Prison centrale de kénitra Son histoire est liée à celle de Mohamed Azzou, des frères Amakhchoub et de la psychose qu'ont vécue les villes d'Ifrane et d'Imouzzar durant les années 90. Sa cavale est celle qui a été partagée par, dit-on, une centaine de malfrats qui ont élu domicile dans les soubassements de la montagne pour terroriser toute une région. Baâlla dit avoir été victime de sa fougue, de sa méconnaissance des dangers qui le guettaient en rejoignant des maquisards d'une autre espèce. Il affirme que la vie lui avait joué un sale tour. À la prison centrale de Kénitra, c'est un nom parmi tant d'autres. Mais personne ne peut oublier qu'il a fait partie de cette horde qui a mobilisé le plus grand nombre de forces de l'ordre dans le pays avant 1996, date de l'arrestation d'Azzou, Amakhchoub, Baâlla et toute la bande jugée en grandes pompes et dont les membres sillonnent aujourd'hui le couloir de la mort. Retour sur une autre version de ce grand épisode du banditisme à la marocaine. Il ne faut pas trop s'étaler avec les locataires du pavillon B pour vous faire un topo de la vie dans ce long et froid couloir, dit de la mort, bien que la mort n'y rôde que subrepticement, pour effrayer des âmes effilochées et en perdition. Il suffit de poser une question du genre : quels sont les visages qui sont les plus célèbres dans le couloir ? Les détenus citent volontiers Ninja, Al Khanfouri, Boutoul, Echalha, Boulouhouch, Amakhchoub, Mjinina (suicidé depuis), Hmad, Kassimi, Arbad, Khouia, Knour, Bakloul, El Bahloul, El Hadri, Tmassti, Kabal, Mahrach et tant d'autres noms qui portent chacun, à son échelle, une lourde histoire de crimes, de regrets, de fausses repentances, de solitude et d'attente de l'inéluctable. Le nom de Baâlla fait partie de la deuxième catégorie des détenus, ceux qui sont là, mais qui n'en jettent pas beaucoup. On les connaît parce que leurs noms ont été liés à de grands épisodes de la criminalité dans le pays, mais ils n'ont pas le charisme des autres, ceux qui font nourrir les mythes les plus farfelus, après avoir été logés entre quatre murs depuis plusieurs années. Pour sortir des grandes figures qui ont fait jaser depuis des années, nous nous sommes intéressé à une figure cruciale, mais qui reste dans l'ombre. Un bonhomme qui a inscrit son nom sur la liste très fermée des grands bandits, mais dont le passage à Kénitra demeure une énigme tant il est effacé, tant son attitude laisse ses connaissances les plus proches perplexes. Voici donc le parcours d'un “bandit par accident”. Le grand Atlas L'enfance d'un gosse sur les hauteurs de l'Atlas ne ressemble pas à celle d'un citadin qui grandit au milieu du béton armé, longeant les trottoirs à la recherche d'un bout de fraîcheur à l'ombre d'un arbre solitaire. Baâlla (c'est l'unique appellation qu'il porte, qu'il a toujours porté et qu'il portera jusqu'à la tombe) grandit dans la nature. Le vert est pour un long moment sa couleur mentale. Les arbres, les ruisseaux, les marches en compagnie d'autres gosses dans les vertes prairies sont le lot quotidien d'une vie d'insouciance. «J'ai de bons souvenirs de cette période de ma vie. Mais c'est loin aujourd'hui. Cela fait dix ans que je n'ai pas revu cela même pas en rêve». L'air amer qu'il affiche en parlant de son passé laisse entrevoir une grande nostalgie pour cette époque. Mais le bonhomme sait que le train est passé sur les vestiges des jours depuis de très longues années. Il faut se résigner et accepter : «D'ailleurs, il faut être fou pour espérer qu'un jour la vie change et soit autre chose que regret. Je suis condamné à porter ce lourd fardeau comme d'autres portent leurs poids sur le dos. Je sais que le seul moyen pour oublier et de demander