Le monde du spectacle s'apprête à commémorer le soixantième anniversaire de la mort de Houcine Slaoui (1918-1951). Le chanteur a légué à la postérité 45 tubes, dont 12 sortis chez Pathé-Marconi, dont il était, pendant plusieurs années, la coqueluche. Il s'illustrait surtout par sa technique moderne, qui le fait ranger parmi les précurseurs de la world music. Le 8 novembre 1942, l'opération Torch est déclenchée. Les commandos alliés prennent pied sur le littoral marocain, à Casablanca, Fédala, Port-Lyautey et Safi. L'épisode est baptisé «l'Année américaine», parce que ce sont les yankees qui ont frappé les esprits, d'abord par leur bombardement des installations portuaires de Casablanca, ensuite par leur générosité infinie envers une population pâtissant de privations imposées par la guerre. «Les soldats américains distribuaient abondamment des cigarettes, des bonbons multicolores, des boîtes de conserve préparées à l'avance : il suffisait d'en faire réchauffer le contenu. Bien entendu, le fameux et célèbre chewing-gum fut, pour nous, une découverte. Un ami israélite de mon quartier avait obtenu dans un compement une bouteille de Coca-Cola que je vois également pour la première fois», rapporte l'historien Abdelmalek Lahlou. Il semble naturel que «l'entrée des Américains», selon l'expression convenue, n'ait pas indifféré la chanson populaire, bien au contraire, elle l'inspira copieusement. En 1944, Slaoui annonce la couleur, avec un féroce réquisitoire contre les soldats américains Etabli à Paris, Houcine Slaoui eut vent de l'opération Torch. Il s'intéressa particulièrement au comportement des Américains et s'en fit une idée peu ragoûtante, qu'il conserva sous le boisseau temporairement.  En 1944, en une seule nuit, paraît-il, il troussa les paroles de Zine ou lâyn zarqa, qui décrient l'américanisation outrageante des mœurs marocaines, qui se traduirait, entre autres, par la diffusion de la langue américaine (On n'entend plus que ''ok ok, come on, bye bye''), la consommation de produits «réprobables» tels que le chewing-gum et le rhum (Même les vioques se prennent à mâcher du chewing-gum) ou la vénalité (Give me dollar). Pour le clou, le chanteur accuse manifestement les Américains d'avoir pénétré par effraction dans son pays à seule fin de voler, violer l'âme des croyants. Ils auraient transmis aux autochtones le goût de la picole (Même les vieilles carburent au rhum en compagnie des Ricains); ils se seraient fait un malin plaisir à appâter, grâce à leur fric, pucelles, jeunes dames et femmes d'un âge certain, célibataires, mariées, divorcées ou veuves, les réduisant, ainsi, à s'abîmer dans la luxure. Il s'agit là d'une satire dans les règles du genre, au fil de laquelle Houcine Slaoui force, sans scrupule, le trait. Mais l'outrance n'est-elle pas l'arme favorite des comiques, sans laquelle ils ne feraient pas mouche ? Car, l'auteur de Ha houwwa tani est avant tout un amuseur public, et c'est dans cette voie qu'il s'était engagé dans ses débuts de «hlaiqi». Les vocations naissent souvent d'enfances cabossées. Celle de Houcine Slaoui, Houcine Ben Bouchaïb, de son vrai nom, n'a pas échappé à cette affligeante règle. Il avait à peine deux ans quand son géniteur cassa sa pipe. Et voilà la maman forcée de subvenir seule aux besoins de sa marmaille. La mère de Slaoui voulait qu'il devienne «fqih», lui ne jurait que par la chanson Son travail de masseuse au hammam Tourki ne lui rapportait pas des mille et des cents, mais elle usait d'astuces pour faire bouillir la marmite. De ce côté-là, le petit Houcine ne se plaignait pas, ni non plus de la perte de l'auteur de ses jours, tant sa mère le couvait, le bichonnait, le bouchonnait, surtout après le trépas de son aîné. En ces temps-là – Houcine Slaoui est né vraisemblablement en 1918, à Salé, à Derb Boutouil-, rares étaient les Marocains qui pouvaient avoir accès à l'école. Aussi, le garçon fut-il envoyé à l'école coranique, avec l'espoir maternel qu'il devînt, à son tour, «fqih». Seulement, ce n'était pas de cette carrière édifiante que rêvait Houcine, qui soupirait après le métier de chanteur. L'art vocal était sa drogue douce et il se promettait d'en devenir le servant. On comprend alors qu'il se rendît de mauvaise grâce au «msid», toujours en traînant en chemin et en poussant des soupirs comme si on le menait à l'échafaud. Inconsciemment ou sciemment, il ne psalmodiait pas les versets, ainsi que le veut l'orthoxie, mais les chantait. Le maître avait beau le rappeler à l'ordre, il récidivait, tant et si bien qu'il fut banni de l'école coranique. Il n'en prit nullement ombrage. Et pour cause. De voir son rêve soufflé comme un château de cartes, la mère de Houcine en fut abattue de chagrin. Pendant ce temps, son rejeton arpentait inlassablement les rues et les artères de Salé, à l'affût de spectacles. Avec les «hlaqi», il en avait tout son content. Mais il était insatiable, au point de se priver de repas pour ne pas en perdre une miette. Cela ne