L'Egypte est à coup sûr la vitrine du monde arabe et l'évolution qui a commencé un hiver du 25 janvier 2011 a accouché le 24 juin 2012 d'une nouvelle Egypte, et peut-être d'un nouveau monde arabe. La deuxième grande séquence du dit printemps arabe. Qui pourrait tourner son regard sur l'évolution de l'Egypte avec son nouveau chef d'Etat, choisi par le peuple à la suite d'élections libres, dans un pays qui a toujours été gouverné par un Pharaon ? Notre illustre chroniqueur, Abdelouahed al Morrakouchi, il y a de cela presque dix siècles, qui fut historiographe sous les Almohades, disait qu'il n'y a pas de phénomène grand ou petit qui ne voit le jour en Egypte et qui ne finit pas par se frayer sa voie au Maroc. Ce même constat fut relevé par notre romancier Mohammed Berrada, dans son roman, Un été égyptien, en référence à celui de 1956 lors de l'agression tripartite sur le canal de Suez qui a consacré l'Egypte comme leader du monde arabe (ou pour rendre une traduction fidèle au titre de son roman : Comme un été qui ne se répétera plus jamais), où il avait décortiqué, entre autres, des phénomènes sociaux qui ont fini par être prégnants au Maroc. Berrada faisait allusion à des phénomènes scabreux, mais on pourrait élargir l'éventail à de nouveaux phénomènes culturels, tels ces stick it sur les voitures avec des écriteaux à connotation religieuse qu'on voit un peu partout au Maroc et qui avaient commencé en Egypte. Dans les années 80, déjà, un journaliste du Monde avait intitulé son article sur notre métropole économique : Casablanca s'égyptianise, comprenons se clochardise. L'Egypte est à coup sûr la vitrine du monde arabe et l'évolution qui a commencé un hiver du 25 janvier 2011 a accouché le 24 juin 2012 d'une nouvelle Egypte, et peut-être d'un nouveau monde arabe. La deuxième grande séquence dudit printemps arabe. Qui pourrait détourner son regard de l'évolution de l'Egypte avec son nouveau chef d'Etat, choisi par le peuple à la suite d'élections libres, dans un pays qui a toujours été gouverné par un Pharaon ? Mais plus important est le référentiel idéologique du nouveau Raïs. On se rappellera de ce qu' Ahmed Akef, le prédicateur général des Frères musulmans, la cellule nourricière du parti du président, avait dit : «Au diable l'Egypte !» (l'expression en arabe est beaucoup plus crue). Le référentiel culturel et idéologique du nouveau Raïs, Mohammed Morsi, est transnational. Dans son discours d'investiture, il est vrai, il n'a parlé que de l'Egypte, mais ses références religieuses déclinent son orientation. Pas un mot sur les Coptes si ce n'est de manière sibylline. Mais le discours du président est de l'ordre de la petite histoire et qu'il faut voir du côté des tendances lourdes de cette éternelle Egypte qui ne change que pour rester la même. Mais, l'Egypte restera-t-elle la même cette fois-ci ? L'Egypte moderne, celle de l'après-expédition de Napoléon en 1798, a oscillé entre deux modèles : une Egypte continentale tournée vers sa profondeur stratégique, au Soudan, au Levant, et accessoirement en Arabie, celle qu'incarnait le fondateur de l'Egypte moderne, Mohammed Ali Pacha (qui fut d'origine albanaise cela dit en passant), et l'autre Egypte, tournée vers le large, se voulant une partie de l'Occident, portée à bras le corps par le Khédive Ismaïl. Plus tard, Taha Hussein, dans la première moitié du XXe siècle, conceptualisera l'appel du large ou la dimension méditerranéenne de l'Egypte dans son œuvre maîtresse, «L'avenir de la culture en Egypte», où il disait sans ambages que l'Egypte devrait faire partie de l'Occident. Ni la langue arabe ni l'Islam n'ont entamé, disait-il, la personnalité de l'Egypte. Les premiers sionistes, avant la proclamation de l'Etat d'Israël, étaient subjugués par la vision de celui qu'on appelait «le doyen des lettres arabes». En 1947, il fut invité à Haïfa, par un cercle de sionistes pour donner une conférence. Ce que Taha Hussein prônait ne devait pas tenir Israël en suspicion ou en faire l'objet de haine. Le