants il veut rester le parti qui revendique. C'est un jeu de rôles auquel se livrent le gouvernement, le groupe parlementaire et le parti, une tactique qui ne fait qu'alimenter la tension sous la coupole du Parlement. Et si les députés engageaient une motion de censure ? Pour l'opposition, «elle continue de chercher les écueils du gouvernement. Ce dernier, étant conscient de cette donne, se montre très prudent, pour éviter justement de commettre des erreurs», observe M. Tlaty. «Ce qui ne fait que ralentir davantage son action», ajoute-t-il. Et le pire c'est que cela ne fait que commencer. Dans quelques semaines, le gouvernement sera tenu de produire un bilan d'étape (art. 101 de la Constitution). Et c'est reparti pour un nouveau bras de fer, comme celui qui a accompagné les premières comparutions, dans le cadre de l'article 100 de la Constitution, du chef du gouvernement devant le Parlement. C'est que le Parlement ne dispose toujours pas d'un règlement intérieur pour cadrer ce genre d'actions. Cette tension risque-t-elle de nuire au bon fonctionnement de la machine législative ? Certainement, affirme Tarik Tlaty. «Ces tensions plongent le Parlement dans un immobilisme qui se répercute sur le processus législatif. Pour tout dire, le Parlement se trouve prisonnier d'un cercle vicieux», explique-t-il. Le Parlement ira-t-il pour autant jusqu'à déposer une motion de censure ? Pour le moment aucun parti politique n'en a manifesté l'intention. Même le PAM qui est en conflit ouvert avec le PJD et ses ministres assure ne pas souhaiter en arriver là. Le PAM n'a donc pas l'intention de faire tomber le gouvernement. Encore moins l'Istiqlal qui, s'il n'écarte pas l'éventualité d'un retrait conditionné par le vote du conseil national du parti, ne cesse de réitérer son appui à l'actuelle expérience gouvernementale. Cela dit, en l'absence d'une loi organique organisant l'action de l'opposition que le gouvernement n'a pas intégré dans la première mouture de son agenda législatif ; en l'absence également d'une loi organique relative au fonctionnement des commissions d'enquête (texte classé en 9e position dans l'ordre des priorités du gouvernement) et faute d'activer l'article 82 de la Constitution (alinéa.2, relatif aux propositions de loi), les tensions entre les deux institutions ne risquent pas de s'estomper. Les parlementaires, ceux de l'opposition notamment, expriment déjà la crainte de se voir pressés par le gouvernement au moment du débat pour l'adoption des lois organiques prévues par la Constitution. «Nous risquons d'être obligés de boucler l'agenda législatif dans la précipitation, faute de temps», s'inquiète le député Chaoui Belassal. Pourtant, les députés ne font rien d'autre que dénoncer pour inciter le gouvernement à accélérer la cadence. Rien ne peut venir d'une opposition éclatée Il faut se rendre à l'évidence, affirme M. Tlaty, malgré les pouvoirs étendus dont s'est doté aujourd'hui le Parlement, son influence est encore faible et cela se répercute sur son action. Ceci est lié, explique-t-il, à une cause fondamentale : «Tant que l'opposition est partagée et n'arrive toujours pas à se constituer en bloc, elle ne pourra jamais faire le poids face au gouvernement et encore moins arracher ses droits constitutionnels». En effet, poursuit-il, chaque formation a son propre discours et tous les discours ne versent pas dans le même sens. «Des fois, les partis de l'opposition commettent même des erreurs d'appréciation et de jugement que le gouvernement s'empresse d'exploiter à son avantage». Bref, le constat est qu'aujourd'hui il n'y a pas véritablement de force politique dans l'opposition capable de tenir tête au gouvernement. En attendant, et vu que le pays est toujours en phase de transition, les parlementaires, principalement ceux de l'opposition qui continuent à s'accrocher à l'article 10 de la Constitution, ne jurent plus que par l'approche participative dans l'élaboration et l'adoption des projets de loi. Mais qu'entend-on au juste par cette «approche participative» ? «Il faut que le gouvernement nous associe, au moment de la préparation et de l'élaboration des projets de loi. Ainsi, nous gagnerons beaucoup de temps au moment de les débattre puisque nous nous serons déjà entendus sur l'essentiel de ces textes lors de leur élaboration», affirme l'ancien président de la commission des finances. Le gouvernement, sans rejeter complètement cet exercice participatif, semble plutôt compter sur sa suprématie numérique pour boucler son agenda législatif. Là encore, comme le souligne M. Tlaty, «la force numérique de la majorité gouvernementale est un élément déterminant dans cette crise entre les deux institutions. Et elle se répercute négativement sur l'action du Parlement». Le gouvernement a donc tendance, estime-t-il, à user de la logique de la supériorité numérique, «et c'est tout à fait son droit». Il est du droit de la majorité d'user de sa supériorité numérique pour servir l'agenda du gouvernement. L'opposition, elle, «doit s'accrocher à ses pleins pouvoirs que lui confère la nouvelle Constitution au lieu de céder à la surenchère politique».