L'évolution technologique rapide et soutenue, qui caractérise la dernière décennie notamment en matière de sciences et infrastructures de l'information, a largement transformé les modes de vie et les relations socioéconomiques. La question de savoir comment le système juridique au Maroc suit et accompagne cette mutation rapide et parfois déstabilisante prend, alors, toute sa pertinence. Une étude de l'environnement juridique et réglementaire des crypto-actifs est importante pour se prononcer sur la qualification des montages juridico-financiers de cette représentation monétaire digitale. Souvent, les réglementations encadrant les nouvelles technologies viennent en retard après des situations de vide juridique. Comment les juristes appréhendent-ils ce constat ? Le droit et les nouvelles technologies n'avancent pas au même rythme. La modernité technologique (Internet, cryptologie, génie génétique, etc.), n'est souvent appréhendée par les juristes des nouvelles technologies qu'a posteriori. Ils ne peuvent avoir la prétention ni la compétence pour couvrir tous les domaines techniques. Ils ne peuvent aspirer qu'à trouver des compromis précaires entre les exigences juridiques et les nouveaux changements socioéconomiques induits par les nouvelles réalités techniques. Wendell Holmes, qui est une référence majeure pour les juristes anglo-saxons, déclare en ses propres termes: "The life of law has not been logic, it has been experience'' (le parcours des lois n'a pas été la logique mais basé sur l'expérience). C'est exactement ce qui se passe actuellement en ce qui concerne le développement de «la cryptologie» ou ce qu'on appelle «la blockchain», plateforme d'échange de crypto-monnaie (dite aussi monnaie virtuelle) ou globalement crypto-actifs, inventée par la pratique informatique depuis 2009. Justement, les crypto-actifs posent depuis quelques années avec acuité cette problématique du cadre juridique au Maroc. Qu'entend-on déjà par ce concept ? Le crypto-actif est un moyen virtuel adossé à un algorithme informatique stocké sur un support électronique permettant à une communauté d'utilisateurs l'acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à la monnaie légale. Le crypto-actif est créé au sein d'une communauté d'internautes, également appelés mineurs , qui ont installé sur leurs ordinateurs connectés à internet un logiciel libre destiné à créer, selon un algorithme, les bitcoins qui sont ensuite alloués à chaque mineur en récompense de sa participation au fonctionnement du système. Une fois créé, la crypto-monnaie est stockée dans un coffre-fort électronique enregistré sur le support informatique de l'utilisateur, voire à distance (par exemple dans le cloud). Il est ensuite possible de les transférer via internet et de façon anonyme entre les membres de la communauté. Il n'y a pas que le bitcoin sur la liste des crypto-monnaies… Si le bitcoin constitue le crypto-actif le plus médiatisé, le plus connu et le plus valorisé, on a pu recenser en 2018 plus de 1 300 actifs de ce type dans le monde. Outre le bitcoin, d'autres crypto-actifs tels que l'ether ou le ripple, connaissent également un développement constant. Leur fonctionnement repose sur des concepts analogues à ceux du bitcoin. Est-ce que les crypto-actifs sont prévus dans la réglementation marocaine des transactions financières faisant intervenir de la monnaie ? C'est la loi numéro 04-15 portant statut de Bank Al-Maghrib qui réglemente ce champ. En effet, la banque centrale exerce seule le privilège d'émission de billets de banque et de pièces de monnaie ayant cours légal sur le territoire du Royaume (art.5). La banque centrale veille au bon fonctionnement et au contrôle du marché monétaire, à la sécurité et à l'efficience des systèmes de paiement tels qu'ils sont définis par la loi. De plus, elle assure la sécurité des moyens de paiement et la pertinence des normes qui leur sont applicables. Est-ce que cela signifie que l'usage des monnaies virtuelles est actuellement illégal ? Au Maroc, la seule monnaie ayant cours légal est le dirham. Les crypto-actifs ne peuvent pas être qualifiés au Maroc de monnaie. De ce fait, il est possible de les refuser comme moyen de paiement sans contrevenir aux dispositions de la loi qui sanctionne le refus d'accepter les billets et les pièces libellés en dirhams ayant cours légal. Pis encore, leur utilisation est aujourd'hui criminalisée, puisqu'elle