Un millier de magasins numérotés et un autre millier d'étals font tourner l'économie de Derb Ghallef. Un commerce pas si informel que cela ; la plupart des commerçants ont des registres de commerce et paient patente et impôts forfaitaires. Le terrain est propriété de 70 héritiers qui ont entamé une procédure d'authentification auprès de la Conservation foncière. ACasablanca et un peu partout au Maroc, la joutya de Derb Ghallef est connue de tous. Mais il y a cependant deux chiffres sur lesquels personne, pas même les autorités, ne peuvent se prononcer avec exactitude : le nombre d'échoppes et de commerçants exerçant régulièrement dans ce marché et le chiffre d'affaires réalisé par ces commerces. Différents recensements ont été effectués ces dernières années. Le dernier remonte tout juste à une année. Effectué par la préfecture de Casablanca-Anfa en collaboration avec le Haut commissariat au plan, ce recensement est la première étape d'un travail en profondeur visant le réaménagement de ce site, considéré par toutes les autorités de la métropole comme parfaitement irrégulier, mais d'une grande importance économique. Les résultats et chiffres officiels de ce travail d'enquête demeurent toujours secrets même si des sources proches du dossier évoquent un millier de magasins sédentaires en plus d'un millier de commerçants occasionnels, marchants ambulants ou offrant leur marchandise sur des étals de fortune. Une information recoupée par les commerçants eux-mêmes. En 2001, ces magasins étaient de l'ordre de 738, selon un recensement effectué à l'époque par les autorités de la ville. L'augmentation du nombre de magasins réguliers est due en grande partie au développement de l'activité électronique et de piratage informatique. «C'est l'activité-phare par excellence de Derb Ghallef ces dernières années», explique Mohsin, propriétaire d'un petit magasin de matériel informatique. Derb Ghallef participe à la création d'un cinquième de la richesse casablancaise Le sentiment général chez les commerçants établis est que la pression sur ce marché pas comme les autres aurait été plus importante s'il n'y avait pas la contrainte de l'espace. Résultat : avoir un magasin en bonne et due forme à Derb Ghallef coûte très cher. Le mètre carré d'un fonds de commerce dans ce paradis de la vente casablancais est vendu entre 80 000 et 100 000 DH, quand, bien sûr, quelqu'un consent à céder son business. A titre d'exemple, le mètre carré pour des locaux commerciaux dans des coins aussi huppés que le boulevard Al Massira ou le «triangle d'or» coûte entre 40 000 DH et 50 000 DH. A Derb Ghallef, les prix atteignent des records lorsqu'il s'agit d'emplacements de premier choix, comme c'est le cas pour ceux qui se retrouvent à l'intersection de deux rues commerçantes. Pour le 9 m2, le prix peut facilement atteindre le million de DH voire davantage. «Cette différence de valeur immobilière n'est pas uniquement due à l'emplacement privilégié de ces magasins, mais également au fait que leurs propriétaires peuvent exploiter deux fois l'espace qui se trouve devant leur porte. Ce qui est très intéressant puisque cela permet d'équiper le magasin en vitrines supplémentaires et même d'y installer une activité secondaire comme la vente et la réparation de téléphones portables pour un magasin spécialisé en matériel électronique, par exemple» , explique Saà ̄d, un jeune Berbère du Moyen-Atlas qui, aux côtés de son frère, a réussi une grande percée dans le business de Derb Ghallef, et ce en l'espace de sept années (voir encadré en page 28). Excepté ces vitrines encadrées par des murs, les locaux ne paient pas de mine. Toutes les échoppes ou presque sont surmontées de toits en tôle, ce qui fait de ce groupement de magasins un immense bidonville qui fait vivre des milliers de personnes et qui participe à la création du cinquième de la richesse casablancaise à côté des autres grands souks et joutya oà1 fleurissent les activités commerciales informelles (chiffres fournis par l'enquête sur le secteur informel menée par le département du Plan en 2000). «D'un point de vue purement urbanistique, Derb Ghallef est un espace illégal puisqu'il n'y a aucune autorisation le concernant», explique un responsable de l'Agence urbaine de Casablanca. En outre, cet enchevêtrement de briques, de tôles, de planches occupe illégalement une propriété privée. En effet, la parcelle de terrain appartient, selon les services de l'Agence de conservation foncière, du cadastre et de la cartographie, à plus de 70 héritiers qui ont intenté plusieurs actions en justice pour récupérer leur bien, en vain (voir encadré en page 27). Non-propriétaires du terrain, les commerçants de Derb Ghallef sont régis par un autre régime foncier, celui du «tanazoul». Autrement dit, chaque «propriétaire» paie un pas-de-porte qui lui permet de bénéficier provisoirement du bien. Ils sont en quelque sorte propriétaires du local et non du terrain. Cette irrégularité urbanistique a empêché le marché d'être alimenté en eau et en électricité et d'être doté d'un réseau d'assainissement. 