En imaginant l'état d'esprit de cette jeunesse juive russe qui rêvait d'être acceptée par le milieu environnant, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec ce qui se déroule dans nos propres universités. Avec le rêve brisé de ces centaines de milliers de jeunes… Ase focaliser sur les différences, on oublie l'évidence : oà1 que nous soyons, qui que nous soyons, à quelque aire culturelle que nous appartenions, nous sommes tous pareils : des êtres de chair et de sang dont l'affect détermine pour une bonne part les attitudes. Les blessures infligées par la vie, les deuils auxquels elle expose, les désillusions, tout cela balise un parcours existentiel qui, en vérité, ne diffère guère, que l'on soit noir, blanc, jaune ou rouge. Cette réflexion, la lecture de l'ouvrage de Yacov Rabkin, Au nom de la Torah : une histoire de l'opposition juive au sionisme y conduit, pour peu que l'on saute les siècles et que l'on fasse le parallèle avec une réalité bien actuelle. Dans cette étude, l'historien, professeur à l'université de Montréal et «juif orthodoxe moderne » s'est attaché à faire découvrir aux non-initiés ces antisionistes juifs pourfendeurs de l'Etat d'Israà«l. Par l'édification de cet Etat, le mouvement sioniste s'est fait, selon eux, transgresseur de la volonté divine. En effet, au regard de la tradition juive, les juifs, jetés dans l'exil en raison de leurs péchés, ne sont censés revenir en Terre sainte que le jour oà1 Dieu l'aura voulu. Le jour oà1 il leur aura pardonné leurs péchés et mis sur le chemin de la Rédemption. Or, en décidant « le retour à Jérusalem» – prière avec laquelle chaque enfant juif grandit- et la création de l'Etat hébreu, les sionistes se sont substitués à Dieu, d'oà1 la condamnation sans appel des harédims. Pour raconter l'histoire de cette opposition, l'auteur de l'ouvrage est revenu sur la genèse du sionisme. Il rappelle que le berceau de celui-ci a été la Russie tsariste, oà1 les juifs vont connaà®tre à la fin du XIXe siècle deux décennies cruciales. Exclus, du fait de leur confession, de larges secteurs de l'activité sociale, les réformes libérales d'Alexandre II leur ouvrent les portes de l'intégration en 1861. Pour la première fois, les juifs accèdent aux universités. Vingt ans plus tard, ils sont plus nombreux sur les campus russes que dans leurs traditionnelles yéchivas. Mais les débouchés ne suivent pas, d'oà1 la déception et la frustration. En 1881, l'assassinat du tsar provoque l'arrêt brutal de la période de libéralisme. Une vague de pogroms sans précédent déferle sur la Russie. C'est là que Yacov Rabkin situe le moment de rupture dans le rapport des juifs au monde, rupture qui va se concrétiser par l'émergence du sionisme. La tradition juive, nous explique l'auteur, tend à interpréter toute calamité comme la conséquence d'une faille dans le comportement juif. Aussi, face aux épreuves auxquelles ils sont confrontés, les juifs se doivent-ils d'être encore plus « miséricordieux, timides et bienfaiteurs», la prière et l'étude des Livres saints étant les seules armes par lesquelles il faille résister. Mais la modernité est passée par là . Et les juifs assimilés ne réagissent plus selon les canons traditionnels : ils se révoltent face au sort qui leur est fait. Rompant avec l'attitude de leurs pères qui l'ont toujours rejeté sauf à des fins défensives, bon nombre d'entre eux font le choix du recours à la force : ils s'engagent dans des partis radicaux qui prônent le changement violent de la société. Dans cette atmosphère marquée par le nihilisme et le mépris de la vie humaine naà®tront et grandiront les futurs fondateurs de l'Etat d'Israà«l «Aux origines du sionisme, écrit Yacov Rabkin, se trouve le sentiment de honte, de dignité insultée …». Si l'on devait recourir à un mot arabe pour traduire ces sentiments décrits par l'auteur, quel serait-il ? Hogra, bien sûr. En relisant cette histoire, en imaginant l'état d'esprit de cette jeunesse juive russe qui rêve d'être acceptée par le milieu environnant, et qui, après des promesses trahies, retombe dans l'exclusion et réagit par la violence, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec ce qui, depuis près de deux décennies, se déroule dans nos propres universités. Avec le rêve brisé de ces centaines de milliers de jeunes qui, dans le diplôme, espèrent trouver le sésame de la mobilité sociale. Or, en bout de course, que trouvent-ils dans leur immense majorité : le chômage. Et donc le rejet, et donc l'exclusion, et donc la hogra avec tout ce que nous lui connaissons comme conséquences. Ces deux histoires ont chacune leurs propres ressorts et on ne saurait les confondre. Leur mise en parallèle n'a qu'un objectif : faire comprendre que les mêmes causes ont tendance à engendrer les mêmes effets. A force de mépris et de souffrance, David s'est voulu Goliath. Et Mohamed, confronté à son tour à l'humiliation des vaincus, ne rêve plus que du fer qui le vengera.