Depuis le début de l'année, et à l'heure où ces lignes sont noircies, Mohamed VI en est à son troisième voyage à l'étranger, consacrant pas moins de soixante jours à des déplacements entourés d'un halo de mystère et d'un silence assourdissant. Ainsi, après la France, le 4 janvier pour dix neuf jours, les Emirats Arabes Unis, le 26 avril, pour treize, le roi du Maroc se trouve depuis le 10 mai, en déplacement privé et impromptu, sans que nul ne soit capable d'affirmer avec certitude sa destination, ni la date de son retour au pays. En l'absence de toute communication digne de ce nom, les rumeurs les plus approximatives vont donc bon train sur la motivation réelle de toutes ces pérégrinations. Rares sont les pays, exception faite pour quelques dictatures en voie d'extinction, où le chef de l'Etat peut ainsi se permettre des congés en mode «open», en sus des autres vacances surprises et se passer d'annoncer ses périodes de congé. A l'évidence, poser la question de savoir si cette catégorie de congé est payée relève d'une pure perte de temps, le budget du palais ne souffrant aucune discussion et ses dépenses n'étant soumises à aucune sorte de contrôle, en vertu de la nouvelle constitution qui met la monarchie à l'abri de tout contrôle ou reddition de comptes. Mais une question d'importance demeure, tout de même, qui engage un débat de fond, politique et constitutionnel : Mohamed VI est-il dans son droit, lorsque, cumulant les fonctions régaliennes de roi, de Commandant en chef des forces armées et de Chef d'état-major, il prend la liberté de s'absenter aussi souvent et aussi longtemps, sans même prendre la peine d'annoncer ni la date de son voyage, ni la durée de celui-ci, ni le nom de l'intérimaire en charge des affaires du pays durant son absence, comme il est coutume de procéder dans n'importe quel autre pays dans le monde ? Conformément à la constitution qu'il s'est fait concocter, le roi semble déterminé à poursuivre dans la voie de la monarchie exécutive, en vertu de laquelle il règne et gouverne. Chef de l'Etat et de l'Etat-major des forces armées, il préside également le Conseil suprême de la magistrature et le Conseil des ministres, sans oublier la Commanderie des croyants. Celui qui s'octroie délibérément autant de pouvoirs et de responsabilités devrait également s'appliquer le principe de la reddition des comptes pour l'exercice de ses fonctions et accepter de dévoiler des pans entiers de sa vie privée : bulletins de santé, périodes de congés, voyages officiels ou privés, voire même son emploi du temps quotidien, comme il est de coutume à la Maison blanche ou à l'Elysée. On se souvient de la levée de bouclier suscitée par le Safari africain de Juan Carlos d'Espagne. Un voyage qui aurait pu passer totalement inaperçu, dans cette monarchie parlementaire, si l'accident survenu au souverain espagnol n'était venu assombrir son déroulement et dévoiler aux Espagnols les raisons du déplacement royal : la chasse à l'éléphant. Les espagnols avaient très peu gouté l'inclination de leur roi pour ce luxueux voyage, agrémenté de gros gibier, aux frais du contribuable, au moment où la crise économique les prenait cruellement à la gorge, précipitant des millions d'entre eux dans les affres du chômage, de la misère et des lendemains incertains. Accablé de toutes parts pour son comportement irresponsable, le roi d'Espagne n'avait alors eu d'autre choix que d'apparaître contrit, pour battre sa coulpe, sur toutes les chaînes de télévision espagnoles. Même en Arabie saoudite, régime théocratique, le roi se plie à l'exercice d'annoncer officiellement ses déplacements, y compris les plus privés d'entre eux, et délégue ses pouvoirs, comme il l'a fait dernièrement lorsqu'il s'est agi de sa dernière visite au Maroc. Pourtant au royaume wahhabite, un pays gouverné par une famille et où aucune constitution, ni élections, ni parlement, ni diversité politique, ni impôts, ni liberté