tombe sous le coup de la loi pénale dont l'article 339 punit «la fabrication, l'émission, la distribution, la vente ou l'introduction sur le territoire du Royaume de signes monétaires ayant pour objet de suppléer ou de remplacer les monnaies ayant cours légal» de 5 ans d'emprisonnement et d'une amende de 500 à 20000 DH. Mais l'application de cette disposition ne sera pas aisée et va se confronter à des difficultés pratiques liées notamment à la territorialité… Justement, l'application de cette infraction aux utilisateurs de la crypto-monnaie posera un problème certain de légalité, puisqu'il s'agit d'une infraction territoriale par définition alors que la monnaie virtuelle n'a ni adresse ni territoire, elle est volatile car virtuelle. Aujourd'hui, le parquet pourrait-il enclencher des poursuites pénales à l'encontre de personnes qui importent des instruments qui interviennent dans l'opération de minage de crypto-monnaie, et sur quelle base légale se fondrait-il ? Peut-il les poursuivre au titre de l'infraction prévue par l'article 340 du code pénal qui réprime l'importation de matériel devant servir à la fabrication de la fausse monnaie. Rien n'est moins sûr, puisque cet article réprime la falsification de la monnaie légale. Que dit la réglementation de l'Office des changes sur ce registre qui touche sûrement les flux de devises ? Il faudra se référer à la législation sur l'Office des changes, c'est-à-dire les textes réglementant les avoirs et liquidités détenus à l'étranger par des marocains, les transfert d'avoirs et de liquidités à l'étranger, ainsi que le contrôle des opérations de change. L'Office des changes est le seul organisme public qui a interdit formellement l'utilisation des crypto-monnaies, les ayant qualifiées de «monnaies occultes» qui ne sont adossées à aucun organisme financier, et qui a exhorté «les personnes concernées à se conformer aux dispositions de la réglementation des changes qui stipulent que les transactions financières avec l'étranger doivent être effectuées via les intermédiaires agréés et avec les devises étrangères cotées par Bank Al-Maghrib» (communiqué de l'Office de changes du 20 novembre 2017). Pourquoi le législateur voit la crypto-monnaie avec tant d'appréhensions ? Jusqu'à aujourd'hui le rejet de la monnaie virtuelle était et reste justifié par des considérations d'ordre technico-juridique (étant donné que les crypto-actifs ne remplissent pas les attributs juridiques classiques de la monnaie, en l'occurrence la qualité d'intermédiaire des échanges, à «pouvoir libératoire», la qualité de réserve de valeur et d'unité de compte. Mais surtout par crainte de risques liés essentiellement à l'effritement du pouvoir régalien d'émission de la monnaie (un attribut de souveraineté de l'Etat), les dangers de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme (soucis de traçabilité de la monnaie virtuelle), et le risque de faux-monnayage et de contrôle de change et de fuite de capitaux. Ne serait-ce pas donc bien indiqué d'adapter le cadre juridique actuel ou de créer un nouveau régime juridique pour ces actifs au Maroc ? Les banques centrales à travers le monde rechignent encore à reconnaître la monnaie virtuelle pour les raisons déjà évoquées. Cependant, de plus en plus d'organismes internationaux financiers et de régulation bancaire examinent aujourd'hui un certain nombre de possibilités afin d'intégrer la monnaie virtuelle dans le régime de contrôle et de régulation déjà établi pour la monnaie fiduciaire et scripturale, la Central Bank Digital Currency (CBDC) est l'une de ces solutions. Il s'agit, en gros, d'une représentation numérique d'une monnaie émise par une banque centrale, libellée dans l'unité de compte officielle de celle-ci, à destination du public pour tout type d'usage et qui peut être échangée, de pair à pair, de façon décentralisée. Or, l'émission par une banque centrale de CBDC nécessite au préalable une étude de l'environnement juridique et réglementaire afin de se prononcer sur la qualification des montages juridico-financiers de cette représentation monétaire digitale. Au vu de la nature juridique de cette monnaie, il serait indiqué de modifier l'environnement juridique afin d'attribuer au CBDC les mêmes effets juridiques que la monnaie fiduciaire. À défaut de cette assimilation, il conviendrait de créer un nouveau régime juridique global propre aux crypto-actifs.