pouvait durer ainsi, estimait sa mère. Aussitôt, elle mit le garnement entre les mains habiles d'un tailleur de djellabas. Il en fut peiné. Passer le plus clair de ses journées enfermé dans une échoppe au lieu de s'enivrer de sons, de rythmes et d'acrobaties, trop peu pour lui. Cependant, il devait s'exécuter, sous peine de s'attirer les foudres maternelles, tout en songeant au meilleur stratagène susceptible de mettre fin à son calvaire. Il n'en trouva pas. Ironie du sort, il dut son salut au tailleur qui, l'ayant surpris en train de convertir des fils en cordes d'un «guenbri» rudimentaire, s'empressa de lui montrer la porte. Il en ressentit un immense bonheur. Mais pour se donner bonne conscience, il se mit, mollement, à enquiller des petits jobs pour améliorer l'ordinaire, sans toutefois cesser de fréquenter la «halqa». Il prêtait un immense talent à Boujemâa al Farrouj et Moulay Bouih, les meilleurs fleurons de la «halqa» de Salé. Dans le secret de sa chambre, il les imitait, en attendant de marcher sur leurs brisées. Car il sera «hlayqi» ou rien. A la «halqa» de Salé, Slaoui, âgé de 12 ans, surpassait ses maîtres et gourous Promesse tenue, à douze ans, Houcine impose sa propre «halqa». D'abord, on le snobe à cause de son jeune âge, mais plus il démontre que la valeur n'attend pas le nombre des années, plus il trouve grâce aux yeux des spectateurs. Il faut dire qu'il met merveilleusement à profit les enseignements de ses gourous, Boujemâa et Bouih, auxquels s'ajoute son sens inné du spectacle. Ainsi, son numéro, tout en danse, chant, pitreries et humour, est-il devenu immanquable. Malgré cela, perfectionniste jusqu'à la névrose, Houcine ressent le besoin de s'aguerrir, d'affûter son art. Sans un regard sur sa mère éplorée, il déserte sa chère «Salouane», pour errer à travers le pays, sans armes ni bagages et exclusivement le désir de s'imprégner de rythmes, de sonorités et de mélodies, dont il récolterait des dividendes. Quand il se retrouve à court d'argent, il plante sa «halqa» sur la place d'une ville. Bien lui en prendra. A Casablanca, un pianiste français, ébloui par son style, décide de lui mettre le pied à l'étrier. Houcine ne s'emballe pas ; il doute de son talent, ne comprend pas ce que son nouvel ami lui en trouve. Plus tard, celui-ci le persuade de partir pour Paris, où les studios de Pathé Marconi l'attendent pour un enregistrement. Il n'en croit pas ses oreilles, marque une hésitation, puis finit de s'en remettre à Dieu. Avec «Zine ou lâyn zarqa», Slaoui se fit réellement un nom et beaucoup d'argent A Paris, Houcine Slaoui, à peine vingt-deux ans, enregistra sa première chanson chez Pathé Marconi. La société n'eut pas à regretter de lui avoir accordé sa confiance, puisque le disque partit comme des petits pains. Il en fut de même pour les suivants. Pathé Marconi tenait là un poulain de bon rapport, elle ne le lâcherait pas pour tout l'or du monde. Le musicien escaladait lentement mais sûrement les marches de la gloire; il en atteignit le sommet, en 1949, lorsque Zine ou lâyn zarqa, composé cinq ans auparavant, sortit chez Pathé Marconi. Le 78 tours fit le tour des lieux de spectacle parisiens, s'envola vers le Maghreb et l'Orient, fut repris, avec plus ou moins de bonheur par Salim Lahlali, Samy Lmaghribi, Maurice Mediouni et tant d'artistes de renom. Tous épatés par la facture de cet opus qui se présente comme un précipité de l'art de l'ancien trouvère. Alternance de rythmes proches ou distants, fusion d'instruments traditionnels ou modernes, paroles décapantes, sens de la dérision. Bref, Houcine Sla-oui y déploie tout son talent de musicien, fondé sur le métissage, et de chansonnier. L'humour est l'un des ingrédients essentiels de son répertoire. Dans Ya lkahla, il reproche à sa servante noire de lui manger son «khliî», Yamna met en scène un amoureux transi promettant à l'élue de son cœur mille présents, dont une épaule d'agneau rôtie et un couffin de perles… Et le reste est à cet exultant avenant. En souvenir de son passé d'amuseur, Houcine Slaoui amorçait ou ponctuait ses chansons par des sketchs, où il épinglait les travers de ses contemporains ou brisait le bois dont son époque était faite. Toute son œuvre est là pour attester son souci de rire de la vie pour ne pas avoir à en mourir. Cependant, la mort, qui n'a aucun égard pour les artistes, faucha Slaoui en plein essor. Il n'avait que 33 ans. A l'époque, la chanson marocaine dite «moderne» prenait son élan, avec Ahmed Bidaoui, Abdelwahab Agoumi, Mohamed Fouiteh et Maâti Belkacem. Elle négligea l'apport de Houcine Slaoui. A force, il tomba dans l'oubli, dont il n'émargea que dans les années 1990. Aujourd'hui, une école porte son nom, ses meilleures chansons sont reprises par plusieurs artistes, dont son propre petit-fils ainsi que le jeune Hatem Ammor, et on ne connaît toujours pas le fin mot de l'histoire de sa soudaine disparition naturelle, par empoisonnement ou à la suite d'une overdose ? On ne prête qu'aux mythes.