d'expression n'ont droit de cité, on témoigne encore d'un minimum d'égards pour l'opinion publique et le petit peuple. L'absentéisme du roi pose aujourd'hui un réel problème constitutionnel, politique tout autant que moral. La constitution marocaine est ainsi faite que le régime marocain est une monarchie exécutive par excellence. A ce titre, le roi est le seul et véritable patron. Il endosse les plus hautes fonctions et les plus hautes responsabilités, au sommet de la pyramide du pouvoir. En référence au texte même de la constitution, qui oblige tout responsable à rendre des comptes, de plus grandes responsabilités devraient impliquer une reddition proportionnée des comptes. Mais en exemptant le roi de cette contrainte, la constitution a fait du cas marocain une monarchie exécutive exceptionnelle qui ne ressemble à aucun autre régime exécutif où les chefs de l'Etat doivent, tout de même, répondre de leurs actes. Un autre sujet de préoccupation, passé sous silence, dans le corpus de la constitution et évoqué seulement par une infime minorité de chercheurs et d'observateurs, est l'intérim en l'absence du roi. C'est qu'il est tellement difficile d'imaginer voir confiés à une seule et même personne autant de pouvoirs, en cas d'incapacité de les assumer pour toutes sortes de raisons. Sur le plan politique, le roi se considère comme un arbitre du jeu politique. Mais, dans la réalité, nombreux sont les évènements qui ont démontré qu'il est un acteur de premier ordre. Un drôle d'arbitre, qui n'hésite pas à interférer, comme lorsqu'il s'est ingéré dans le cours de la justice, ordonnant la libération des mineurs, impliqués dans les émeutes qui ont suivi le match RAJA/FAR à Casablanca d'avril dernier. Un drôle d'arbitre également, qui joue le « retardateur » dans la crise de la coalition gouvernementale, en « demandant » à Chabat, selon les dires de ce dernier, de surseoir au retrait de l'Istiqlal du gouvernement, une demie heure seulement après la prise de cette décision par le congrès du parti en question, réuni à cet effet. Une semaine plus tard, Benkirane, en pleine réunion de cabinet, confirmait que le roi maintenait sa confiance à l'ensemble des membres du gouvernement, les « Istiqlaliens », y compris ! Un interventionnisme aux antipodes de tout arbitrage qui paralyse et qui constitue un obstacle à tout progrès. Les querelles intestines au sein du gouvernement qui se poursuivent à fleurets non mouchetés, depuis quatre longues semaines en sont la plus éclatante démonstration, alors qu'une crise économique sans précédent, pointe ses effets dévastateurs, à l'horizon. Sur le plan diplomatique, la même préoccupation se pose quant à l'empreinte du roi sur la conduite des affaires étrangères. Que d'occasions ratées par le Maroc, à des réunions et des conférences internationales, où se bousculait le gratin de la diplomatie mondiale et où le Maroc était représenté par des individus sans légitimité constitutionnelle, ni autorité, pour négocier avec les chefs d'Etat étrangers ou engager la responsabilité de notre pays. Enfin, quelle signification particulière donner à l'absence du roi alors que le Premier ministre d'un pays de l'importance de la Turquie nous rendait visite ? Un manquement à son devoir qui n'est malheureusement pas une première à mettre à l'actif du roi. Dans un passé récent, il avait refusé de rencontrer le Premier ministre tunisien, Hammadi Jebali, en visite officielle, dans notre pays, au prétexte d'un emploi du temps chargé. Quel prétexte autre qu'un agenda chargé, invoquera-t-on au Palais, cette fois, pour justifier l'absence du roi, lors de la visite d'Erdogan ? Et si l'adage marocain prétend que «l'absent a toujours sa justification sur lui», chacun sait qu'aucun individu, aucune autorité, ni aucune institution n'osera jamais exiger de Mohammed VI qu'il s'explique sur les raisons de son absentéisme ! Traduit de l'arabe par Salah El Ayoubi - version originale ici