Des centaines de patrons de cafés ou de bars se transforment en bookmakers au nez et à la barbe des inspecteurs du Pari mutuel urbain marocain (PMUM). Moins cher que le pari officiel, plus souple, le pari informel essaime dans les grandes villes et fait des milliers de victimes. La transmission des courses sur chaînes satellitaires et l'existence de sites spécialisés facilitent la tenue de paris clandestins. Vendredi 2 juillet, dans un café du centre-ville de Casablanca à proximité d'une agence officielle du Pari mutuel urbain marocain (PMUM). Le Mondial se prépare à entamer ses quarts de finale. La transmission des matchs de l'événement sportif le plus populaire attire tout naturellement une grande foule, mais les yeux dans ce café sont plutôt rivés sur une autre compétition : les courses de chevaux. Al Jazeera Sport cède la place ici à Equidia, la chaîne équestre française qui transmet chaque jour les courses françaises de trot, galop, haies ou steeple-chase. Les terrains de football de Pretoria, Johannesburg et Cape Town n'ont pas droit de cité devant les hippodromes de Vincennes, Chantilly, Longchamp ou Maisons Lafitte. Dans ce petit café comme dans d'autres estaminets du centre-ville, mais aussi dans les quartiers périphériques de la capitale économique, it's turf time. A longueur de journée, des parieurs misent sur des courses qui sont disputées en France, à plus de 2 000 kilomètres d'ici. Là, il ne s'agit pas de ces courses qui servent de support aux fameux tiercés, quartés ou quintés où les joueurs doivent trouver des combinaisons de trois, quatre ou cinq chevaux gagnants, avec des gains dans l'ordre ou le désordre. Dans ce genre d'endroits qualifiés de «hfari» (trous) par les parieurs, on joue au course par course. Soit une vingtaine de courses en une seule journée, où l'on peut miser sur un cheval gagnant ou placé (parmi les trois premiers) ou des jumelés (combinaison de deux chevaux faisant partie du tiercé). On y retrouve une faune de parieurs qui a franchi, avec le jeu, le point de non-retour. Et c'est le patron du café qui fait lui-même office de bookmaker, alors que les courses de chevaux sont du seul ressort du PMUM. La loi est claire : seule la Sorec a le droit d'organiser les paris hippiques Le PMUM est géré par la Société royale d'encouragement du cheval (Sorec) qui relève du ministère de l'agriculture et dont le décret de création a été publié au Bulletin officiel de juin 2003. Tout le monde le sait : les courses de chevaux et de lévriers sont un business très lucratif. Pas moins de 2 milliards de DH de mise annuelle, selon les derniers chiffres disponibles. Les agences du PMUM, on en trouve dans presque toutes les villes du pays. A Casablanca, elles sont au nombre de cinq et disposent d'antennes au sein de plusieurs dizaines de cafés. Elles enregistrent toutes sortes de paris sur les courses françaises et marocaines. Le Maroc compte aussi quatre hippodromes, à Casablanca, El Jadida, Rabat et Settat. Chacun d'eux organise un quarté hebdomadaire en plus des «course par course» locales. Pour ces dernières, les parieurs doivent se rendre sur place pour pouvoir miser. Quant à l'organisation de paris de chevaux, le règlement du PMUM, disponible sur son site, est clair : les paris de chevaux sont acceptés, soit aux guichets des agences officielles du Pari mutuel urbain, soit dans les points de vente autorisés, soit aux guichets des hippodromes pour les courses ayant lieu au Maroc. Donc la loi gérant ces paris est aussi claire. Elle «interdit à toute personne d'engager ou d'accepter des paris sur les courses organisées en France ou au Maroc, sans autorisation préalable de la société concessionnaire du PMUM». Que nenni, au mépris de cette loi, les paris clandestins battent leur plein, et des dizaines voire des centaines de tenanciers l'organisent, dans les grandes villes du Maroc. S'affichant officiellement comme cafés au service des consommateurs de petit noir, de bières ou d'autres boissons, ces derniers se transforment tout simplement en PMUM parallèles. Pas loin des agences PMUM, dans le quartier du Maârif, sur les boulevards Zerktouni, Mohammed V et Hassan II, comme dans les cafés de Mers Sultan, sans compter les quartiers périphériques de Casablanca, des junkies du jeu passent la journée à parier sur des courses françaises, qu'ils suivent directement sur la chaîne Equidia, captée par satellite. Quel que soit le jour ou l'heure, pourvu qu'une course ait lieu… Idem dans les autres villes, à Rabat, Marrakech (notamment dans le quartier de Gueliz), Agadir ou Meknès où le business informel des courses de chevaux est devenu