Avec M'barek El Bekkay et Ahmed Balafrej, feu Abdallah Ibrahim est le troisième et dernier chef de gouvernement du Maroc indépendant. Depuis qu'il a quitté la Primature en 1959, avec le départ du gouvernement des ministres de l'UNFP qui venait d'être créé sous l'impulsion des Ben Barka, Fquih Basri, Abderrahim Bouabid et autre Mahjoub Benseddik, le Maroc n'a plus que des Premiers ministres. Portrait de l'une des personnalités politiques les plus marquantes du Maroc des 50 dernières années. Abdallah Ibrahim est l'un des tout derniers leaders politiques marocains disparus. Il nous a quittés il y a à peine quelques mois. Il était à la fois un penseur reconnu, un homme de lettres et de culture éclairé et clairvoyant, un nationaliste sincère, un politicien pragmatique et réaliste doublé d'un intellectuel dont la sagesse, l'objectivité, la perspicacité, l'indépendance d'opinion et la fidélité aux principes ont forcé le respect aussi bien de ses amis politiques de gauche que de ses adversaires politiques, toutes sensibilités confondues. Du petit au grand “jihad” Avec la disparition d'Abdallah Ibrahim, le Maroc a perdu l'un de ses politiciens visionnaires qui ont marqué de leur empreinte les premières années du Maroc indépendant. Il prit ainsi une part importante tant au petit jihad, celui de la lutte nationale pour l'indépendance, qu'au grand jihad des premières années de l'indépendance avec le départ de l'administration coloniale et le lancement des premiers chantiers économiques, sociaux et politiques dont la mise en place des premières structures et instances politiques du nouvel Etat indépendant. C'est ainsi qu'il assuma plusieurs postes ministériels dans tous les gouvernements des trois premières années de l'indépendance sous la direction des chefs de gouvernement que furent respectivement M'Barek El Bekkay puis Ahmed Balafrej et au sein desquels il fut nommé à la tête de plusieurs départements ministériels dont notamment celui de l'Information et de la Culture. Au sein du gouvernement comme dans l'opposition, à la tête de l'UNFP durant la première décennie de sa fondation suite à la scission du Parti de l'Istiqlal en 1959, ou après 1975, lors de la nouvelle scission provoquée au sein du grand parti de la gauche marocaine ave le départ des troupes d'Abderrahim Bouabid qui allait fonder l'USFP et le cantonnement d'Abdallah Ibrahim dans une alliance stratégique avec Mahjoub Benseddik, entre une UMT menacée de toutes parts par les tentatives de créer de nouveaux syndicats et une UNFP réduite à sa plus simple expression. Fidélité aux principes Dans un cas comme dans l'autre, Abdallah Ibrahim est resté fidèle à ses principes : défense des travailleurs et opposition à toute forme de division et d'affaiblissement de la classe ouvrière, alliance stratégique entre travailleurs, notamment les agriculteurs et les enseignants dont il a toujours fait partie, et le mouvement estudiantin, promotion de la femme, militantisme agissant pour le développement de l'enseignement et de l'éducation, de la culture et des arts, pour la promotion des valeurs de liberté, notamment d'expression, dénonciation des gaspillages des ressources naturelles et financières de l'Etat et lutte sans répit contre toutes les formes d'impérialisme. Des constantes qui ont marqué l'itinéraire politique de cet homme aux mains propres et au grand cœur. Attaché aux valeurs du pays et à une éducation fondée sur l'altruisme, l'esprit de sacrifice, la fidélité et la vie des gens simples. J'ai connu feu Abdallah Ibrahim de la même façon que les hommes et les femmes de ma génération ont pu faire sa connaissance. Nous, les enfants et les jeunes des années 50/60, nous voyions en lui à la fois un brillant professeur et un leader politique charismatique sensiblement différent de toutes les autres personnalités politiques marocaines. Un homme qui parlait très peu, mais écrivait et méditait beaucoup. Egal à lui-même Avec le temps , et après un parcours avec Si Abdallah Ibrahim, suivant son itinéraire durant près d'un demi-siècle, j'ai constaté qu'il n'a été affecté ni par les dissensions de la fin des années 50 au sein du gouvernement et de l'Istiqlal, ni par la scission de l'USFP en 1975 et encore moins par la marginalisation dont il fera l'objet depuis. Pratiquement jusqu'à la fin de l'ancien règne. N'empêche qu'Abdallah Ibrahim est resté fidèle et égal à lui-même. Il n'a été marqué ni par les dissensions, ni par les différends politiques et encore moins par les manœuvres de ses adversaires et l'ingratitude de anciens amis politiques. Le plus marquant de sa personnalité est qu'il n'a jamais donné un quelconque crédit aux postes honorifiques, ni aux portefeuilles ministériels, fusse-t-il celui de chef de gouvernement. Poste qu'il a assumé jusqu'en 1959 où il sera le troisième et le dernier chef de gouvernement de l'histoire du Maroc, avant que ce poste ne soit définitivement supprimé et l'adoption d'un nouveau système qui fait de l'ancien chef du gouvernement un simple Premier ministre. Demain la terre changera Pour terminer, je rappellerais que quelques semaines avant la disparition de Si Abdallah Ibrahim, mon ami l'écrivain Mohamed Louma, ancien militant de l'UNFP et qui était sur le point d'écrire un livre consacré à la biographie de cette grande personnalité politique marocaine, me rappelait dans une discussion à bâtons rompus dans un café de Rabat une autre facette de sa personnalité, celle de l'homme de culture et de lettres, de l'écrivain littéraire distingué. La plume a préfacé dès les années soixante un excellent livre, le premier du genre écrit par une femme marocaine, en l'occurrence Mme Fatima Raoui. Ce roman s'intitulait «Demain la terre changera». Un geste qui avait pour lui une double signification : promouvoir la culture et œuvrer pour la promotion de la femme, geste précurseur qui en dit long sur cette personnalité incomparable. Traduit de l'arabe par Omar El Anouari