200 DH par semaine de frais d'électricité payés à un propriétaire de groupes électrogènes Si, de l'avis de la majorité des commerçants, le raccordement en eau potable et en assainissement n'est pas un problème en soi, celui de la non-disponibilité de compteurs Lydec pour l'électricité leur pose énormément de problèmes. Imaginez le temple de l'électronique et de l'informatique puisant l'énergie électrique dont il a besoin dans des groupes électrogènes fonctionnant au gasoil. En principe, chaque ruelle commerçante dispose d'un équipement, propriété d'une tierce personne qui perçoit une redevance quotidienne ou hebdomadaire. En moyenne, elle est de l'ordre de 200 DH par magasin et par semaine. Et pourtant, Lydec a été officiellement saisie en 2000 par les commerçants de Derb Ghallef pour les brancher au réseau de la ville. Le concessionnaire a même commencé l'installation des câbles en souterrain, mais le projet n'a pas abouti. Cinq années plus tard, la même Lydec a proposé aux commerçants de leur installer un transformateur à basse tension pour leurs propres besoins en électricité. Il fallait pour cela payer la somme de 350 000 DH. La cotisation de chaque magasin a été fixée à 3 500 DH. Aucune suite n'a été donnée à ce projet puisqu'il lui manquait l'adhésion des propriétaires. Plusieurs mois plus tard, les rares personnes qui ont payé ont été remboursés et le projet rangé dans les cartons. Un commerce informel qui paie des impôts forfaitaires Cette situation d'irrégularité de l'une des plus grandes plates-formes commerçantes du Maroc ne veut pas dire que la totalité de l'activité qui s'y exerce échappe à l'Etat. En effet, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les commerçants de Derb Ghallef paient des impôts. En effet, tous, du moins ceux officiellement répertoriés, disposent de registres de commerce et s'acquittent donc de la patente. En outre, chacun d'entre eux se trouve dans l'obligation de payer une taxe annuelle à la perception en remplissant un formulaire spécialement édité à cet effet. «Ils sont soumis à un système d'imposition au forfait. Le montant de ce dernier dépend du type d'activité et de la superficie du magasin», explique un inspecteur à la direction régionale des Impôts de Casablanca. Exemple : un magasin de 12 m2 vendant de l'électronique et du matériel son et image est soumis à un impôt forfaitaire de 50 000 DH par an. Mais les montants les plus courants vont de 5 000 DH à 10 000 DH, en moyenne. «Il ne faut pas oublier que personne ne déclare en totalité les montants de ses revenus», explique ce commerçant qui avoue à peine un chiffre d'affaires de 200 000 DH. Il est vrai que sa petite boutique vendant des CD piratés ne paie pas de mine. Mais tous dans ce temple du gain et de la débrouillardise savent que les revenus réels dépassent de très loin ce qui est déclaré. Par exemple, le chiffre d'affaires d'un magasin d'ameublement tourne autour de 800 000 DH par an. Mais l'activité la plus lucrative demeure sans aucun doute l'électronique. Ecrans plasmas, récepteurs numériques ou tout simplement ces petits accessoires qui font de chacun d'entre nous un citoyen du XXIe siècle rapportent gros. Déménager ou réaménager sur place ? Aucune piste n'est privilégiée pour le moment par les autorités Et la majorité de cette activité se déroule dans les règles. Factures et garanties sont de plus en plus de rigueur. Les grandes marques d'électroménager ont même élu domicile dans l'enceinte de Derb Ghallef. Résultat : des chiffres d'affaires qui flirtent avec les deux millions de DH par an. En gros, on estime le chiffre d'affaires de ce marché aux puces, dont la renommée a dépassé les frontières du Maroc, à plus d'un milliard de DH. D'une grande importance économique, Derb Ghallef pose pourtant de nombreux problèmes de salubrité. Chez les officiels, le sujet est tellement sensible qu'ils préfèrent ne pas en parler. Agence urbaine, Conseil de la ville, wilaya du Grand Casablanca et préfecture de Casablanca-Anfa, attestent du caractère urgent de la situation sans pour autant faire aucune déclaration officielle à la presse. Des membres du conseil de la métropole avouent même avoir réfléchi à inscrire la situation de ces commerces à l'ordre du jour de leurs réunions, et ce à plusieurs reprises, sans pour autant réussir à l'imposer. Mais, à l'heure oà1 les autorités de la ville travaillent sur le schéma directeur et les plans d'aménagement, la préfecture de Casa-Anfa, dont dépend territorialement Derb Ghallef, travaille sur deux scénarios. Le premier concerne un réaménagement sur place des différents commerces. Mais pour cela, il faudrait trouver un compromis avec les propriétaires du terrain. Le second prévoit de déménager entièrement le site, «mais aucune décision n'a encore été prise» , souligne un haut responsable proche du dossier. Quant aux activités illégales, les mots d'ordre ne peuvent être que la sanction et la répression, aussi bien contre les trafics en tout genre que contre les entreprises bien portantes et qui se cachent derrière l'informel pour échapper au fisc.