F.. , mon amie de toujours , une vraie Marrakchi de chez Marrakchi me téléphone vers 13 heures . Au son de sa voix, je comprends qu'un malheur était arrivé. Elle m'apprit, sidérée, que ‘'ç'a y est'' une explosion avait eu lieu au cœur même de la ville ocre. ‘'C'a y est'' venait suite à nos nombreuses discussions accompagnant nos excursions de ressourcement dans cette ville où mon père est né et où j'ai passé les belles années d'une vie. "C'a y est" voulait dire que ce qu'on redoutait est arrivé. F… qui connaît la grande hogra que vit la population marrakchi devant un néocolonialisme à peine déguisé me disait souvent ‘' ça va finir par exploser tout cela'' ! Elle-même explose tous les jours de colère contre un envahisseur venu planter sa boîte de nuit juste devant sa maison au Guéliz. Une belle petite villa dans une rue qui n'a même pas encore quitté son appellation coloniale. Un petit hâvre de bonheur et de paix que je comparais, très jeune, à une'' clinique des nerfs''. L'on y entendait gazouiller sans répit dans le bigaradier du jardin, les ‘' tibibts'', annonciatrices de visiteurs selon les croyances d'un peuple des plus hospitaliers. Ma copine, comme tous ses voisins est aujourd'hui victime résignée d'une pollution sonore des plus agressives. Car rien n'y fit lorsqu'elle alla se plaindre à qui de droit, non pas en femme pieuse outragée par la perversion mais en citoyenne au droit inaliénable à quelques heures de sommeil nocturnes. On lui répondit que les tenants de la boîte de nuit étaient indélogeables pour les raisons que l'on peut deviner. La devinette est beaucoup moins difficile du balcon de ma copine d'où l'on peut voir des enveloppes insolites passer de main en main. F… déprime contrairement à sa vieille maman qui s'en remet à la fatalité et courbe l'échine, un petit chapelet entre les mains , un éternel et délicieux sourire comme accessoire à sa takchita de femme voulant figer un passé sans bruits dans sa tête. F… rêvait souvent de faire ce que fit une autre vieille dame, rebelle celle-là. Sa maison se dresse fière de sa victoire devant les vestiges de ce qui fut un haut lieu de tapage nocturne. Qui ne connait la courageuse Hajja qui tint tête au fils de notable venu poindre son droit sur-constitutionnel de faire ce que bon lui semblait à sa face de hajja ? Juste parce que son papa était l'ami d'un ami de qui on sait. Une boîte de nuit avait jailli comme on aimerait que jaillissent des écoles et avait imposé ces décibels ‘'troueurs'' de tympan. Ninny avait décrit l'astucieuse trouvaille de cette sexagénaire non-violente qui avait loué d'immenses baffles et avait fait du contre-bruit jusqu'à en faire vaciller la proche Koutoubia en mettant à fond la lecture du Coran. Elle avait répondu aux autorités qui se sont déplacées comme un seul homme pour questionner l'infâme, qu'il était plus logique d'être assourdi par le Coran au pays du Prince des Croyants que par les productions de DJ en folie ! Les dignitaires s'en étaient repartis tête basse. On ne résiste pas à cet argument. C'est très dangereux … J'avais trouvé cela génial et digne d'un Ghandi au délicieux accent marrakchi , initié de plus à l'ésotérisme makhzénien. Confiante en ce génie de contestation tranquille et non-violente, je me plaisais à aller déambuler dans les rues de Marrakech en étant sûre que la violence n'était pas dans le tempérament de cette ville nonchalante et pleine de finesses. Les manifestations sont maintenant un exutoire honorable pour Hajja Ghandi and co. Mes circonvolutions rituelles commençaient ou finissaient ou passaient mécaniquement par…Argana. J'eus froid au dos en écoutant F… me dire que l'acte criminel avait éventré ce relais obligatoire dans ce retour vers l'enfance. Il y a quelques mois encore nous y avions bougonné, elle et moi, déversant gentiment notre fiel sur une glace au goût insolite, assises là où certainement quelqu'un avait perdu la vie avant-hier. A quelque décompte de semaines près, cela aurait pu être moi ou ma copine ou ma fille !!! Nous étions ulcérées ce jour là par un carré noir qui cachait l'appareil de projection des films du dixième festival du cinéma et qui ressemblait étrangement à la kaaba. Ce carré narguait nos sensibilités et surtout exerçait une superpuissance sonore insoutenable. Il était le symbole même de cette modernité incongrue venue en un tour de main administratif faire taire les sons d'une authenticité millénaire aphone subitement. Je n'ai rien contre le septième art mais j'étais venue écouter les rumeurs de la place ; les fifres aigües et les tambourins emballés. Le carré noir avait écrasé toute vie artistique autour de lui. Argana était ce donjon d'où l'on pouvait voir souffrir un monde étouffé par un autre tout en sirotant quelques gorgées consolatrices ! J'avais conseillé à mon amie de baisser la voix parce que c'était tabou lorsqu'on avait un voile de dénigrer les festivals. On pourrait croire qu'on est contre l'art ! Quel bonheur de voir des militantes du 20 février sans voile dire enfin que ‘'Mawazine'' est une honte. Sans voile certes mais avec une bonne cervelle dans le crâne ! Argana est éventrée me dit F… comme une lamentation et une nostalgie naissante! Touchée !!! Il y a quelques semaines encore, j'y avais entraîné mon frère cadet et lui avait fait savourer le thé dont seule ‘'Argana' avait le secret. Non pas que leur menthe vienne d'une autre planète ou