Bonne nouvelle : les diplômes de l'école nationale de cirque Shems'y sont désormais reconnus par l'à‰tat. De belles perspectives attendent les lauréats, déjà très recherchés par les cirques internationaux. C'est l'heure du déjeuner, le réfectoire est sens dessus dessous. «Je t'attendrai toujours, ô mon bien-aimé, tant que je…» Du salon désert d'à côté s'échappent ces mélopées, ces complaintes d'un autre monde, d'un autre temps, celles de Abdelhalim Hafid chuchotant son Bahlam Beek. Les rêveries du rossignol brun ne durent que quelques minutes, car voilà les jeunes de l'école Shems'y qui entrent avec fracas et qui ondulent comme des tornades. Tous ont la vingtaine vigoureuse, pleine de muscles, d'hormones et de gadgets électroniques, étroitement vissés aux mains et aux oreilles. Un solide gaillard, timide malgré cet air de grande gueule, met une chaîne coranique : «Y a trop de mécréants par ici, p…», grogne-t-il d'un ton mal assuré. «Peut-être bien, mais tu es celui qui bat tous les records en matière de vulgarité», lui assène une adolescente aux épaules et aux mollets dénudés, qui s'empresse de zapper sur MTV où se trémousse Christina Aguilera. La bonne humeur finit par revenir avec les premières notes de Paradise de Coldplay. «Disque zwin, joli !», estime un garçon chevelu et moustachu, façon Frank Zappa, en peaufinant ses jonglages. «Je lui dis qu'il a un air de Salvador Dali avec ses favoris, mais en beaucoup plus beau», sourit Touraya Bouabid, présidente de l'association d'aide aux enfants en situation précaire. La fondatrice de l'école Shems'y rayonne de bonheur quand les élèves chahutent et se taquinent doucement, échangent des points de vue dans le respect, sans jamais s'étriper. Ça lui rappelle un peu l'atmosphère tolérante et chamarrée des grands cirques, «ces expériences uniques, fantastiques, pleines de religions et de couleurs», s'émerveille-t-elle. Un cursus désormais reconnu par le ministère de la formation professionnelle «Allez, on s'active, on reprend !», claironne une voix à l'extérieur. Dali lâche ses quilles et s'achemine avec ses copains vers le chapiteau, où commence la répétition de Gin Tonic. Comme la boisson ? «Comme les Djinns toniques !», rectifie Guillaume Bertrand, venu mettre en scène ce spectacle pour le compte de Karacena (Pirates), la biennale des arts du cirque organisée par l'école à Salé. «Djinns toniques parce que les interprètes doivent déployer beaucoup d'agilité, de vivacité tout au long de ce spectacle acrobatique», poursuit le metteur en scène en observant les contorsions, par terre ou à la barre, des apprentis circassiens. «Avant, le projet s'adressait exclusivement à des enfants en très grande difficulté», explique Alain Laëron, directeur de Shems'y. «Ce public existe toujours, mais l'école est désormais ouverte à tous les talents. Certains élèves ont le bac, d'autres ont même fait la fac et sont venus se former ici parce qu'ils ont cette vocation pour les arts du cirque». Parce qu'ils savent aussi que l'école délivre à présent des diplômes reconnus par l'Etat. «La première promotion en bonne et due forme sort juste après la quatrième édition de Karacena, qui aura lieu du 30 juin au 8 juillet prochains», promet Touraya Bouabid. Les étudiants suivent ici un cursus pour le moins atypique : «On fait du sur-mesure», confie le directeur. «En fonction du niveau de chacun, on combine les arts du cirque avec un cursus scolaire. Certains auront leurs diplômes au bout de trois ans de formation quand d'autres devront étudier cinq ans pour rattraper un retard scolaire». Même principe d'alternance pour l'enseignement des arts du cirque à proprement parler : «L'année est ponctuée de temps de formation et de temps professionnels. À côté des cours, les élèves font ce qu'on pourrait appeler des stages, pendant notre biennale Karacena. Pendant neuf jours, ils sont en situation professionnelle, font des créations, des interventions en milieu urbain». En 2011, les apprentis circassiens ont tourné dans neuf villes, de Tanger à Agadir, pour présenter le spectacle Isli d'Tislit, inspiré de la légende populaire amazighe et mis en scène par Jaouad Essounani. «Pendant cinq mois, les étudiants étaient in vivo et en grandeur nature dans une tournée de chapiteau. Interprètes, techniciens, chacun était dans sa fonction et avait un cahier des charges à exécuter pour que le spectacle fonctionne», assure M. Laëron. Les compagnies internationales, comme le Cirque du Soleil, recrutent à tour de bras Résultat : à leur sortie de Shems'y, les lauréats peuvent, s'ils le souhaitent, s'enrôler dans un cirque réputé. «Le Cirque du Soleil a, par exemple, besoin de nouveaux talents. Plein d'entreprises du cirque ne demandent qu'à recruter. Les besoins sont en plein développement, ils se chiffrent à plusieurs milliers de profils, vu que les établissements d'enseignement ne forment, comme nous, pas plus d'une quinzaine d'interprètes par an», poursuit le directeur. Les diplômés de Shems'y ne risquent donc pas de chômer. «En parlant d'institutions à la renommée internationale, se souvient Mme Bouabid, nous avons de solides partenariats avec l'Académie Fratellini ou encore le Cirque du Soleil qui se produit pendant les deux prochaines semaines. Ils font participer nos élèves de moins de dix ans à des ateliers d'initiation. Quant aux grands, ils auront la chance d'assister au spectacle Saltimbanco». Zakaria Attaoui, vingt-et-un ans, rêve comme ses camarades d'assister à cette représentation. «Après Shems'y, j'aimerais me faire remarquer par une grande compagnie de cirque pour faire mes armes d'artiste interprète», espère le jeune homme, dont la spécialité, très compliquée, est le mât chinois, des acrobaties rapides à quelque huit mètres du sol. Zakaria réfléchit quelques instants. «Et pourquoi ne pas carrément bosser au Maroc ? Ben oui ! Pourquoi aller chercher le cirque ailleurs ? Pourquoi ne pas le faire venir ici, chez nous ?». Très bonne question. «On n'arrête pas d'en parler, avec les camarades. On réfléchit à se lancer ensemble dans la première compagnie de cirque contemporain du Maroc». Voilà un flamboyant projet. Mais est-il financièrement réalisable ? «Je crois qu'on peut compter sur l'Etat, confie Zakaria. L'école a déjà eu plein de subventions publiques. Et maintenant qu'on est reconnus par le ministère de la formation professionnelle, je ne pense pas que l'Etat nous abandonne».