pardon à tous ceux qui ont un jour souffert par ma faute. Pour le reste, j'ai été bien trop ignorant pour savoir où toute cette folie pouvait me mener». Et la vie sur les hauteurs peut parfois sembler un don du ciel tant la joie y imprime toute sa grâce. Pour Baâlla, rien ne pouvait présager un avenir aussi serti d'embûches. Il se croyait promis à une vie douce et calme comme tant d'autres gosses de sa région : «on m'aurait dit que je finirais dans un couloir comme celui-ci, j'aurai éclaté de rire. Je n'ai jamais soupçonné, pas l'ombre d'un doute, que je pouvais un jour devenir un criminel que les gens craignent. J'ai toujours été calme. Je ne me bagarrais pas quand j'étais enfant. Je n'aimais pas la violence. Je faisais mon chemin sans problème jusqu'au jour où je me suis retrouvé au milieu des autres, sur la montagne, dans la forêt». La grande cavale «Je me souviens du jour où je me suis retrouvé avec trois autres types dont je ne citerai pas les noms et que vous connaissez. Ils avaient déjà fait leurs preuves dans le domaine (banditisme) et moi, j'étais là par hasard. C'était une soirée avec des femmes. Je devais aussi tirer mon épingle du jeu comme tous les autres. J'ai dû me défendre pour avoir une femme à moi. C'est là que je me suis rendu compte pour la première fois de ma force. J'en imposais, oui, j'ai fait face à de grands noms et ils ont tous marché. Là, j'ai pris ma place sans trop me démener. La suite est venue d'elle-même, sans efforts». La suite, c'est la rencontre avec Mohamed Azzou et les frères Amakhchoub. Lhoucine avait à l'époque 32 ans, c'étais le plus âgé de la bande. Il était en cavale depuis de longues années : «Au moins dix ans qu'on entendait parler d'un tel type qui était très fort et dont les affaires de justice n'étaient un secret pour personne. Il était armé comme d'autres, mais comme on n'a jamais pu lui mettre la main dessus, les gens avaient exagéré les faits». En effet, la bande d'Amakhchoub était connue des forces de police, de la gendarmerie et même de l'armée. Le bonhomme avait son arsenal militaire, avait volé des fusils, kidnappé des gens, violé des femmes, demandé des rançons et son histoire faisait à l'époque le tour du pays. «Je n'avais encore commis aucun délit. Je faisais encore une fois la fête et là les gendarmes sont venus, il y a eu fusillade et beaucoup de bruit, j'ai pris la fuite avec les autres. Je me suis trouvé avec eux sans le vouloir». En fait, Baâlla dit que le jour où il s'est retrouvé sur les flancs de la montagne, au milieu de la jungle, il n'avait pas programmé un tel passage à la clandestinité : «Je voulais revenir après deux jours au village étant persuadé que les gendarmes n'en avaient pas après moi. Les autres m'ont expliqué qu'il ne fallait pas jouer à cela avec eux. Ils m'ont certifié que je serai pris et que je payerai pour tout le monde. C'est là que j'ai pris peur pour la première fois. Et j'ai réalisé à cet instant que mon destin sera celui de toute la bande même si je n'avais pas commis le moindre délit jusque-là». Quand un homme se retrouve pris dans les mailles du filet, il en faut de peu pour que sa vie change de bout en bout. Le grand bandit Baâlla dit n'avoir encore commis aucun délit et les versions racontées par les autres locataires du couloir de la mort corroborent ses dires : «Il était encore naïf. C'est bien après qu'il a appris à s'en tirer à moindres frais ? Tout ce qu'il a appris par la suite, c'était dans la forêt et un endroit comme celui-là te forge un homme et te donne parfois des possibilités étranges pour vivre. Baâlla a été le fruit de la forêt comme beaucoup d'autres». Ce que dit ici un co-détenu qui connaît très bien le bonhomme est étayé par d'autres