que leur thé soit un cru poussant sur la muraille même de chine mais parce que Argana était une convergence de symboles. Son appellation à elle seule réveillait des relents d'une amazighité vécue comme un petit coin de paradis dans notre enfance. L'arganier cernait les souvenirs de nos vacances passées au bled où les odeurs de cette huile ‘'archéologique'' ont chatouillé nos narines de gamins affamés après de longues courses derrière les écureuils locaux et éduqué nos goûts à d'autres saveurs. Argana meurtrie et en ruines ! Argana, cette fenêtre sur un temps révolu ; celui des troubadours, des conteurs et des montreurs de temps indomptables. Argana, cet espace où on pouvait être nostalgique tout en restant dans l'air du temps : la consommation. Argana , ce lieu où des morceaux de passé se vautrent aux pieds d'un présent mondial ! Lieu où les gourmets de la convivialité marocaine viennent s'abîmer en calories. Argana n'était pas un paradis mais c'était Argana tout simplement ! Argana n'était pas un lieu de perfection, juste une réussite commerciale ancrée dans l'authenticité d'une place mythique. Le service n'était pas des meilleurs non plus . Un des employés se plaisait à servir sournoisement des propos misogynes avec ses livraisons. Mon thé sans sucre m'était même paru un jour un peu plus amer, concocté par lui. Il m'agaçait ! J'espère que rien ne lui est arrivé à ce pauvre bougre qui a hérité de ces propos comme de sa couleur de peau ! Il n'y a jamais de raison de souhaiter la mort de quelqu'un sauf si on est à côté de l'humanité ! Il arrivait aussi qu'Argana nous offre la rencontre de têtes patibulaires ou encore de grosses têtes du show-biz qui vous écrasent d'insolence dans un lieu de modestie. Des têtes qu'on éprouve un malin plaisir à ignorer pour les laisser macérer dans le jus de l'indifférence .Peut-on avoir mal de ne pas être reconnu alors que Youssef Bnou Tachafine est à quelques enjambées , méconnu et ignoré par le ministère des Habous comme pour se venger d'un roi trop illustre ! ? Argana , lieu de confrontations de nos différences de races , de statuts et de rêves et pas que culinaires . Lieu de modestie et d'ostentation, de feintes et de reconnaissances, de senteurs et de splendeurs et maintenant lieu de… terreur ! Qui a bien pu faire cela !? Quel animal a pu se permettre de rayer toute cette richesse symbolique sur un coup de tête ou une conviction tordue !? ‘'Animal'' est une insulte à l'animalité qui ne tue jamais sans raison ! La piste terroriste est déclarée ! Est-elle avérée !? Est-ce tout simplement une récupération d'un accident au gaz à toute fin ‘'anti-terroriste'' utile ? Est-ce toute cette amertume causée aux marrakchis par cette exclusion de leur propre quotidien qui aurait ressurgi comme un acte désespéré ? Personne ne semble le croire ni le penser ? Al Qaida , cette Hagouza comme dirait Mernissi a donc encore frappé ! Pourquoi AQMI aurait-elle laissé le club Med et ses fourches ‘'diaboliques ‘'à quelques pas d'Argana et aurait sabordé un des rares lieux où l'on pouvait être bienheureux sans aucune goutte d'alcool ? Pourquoi là ? Pourquoi maintenant, alors que le tourisme est en train de faire chute libre et que l'immobilier refroidit parce une crise mondiale calme ses ardeurs immobilières vécues comme un traumatisme par les petites gens ? Pourquoi et pourquoi et pourquoi ? A qui profite le crime ? Et surtout pourquoi devrait-on croire sur parole le Makhzen ? Il y a ainsi des rumeurs qui laissent sceptiques sachant que, pardonnez la mauvaise ironie de l'expression, il n'y a pas de fumée sans feu ! Après tout, l'emprisonnement de Ninny est un signe évident entre d'autres, de la gêne provoquée par l'étau du printemps marocain. Le terrain de l'économique et le sujet des fortunes et des magouilles sont un point des plus sensibles pour un pouvoir qui, s'il a lâché du lest politiquement et a donné l'impression d'une respiration n'est pas prêt à aborder la question qui fâche voire qui tue puisqu'elle fait voir rouge ! Rouge Argana ? Rouge Marrakech ? Rouge sang ? Devant l'ampleur des dernières contestations, le Makhzen était pourtant et habilement bien parti pour le fameux et triste adage : ‘' la dictature c'est tu causes pas, la démocratie c'est tu peux toujours causer !''. S'est-il trouvé acculé à réagir parce que si l'on peut facilement partager un pouvoir chancelant, on ne partage pas aisément le magot amassé grâce à ce pouvoir …chancelant justement ? Scénario extrême ? Stratégie de diversion dont Argana paie le prix exorbitant en vies humaines ? Je ne peux le croire ! Ce serait trop bête et trop méchant même pour un système connu pour être les deux! Ce système nous a habitués à la méchanceté mais la bêtise serait tellement évidente dans ce cas que même le petit peuple marocain redresse les oreilles qu'on croit trop longues et trop dociles. Tous les doigts sont pointés vers le Makhzen et tant mieux, même si rien n'est sûr ! Cela est annonciateur d'une ère nouvelle où on ne gobera que les mets authentiques, tout comme ceux qui étaient servis dans la regrettée Argana. En attendant de voir plus clair dans cette affaire, il est judicieux de présenter nos condoléances les plus sincères à ceux qui ont été touchés par le drame. C'est-à-dire la famille des victimes mais aussi tous les marocains et les habitants de cette planète villagisée qui rêve de paix et de prospérité …partagée.