un véritable phénomène de société. Tout cela au vu et au su des autorités, et au nez et à la barbe des inspecteurs du PMUM. «Nous évoquons ce problème avec insistance lors des réunions avec les responsables. En vain. On attend que les choses changent avec le nouveau directeur de la Sorec», espère cet agent PMUM. De temps à autre, une estafette de police s'arrête devant les cafés…, sans plus. «Ils ont acheté tout le monde, chuchote cet ex-bookmaker. Les policiers, les gens de la commune … C'est une véritable mafia qui s'est installée». En moyenne, ces tenanciers de cafés ou bars, businessmen de l'informel, gagnent entre 2 000 et 10 000 DH par jour. Tout dépend de l'affluence ainsi que de la superficie du local. Les samedis et dimanches, les recettes peuvent même doubler. Les patrons de cafés vont même jusqu'à télécharger sur le Net les pronostics Ces cafés où se jouent les paris clandestins opèrent donc dans l'impunité totale. Les mardis, nombre d'établissements estampillés snacks, proposent des courses de chevaux, via la chaîne française Equidia qui transmet en direct du champ de Vincennes des compétitions, avec, au programme, des courses de trot monté, appelés dans le jargon des turfistes «lkaroussa» (ou sulky, carriole à deux roues attelées au cheval). Généralement, on y trouve deux préposés au service des clients, eux-mêmes ex-parieurs aujourd'hui sur la paille. Ce sont eux qui assurent la collecte des paris, et, sur des carnets semblables à ceux qu'utilisent les serveurs de cafés, ils notent les mises. Dans l'assistance, des dizaines de parieurs, silhouette frêle, arborent à la main un bout de papier où figure le programme des courses, en plus de la photocopie de la page pronostic du journal Paris Turf. Le tout au milieu de vendeurs de cigarettes qui se mêlent aux vendeurs de programmes et autres courtiers, des chevronnés en la matière, proposant leur expertise contre une petite commission. Le propriétaire propose gratuitement aux parieurs les pronostics des sites de Turf, comme Zeturf et Turfomania, qu'il télécharge chaque matin au cybercafé du coin et qu'il imprime en dizaines d'exemplaires. Ils constituent un des nombreux produits d'appel de cette nouvelle race de bookmakers. Plusieurs avantages à ces jeux clandestins. Le premier est que la chaîne Equidia permet aux parieurs d'avoir une idée sur les cotes des chevaux en temps réel ainsi que l'avis des jockeys, des entraîneurs et des experts invités sur le plateau. Le deuxième est que la mise minimale pour le course par course au PMUM est de 12 DH, alors que les bookmakers indépendants la fixent à 10 DH. Le troisième avantage concerne les gains : ils sont en général plus conséquents chez nos amis français qu'au PMUM. Et surtout, explique cet habitué des «hfari» : «Les agents du PMUM exigent presque toujours un pourboire pour une mise gagnée. Ce n'est jamais le cas chez les parieurs clandestins, qui paient au dirham près. Puis, on peut jouer sur place, sans avoir à faire la queue dans l'agence». Ce jeu, comme d'autres, c'est avant tout une classique histoire d'adrénaline. A quelques minutes du départ de chaque course, l'ambiance est électrique. Les deux compères se promènent avec leur carnet pour prendre les commandes des parieurs-clients. «20 DH sur le 7 gagnant, 50 DH sur le 2 à la place…». Au départ de la course, quelques retardataires se lèvent pour miser. On change alors de chaîne. Un moment après, on revient sur Equidia. A l'arrivée, les commentaires fusent de toutes parts. «Je n'aurai pas dû jouer Zizoir», lance un joueur, dépité. Le «Zizoir» en question est en fait un jockey répondant au nom de Jean-Luc Dersoir, mais peu importe… Dans cet univers, les parieurs s'adaptent au contexte français sans se défaire d'un certain sens de l'humour. Les noms des jockeys sont marocanisés : Bonilla devient Bounya (coup de poing), Soumillon devient Soumiya (surtout s'il ne parvient pas à faire l'arrivée). A la fin de chaque course, Equidia affiche le résultat final, puis, quelques minutes plus tard, les gains pour tous types de paris. Un des complices du bookmaker copie consciencieusement les mutuelles des courses et les rapporte au patron qui s'occupe, lui, du paiement des heureux gagnants au centime près. A 17 heures pile, la dernière course affiche l'arrivée. Les mines sont sombres sauf celle du patron, content de sa journée. «Venez demain tôt, la première réunion commence à 11heures», lance-t-il à des parieurs qui jurent tous ne plus toucher au course par course. Ils seront quand même là le lendemain et caressent toujours cet éternel espoir de gagner le gros lot… De véritables addicts.