Nass El Ghiwane, qu'on croyait définitivement confinés dans les festivals, refont surface avec l'album «Ennehla Shama», produit par Platinium. Onze chansons qui s'ajoutent aux quatre-vingt autres et prolongent le parcours très accidenté du groupe. Histoire d'une épopée musicale qui plongera les anciens dans la nostalgie et comblera les lacunes des plus jeunes. Nass El Ghiwane sont de retour. Avec un album orchestré par Rachid Batma, le frangin préféré du regretté Larbi qui, avant de lâcher la rampe, a pris soin d'adouber celui qui imite à la perfection son style et son timbre. Nous avons l'impression de nous retrouver au grenier face à la vieille malle, nous ne pensons pas à elle, mais à nous-mêmes, à l'âge que nous avions alors, avec qui nous frayions, ce que nous espérions, ce dont nous rêvions… Trente-cinq ans tout de même depuis Siniya, puis Lmadi fat, Ya bani insan, Fin ghadi biya khouya. Tubes incandescents d'un autre siècle, échappés de la besace d'une bande de trublions sortis du ruisseau, incapables de lire ou écrire la musique, mais pourvus d'un sens auditif phénoménal. En 1971, une bande de trublions vient secouer le cocotier de la scène musicale Le siècle dernier accusait soixante-dix balais. Il ne les paraissait pas. Il avait même fini par retomber en enfance, oubliant tout ce qu'il avait appris, cassant ses plus beaux jouets, faisant fi des convenances. Il n'alla plus chez le coiffeur, se promena en sabots sur la moquette alors en vogue et ne rangea plus ses vêtements dans les armoires en formica. Si le siècle avait rajeuni, c'est qu'il vivait au milieu des mouflets. Nés de la plus forte vague démographique de l'histoire du Maroc, ces enfants de la croissance, de la prospérité naissante, de la consommation de masse et de la colonisation, se préparaient à faire éclater les cadres de la vieille société. Pour eux, Ahmed Al Bidaoui, Mohamed Fouiteh, Maâti Belkacem… n'étaient que des reliques irrespectables. Abdelwahab Doukkali, Abdelhadi Belkhayat, Mohamed El Hiyani, pourtant au sommet de leur art, ne les épataient plus. Ils jetèrent leur dévolu sur le yéyé, sur les airs duquel ils se trémoussaient. C'était le temps des copains, des fleurs, du flirt et des surboums. Ce fut ce moment que choisit le groupe Nass El Ghiwane pour venir au monde. En fanfare et à contre-courant. Son atterrissage sur la scène musicale ne se fit pas en douceur, loin s'en fallait. Résolument chevelus, insolemment attifés, les cinq membres du groupe furent regardés comme des bêtes curieuses par les braves bourges engoncés dans leur souci de la bienséance. En sortant des sentiers balisés, ils provoquèrent l'ire des bien-chantants. Les studios d'enregistrement auxquels ils soumirent leurs premières copies les envoyèrent promener avec un mépris sifflant. Quant aux ondes, hantées par la mélopée tire-larmes, les bredouillis énamourés et la ritournelle sirupeuse, dont le succès ne durait bien souvent que l'espace d'un été, elles leur opposaient une fin de non-recevoir infamante. Boutés avec fracas et sans autre forme de procès par la fenêtre, Nass El Ghiwane pénétrèrent par la grande porte. La diffusion sur microsillon de Siniya allait leur ouvrir le chemin de la renommée. Des chansons-missiles qui sont autant d'actes de suicide dans un contexte peu clément Trente-cinq ans après, Siniya fait partie de notre patrimoine. La belle n'a pas pris une ride. Et qui se souvient de la plupart des succès de l'année 1971 ? Ainsi va la vie des chansons: quelques instants de bonheur, le temps d'une valse à mille temps, 45 tours et puis s'en vont… Excepté les belles amoureuses qui se nichent dans les cœurs pour adoucir nos solitudes. Siniya en fait partie. Avec elle, Nass El Ghiwane entamèrent leur chevauchée fantastique qui les mena au firmament, sur des destriers indociles. En s'émouvant de la perte des valeurs solidaires, fruit vénéneux de la montée en puissance du libéralisme, en envoyant des rafales contre les va-t-en guerre (Bush junior n'était pas encore président), en décriant la gangrène corruptrice, en menaçant le monde branlant d'affaissement imminent, en terrorisant verbalement la tyrannie, en se gaussant des puissants imbus de leur toute-puissance, en damnant les véreux de tout poil… Nass El Ghiwane commettaient un acte de suicide dans un contexte où la moindre incartade condamnait son auteur aux geôles. Lmahboub li bghit, Sabhan Llah sifna, Ma hamouni, et tant et tant de chansons-missiles devinrent les cantiques d'une jeunesse impatiente de changer la vie. Mais, de cette réputation d'émeutiers permanents, les cinq bardes ébouriffés se défendaient, en précisant qu'aux tremblements du temps, aux soubresauts de l'histoire et aux tumultes de cette époque agitée, ils ne faisaient qu'opposer un message de paix et d'amour, en harmonie avec leur nom, Ghiwane, qui signifie amour des hommes. Mais la légende était déjà créée, elle s'incrusta. Avec la mort de Larbi Batma, la légende des Ghiwane se met à s'effriter Sur le plan musical, il faut bien le reconnaître, Nass El Ghiwane n'ont pas inventé grand-chose. Ils ont surtout bâti sur