Il y a des pays arabes sans «rue arabe». Ils n'ont que des autoroutes à quatre voies, une classe ouvrière mutique importée d'Asie et des chaînes de télé dopées au pétrole qui diffusent en boucle les souffrances du monde arabe et ses nouvelles icônes hirsutes qui lancent des imprécations ou promettent des fleuves de miel, des filles à poil au pied des pommiers qui ne seront plus sources de péché. Unconcept politico-journalistique a fait florès dans les médias depuis quelques années déjà, mais connaît aujourd'hui meilleure fortune grâce à la chaîne Al Jazeera : la «rue arabe». Il fait désormais partie de la novlangue médiatique car ce ne sont pas les occasions qui manquent pour le déployer dans toutes les langues, dont celle de ce monde arabe. Ce dernier est donc à l'origine de la création d'un concept qui lui est renvoyé comme un boomerang. Il s'en accommode très bien au point de l'intégrer et de l'entretenir. La rue arabe, selon ce concept, c'est ce qui tient lieu d'opinion publique dans une démocratie normale. Celle-ci a besoin d'entretenir des liens avec les citoyens, d'anticiper leurs attentes ou de se tenir à leur écoute afin de consolider son assise. Pour ce faire, nombre de relais, de voies et de moyens sont de plus en plus disponibles et sont largement, et parfois abusivement, exploités par la classe politique, les pouvoirs en place, les décideurs de différents secteurs et tous les acteurs du pays. Relayée par les médias, l'opinion publique s'exprime à travers les sondages, qui demeurent le vecteur essentiel mais pas seulement. Les grèves et autres manifestations publiques de la foule, les pétitions et la mobilisation des leaders d'opinion sont aussi des moyens de prospection et de lecture de l'expression de la société. Alors qu'en est-il de ce monde qui a donné son nom au concept qui nous préoccupe ? Par où s'exprimerait l'opinion de sa population et comment anticiper sur ses aspirations, ses colères et ses attentes ? Traduites en arabe, ces questions ressembleraient à une bande annonce de la fameuse émission de l'excité du bocal télévisuel d'Al Jazeera, Fayçal Al Kacem, l'homme qui crie dans les oreilles des Arabes dans son talk show hystérisant nommé, précisément, «Al ittijah al mouâkis» (direction – ou sens – opposée). Opposée, cette émission l'est dans tous les sens du mot ; et c'est en partie à travers les bandes annonce, les vociférations frisant le pugilat de cette émission que la notion de «rue arabe» a triomphé. Introduite au départ par les médias occidentaux, Al Jazeera l'a installée dans tous les foyers, dans toutes les consciences arabes du Golfe à l'Atlantique. Après, on la décline selon le conflit, l'événement, le pays ou la région : «Wa mada yaqoulou acharîou al misri ?» (alors, que dit la rue égyptienne ?) Par là, il faut entendre que la foule est sortie en grand nombre pour dénoncer telle ou telle attaque israélienne contre les Palestiniens, américaine contre les Irakiens ; ou alors une augmentation du prix du pain, du lait. Rappelons tout de même qu'il est rare que la «rue arabe» se manifeste, si l'on ose dire, après des augmentations ou des magouilles politiques. Et ceci expliquant cela, la carence démocratique s'accommode très bien des techniques de communication et autres soupapes de sécurité de la vox populi dans les rues dites arabes. Faut-il préciser aussi qu'il y a des pays arabes qui n'ont pas de «rues arabes»? Non qu'ils soient dotés de structures démocratiques accompagnées des voies et relais pour l'expression de l'opinion publique ; non, ils n'ont que des autoroutes à quatre voies, une classe ouvrière mutique et apolitique importée d'Asie et des chaînes de télé dopées au pétrole qui diffusent en boucle l'agitation du monde arabe, ses souffrances, ses cadavres et ses ruines sur un ton guerrier ou faussement compassé ; ses chimères, sa bigoterie et ses nouvelles icônes hirsutes qui lancent des imprécations ou promettent des fleuves de miel paradisiaque, des filles à poil au pied des pommiers qui ne seront plus sources de péché. Une sorte de téléréalité au parfum de paradis où les nominés se la couleront douce pour l'éternité, moins le temps de la pub. Concluons dans la proximité en signalant le dernier sondage de cet institut américain, IRI, qui veut notre bonheur démocratique malgré nous. Encore une fois, on peut lire les résultats et les interprétations sous forme de fixations à caractère parano-politique du genre : «Le PJD porté par les indécis». Un ami qui veut aussi du bien au pays, d'abord parce que c'est le sien et qu'il n'en a pas d'autres, me dit que tout cela est destiné peut-être à faire voter les gens contre les barbus. C'est vrai que les Américains, Bush en tête, sont doués pour faire voter dans le sens opposé, comme dirait l'agité du bocal télévisuel moyen-oriental. Bonjour les débats dans la «rue marocaine» !