La Bourse de Casablanca continue de faire du surplace. Onze ans après la crise de 2008 qui a mis à nu la bulle spéculative sur laquelle elle planait, la place casablancaise peine à retrouver durablement sa capitalisation d'avant la crise (586 milliards de dirhams en 2007 contre 589 milliards de dirhams au moment où nous écrivons ces lignes). Pis encore, elle enchaîne les années blanches en termes de nouveaux papiers et d'opérations de financement faisant appel à ce marché devenu l'ombre de lui-même. En 2018, on a compté 2 nouvelles cotations (Immorente et Mutandis) pour un montant de 799 MDH (les 10 introduction en bourse de 2007 sont un lointain bon souvenir), 7 émissions obligataires pour un montant de 767MDH et 3 augmentations de capital pour un montant de 3,5 milliards de dirhams. Une situation pour le moins ubuesque pour un pays aspirant à devenir un hub financier régional. Pour le moment, tout ce qu'on a réussi à faire, c'est de l'immobilier bon marché et quelques avantages fiscaux pour attirer certains acteurs financiers. Mais ça c'est un autre sujet. Derrière les portes fermées, certains se félicitent de cette situation, arguant que la bourse est désormais entre les mains d'institutionnels, après s'être «débarrassée» des petits porteurs qui ne seraient intéressés, selon ces «experts», que par le profit à court terme. La Bourse de Casablanca serait selon leur acception devenue plus stable. Grave erreur d'appréciation. Si les institutionnels gèrent de gros volumes, le nombre de leurs transactions est faible. En revanche, les petits porteurs apportent de la dynamique, car bien que leurs portefeuilles soient de taille modeste, ils effectuent un nombre élevé de transactions, ce qui maintient une cadence élevée d'opérations sur le marché. D'ailleurs, toutes les théories de finance de marché sont taillées sur ce petit porteur dont elles essayent de comprendre le comportement. C'est ce qui explique, en partie, le marasme de notre bourse et il n'y a aucune fierté à en tirer. Un autre facteur explicatif de cette crise, qui n'a que trop duré, est le contrôle par les banques de la place de tous les compartiments du marché financier marocain. Clarifions notre propos. Les banques marocaines réalisent l'essentiel de leur profit sur l'activité classique d'intermédiation. Les revenus en provenance des opérations de marché améliorent certes leurs marges, mais n'affectent nullement leur survie. A titre d'illustration, les banques marocaines ont gagné en 2017 davantage sur les commissions de gestion (6,9 milliards de dirhams) que sur les opérations de marché (6,8 milliards de dirhams) et nettement plus sur la marge d'intermédiation (29,7 milliards de dirhams). Du coup, elles ne sont pas pénalisées par une crise aussi longue, soit-elle de la bourse qu'elles contrôlent quasi exclusivement. Pour elles, il s'agit au pire d'un manque à gagner, sauf que le vrai risque que recèle cette main basse est ailleurs. Dans l'absolu, la non-séparation des activités de banques commerciales (collecte de dépôts, distribution de crédits et gestion des moyens de paiement) et celles de banques d'investissement (intermédiation boursière, gestion d'actifs, conseil en opérations financières), augmente les risques systémiques sur toute l'économie. En effet, contrôlant tous les compartiments de la finance, les banques peuvent être tentées de compenser la baisse des revenus en provenance de l'activité classique d'intermédiation (consécutive à la baisse généralisée des taux d'intérêt) par de la spéculation de plus en plus risquée sur les marchés financiers. On a vu cela se produire lors de la crise de 2008 et plus récemment avec les déboires de la Deutsch Bank, pour ne citer que ces deux exemples. Au Maroc, ce risque prend une forme encore plus inquiétante. Ainsi, les banques marocaines exercent un contrôle total sur tous les compartiments de l'activité financière du pays : banque commerciale, assurance, crédit à la consommation, commerce international, leasing, factoring, monétique, changes, marché monétaire, intermédiation boursière, banque d'investissement, gestion de l'épargne, banque d'affaires et récemment finance islamique. La concurrence – élément disciplinaire par excellence dans une économie de marché et principal déterminant de l'innovation – est complétement biaisée chez nous, car elle se fait entre les mêmes acteurs sur tous les métiers de la finance. En cas de crise bancaire (risque à ne pas exclure quels que soient le degré et la sophistication des contrôles mis en place par les autorités de tutelle), les banques emporteront dans leur chute tous les compartiments de la finance qu'elles contrôlent. Il est temps pour les autorités de tutelle de prendre au sérieux ce risque et le gérer convenablement, en séparant l'actionnariat des activités de banques commerciales, de banques d'investissement, des assurances et de la finance islamique. On doit se débarrasser, dans ce pays, de cette doxa du «too big to fail», car en cas de succès d'un géant, cela se fait au détriment de la saine concurrence et aboutit souvent à des abus de position. En revanche, en cas de faillite (hypothèse à ne jamais exclure, quelle que soit la taille de l'entreprise), les coûts pour la communauté sont extrêmement élevés, surtout quand il s'agit d'un acteur du secteur financier. En 2008, le sauvetage des banques en faillite a nécessité une intervention massive des banques centrales et des gouvernements. Ce qui n'était qu'une crise bancaire s'est transformé en crise monétaire et en crise des finances publiques, dont certains pays n'arrivent toujours pas à sortir. L'histoire nous a appris qu'au-delà d'une certaine taille, les banques tendent à prendre toute l'économie en otage. Une situation dont ne se rendent compte les autorités qu'une fois le lait versé ou comme disait le général MacArthur : «Les batailles perdues se résument en deux mots : trop tard».