voyage de Sadate à Jérusalem, en 1977, n'était que l'illustration de cette idée de l'Egypte que portait Taha Hussein. La partition que jouera l'Egypte des Officiers Libres ne sortira guère du double cadre : une Egypte continentale versus une autre méditerranéenne. Nasser se voulant le continuateur de Mohamed Ali, et Sadate se retrouvant dans la peau du Khédive Ismaïl. Les deux modèles avec le spectre du Pharaon. Quand l'islamiste Khaled Islambouli qui ouvrit le feu sur Sadate criait : «J'ai tué le Pharaon», il n'avait tué que la personne et n'avait pas extirpé l'idée qui s'est transmutée dans Moubarak. Peut-être la caméra qui montrait le président déchu sur une litière devant des juges a eu raison de l'idée du Pharaon plus que ne l'avaient fait les balles qui avaient criblé le corps de Sadate. L'Egypte qui se profilera dans l'avenir a un concepteur, le géographe Jamal Hamdan, qui, il y a de cela plus de trente ans, dans son œuvre maitresse «La personnalité égyptienne» (chakhsiatu masr), a décrypté le mouvement de l'Histoire. Jamais penseur égyptien n'a autant entrevu les contours de l'Egypte moderne, avec autant de lucidité et de perspicacité, que ce grand visionnaire. L'Egypte de 1984, le moment où Hamdan écrivait son œuvre, n'est guère différente, politiquement, de l'Egypte de 1984 avant le Christ, disait-il. C'est toujours la même texture despotique depuis les Pharaons, la même pièce jouée par différents acteurs. Or, disait notre penseur, l'Egypte a besoin d'un spasme (fawra), ou ce qu'il appelle par un terme savant, une évolution explosive que seul le peuple pourra mener pour casser à jamais cette texture. Elle est inéluctable. Le changement est en marche, était en marche, cela était dit en 1984, de manière imperceptible mais irréversible. Vers où ? Certainement pas vers le modèle dont rêvait Taha Hussein, une copie de l'Europe, mais plutôt une version égyptienne à la modernité. Le changement butera sur deux éléments extérieurs qui sont autant de défis pour l'Egypte, Israël et ce que Hamdan appelait le pétrole arabe. D'une certaine manière, pour Hamdan, Israël et les pays arabes producteurs de pétrole ont ravi à l'Egypte son rôle phare pour ne devenir que l'ombre d'elle-même, obligée de quémander les largesses des uns et la bénédiction de l'autre. La séquence qui a été ouverte le 24 juin augure de nouveaux rapports de l'Egypte avec Israël et les pays arabes qui ont du pétrole (appelez-les comme vous voulez), si l'Egypte voudrait reprendre le rôle de pôle civilisationnel. Quelle sera l'orientation du changement ? Hamdan y répond par ceci : une Egypte dans le giron du monde arabe, et un monde arabe arrimé à l'Egypte, l'une et l'autre poussés vers la reproduction du modèle de l'Andalousie musulmane, c'est-à-dire une européanisation (ou occidentalisation) avec les vecteurs culturels qui font l'Egypte et le monde arabe, comprenons : l'islam et la langue arabe. Ce qui tranche avec la pensée de Taha Hussein qui laissait entendre que l'Egypte est égyptienne, sans que l'Islam ni la langue arabe n'affectent sa personnalité, ou son génie dirons-nous. L'évolution explosive a eu lieu, ce qui constitue la première partie des prévisions de Hamdan, qui nous parle d'outre-tombe. La nouvelle Andalousie dans le flanc sud de la Méditerranée verra-t-elle le jour ? L'examen de passage vers cette nouvelle Andalousie n'est-il pas tributaire du traitement réservé aux minorités religieuses et ethniques, autrement dit à des relations de «tolérance», voire de respect, avec «l'Autre», qui n'a pas pour confession l'islam, ne le pratique pas, ou ne parle pas la langue arabe, ou plus exactement celui pour qui le véhicule linguistique arabe n'est pas la langue maternelle ? Et de surcroît si cet «autre» est le maître des lieux qui était là avant l'avènement de l'islam et la propagation de la langue arabe. Nouvelle Andalousie, dites-vous ? Mais elle n'est possible qu'à ce prix, après les différents spasmes, les évolutions explosives et les effluves identitaires.