des rythmes déjà établis. Les plus souvent sollicités sont le malhoun (Hhan ou shffaq), le aâïssawi (Allah ya moulana), le gnaoui (Wash jra lik), l'aqallal (Zad lhham), ou le chaâbi (Achams ttalaâ). Accommodés par l'immense mélodiste Allal Yaala, il sont encore plus envoûtants. Les paroles sont souvent puisées dans un fonds ancestral. Mais recyclées par Larbi Batma ou Boujmaâ Haggour, dont le sens du verbe était prodigieux, ils acquièrent un supplément d'âme, une prégnance nouvelle, nous mènent par le bout du cœur, et c'est un bonheur, résonnent fort au plus profond de nos consciences. Le «ghiwanisme» repose autant sur le dialogue des percussions (bendir, tam tam) que sur la verve des vocalistes. Mais sa magie est distillée par ces mots parfois limpides, tantôt abscons, ces métaphores lumineuses et ces paraboles fleuries. Le public s'en gargarise, les répète à l'envi, les cite à tout bout de champ. Boujmaâ Haggour était un ciseleur des mots, pourvu en plus d'une voix libre comme une bulle d'air. Malgré sa petite taille écrasée sous le poids d'un gigantesque daâdouâ, il paraissait géant. Les yeux des spectateurs étaient rivés sur lui, tant il irradiait une aura incroyable. Mais ce lutin était aussi un écorché vif, qui distrayait son insondable désespoir à coups de beuveries et de substances planantes. A force de brûler la chandelle par les deux bouts, il finit par s'éteindre. Le groupe eut du mal à s'en relever. Il pensa un moment à tirer sa révérence. Puis se ravisa. Il poursuivrait son chemin, vaille que vaille. Ce qu'il fit d'abord clopin-clopant, puis d'un pas plus assuré. Grâce à Larbi Batma, devenu l'âme du groupe. Celui-ci ne fut pas avare d'étincelles : Raghayya, Annadi ana, Narjak ana, Zad al hham, Labtana, entre autres joyaux, entretinrent la légende. Boujemaâ Haggour avait écrit quelques mois avant sa mort une chanson au titre prémonitoire, Ghir Khoudouni ; Larbi Batma, lui, troussa une ode à la mort, Assaif albattar. Les grands artistes sont toujours des êtres hors du commun. Assaif al battar est la chanson qui personnifie le mieux Batma. Elle traduit son obsession de la mort, son dégoût de la vie et sa fâcherie avec l'époque. Il appelait la mort à son secours, elle le délivra de ses tourments par une nuit pluvieuse de 1997. Et voilà le baladin céleste parti dans une campagne plus féconde que celle de ses origines, où les poètes ne sont jamais seuls, la solitude même leur tenant lieu parfois de muse. Larbi Batma n'était pas un saint, mais un personnage capital. Il n'est pas exagéré de dire qu'il faisait la différence. De combien de gens peut-on dire cela ? La mort fut un coup de grâce porté au groupe Nass El Ghiwane. Il aurait pu ou dû se défaire, il choisit, contre toute logique, de s'incruster sur la scène musicale. Mal lui en prit. Malgré le renfort des frères Batma, Rachid et Hamid, si brillants naguère parmi le groupe Masnaoua, sa légende se mit à s'écorner. Ni May doum hal ni Haoud Annânaâ, pourtant bien écrites, ne passèrent la rampe, au grand désespoir de Omar Sayed et de Allal Yaâla, les deux survivants de l'hécatombe. Le groupe s'imposa le silence pendant quatre ans. On le disait perdu à jamais pour la création. Il ne quitta pas la scène pour autant, écumant les festivals où il se contentait de chanter ses titres d'antan, qui sonnent vrai, tant ils sont à la fois intemporels et liés à leur époque. C'est probablement pour perpétuer la tradition de ces chansons qui partaient du particulier pour aller à l'universel et devenir un fantasme commun, un miroir quotidien où chacun se reconnaît, que Nass El Ghiwane se retroussèrent les manches et donnèrent le meilleur d'eux-mêmes. En résulta un album captivant, si l'on en croit le jugement du chanteur Malek, qui a partagé le studio avec Nass El Ghiwane pendant quatre mois. «Le chant est puissant, précis. Les voix de Rachid Batma, Hamid Batma, Omar Sayed et Allal se relaient efficacement. Les percussions (Rachid), le bendir (Omar), le sentir (Hamid) offrent aux lignes mélodiques du banjo (Allal) une solide assise rythmique». En fait, comme le rectifiait Omar Sayed, lui-même, amoindri par une maladie de la gorge et Allal Yaâla, qui commence à perdre la main, jouèrent seulement les utilités. La besogne a été accomplie par Rachid Batma, Hamid Batma, et le tout jeune, et déjà virtuose au banjo, Abdelkrim Chifa. L'album «Ennehla Shama» fleure bon le parfum des anciennes chansons des Ghiwane Celui qui connaît les grandes chansons de Nass El Ghiwane ne sera pas dépaysé. En effet, il y retrouvera les thèmes de prédilection du groupe : la perte des valeurs fondatrices (El Qiama), la guerre (El Qods), les blessures infligées à l'humain (La tsalouni aâla lajrah), l'écrasement des petits par les puissants (Mawal), la désolation (Laâchab)… Musicalement, le style est fortement ghiwani, avec une touche gnawie (Nahnou sifroun), une dose de chaâbi (Ya Chellal), une grande louche de malhoun (Ennehla). En fait, si Nass El Ghiwane avaient disparu tout ce temps, c'était pour boucler leur boucle : du microsillon au CD, du passé décomposé au présent recompensé.