détails sur la vie de ce jeune homme qui vivra dans la clandestinité durant toute la traque organisée par les forces de l'ordre contre les frères Amakhchoub et Azzou. «Les gens parlaient d'eux et jamais de nous. C'est la preuve que nous n'étions pas les hommes forts du groupe. Mais quand nous sommes tombés, nous avons tous été logés à la même enseigne. Nous étions une bande, nous avons eu le même traitement. Et je le comprends». Pourtant dans la prison, certaines voix disent que Baâlla n'étais pas si naïf que cela et qu'il était même la tête pensante du gang. «Ils peuvent dire ce qu'ils veulent. Moi, je voulais m'en sortir sans trop de conséquences, et j'ai échoué. Le reste, c'est des histoires». Des histoires… pas tant que cela. Comment alors expliquer que Baâlla aura été l'un des hommes les plus respectés du groupe s'il n'avait pas son mot à dire et surtout une personnalité de leader ? Pourquoi des hommes comme Azzou et Amakhchoub ont-ils accepté d'avoir dans leurs rangs un type de son calibre s'il était là juste par hasard ? La grande décision «J'ai été à la naissance de cette décision de cesser toute cette cavale et de nous rendre. Ils sont tous refusé, surtout que nous avons été accusé de viols, de vols, de kidnappings, d'agressions, de fusillades avec les forces de la police, de vol d'armes, de détention d'armes, de tentatives de meurtres et de meurtres, d'incendies et tant d'autres délits graves. Nous n'avions aucune chance de nous en sortir. Ils ont dit non, et les jours sont passés à nous débattre sans trop d'issue. Jusqu'au jour où il a fallu plier cette page». Entre temps, ce sont plusieurs années de la vie de Baâlla, le gentil jeune homme sans histoires, sui défilent dans le maquis comme un grand bandit recherché dans tout le pays. Cavale dans le nord, recherches organisés à Tétouan, arrestations d'autres types, aveux, changements de planque, des passages par Ketama, le rif, la région du Saïs, Méknès, le Gharb, Kénitra comme une promesse future de retrouvailles et tant d'autres aventures. Baâlla n'en peut plus : «J'étais à bout de nerfs et je voulais en finir avec toute cette crasse. J'ai encore une fois annoncé que j'allais me rendre et ils ont été tous contre. Je comprends pourquoi parce qu'ils avaient peur que je les livre aux gendarmes, mais j'étais loin de penser à cela. Ce que je voulais, c'était d'en finir». Et il se passe d'autres choses entre temps. On parle de mangeurs de fauves, de criminels cannibales et de fous sanguinaires, mais le fond de l'histoire cachait d'autres révélations. Finalement, c'est Azzou qui se joint à Baâlla et dit vouloir se rendre. On tergiverse, on parlemente, on négocie et au bout de quelques jours, les chefs décident : «Ils étaient sûrs de ne jamais s'en tirer et la cavale avait trop duré. C'étais ou la mort ou la prison. On a donc pris la décision d'aller nous rendre, et on est descendu de la montagne alors que pendant des années les gendarmes et la police quadrillaient le terrain sans jamais mettre la main sur nous». Quand les hommes se livrent, ils sont traités sans violence malgré la psychose et toute la mobilisation qui a duré des années. À Imouzzar, les bruits courent sur la bande à Azzou et Amakhchoub qui a décidé de se livrer. Personne n'avait compris ce qui s'était passé pour que le gang sorte de la forêt. «Même les gendarmes étaient surpris de nous voir. On nous a bandé les yeux, et on a fait la route, selon eux, pour Rabat. C'est là que nous avons été interrogés ensemble puis séparément. Là, j'ai compris que c'était la fin de toute cette partie. J'ai très vite saisi que je ne pouvais pas m'en sortir. C'était cuit d'avance pour nous tous. Il y a eu des aveux, certains d'entre nous ont même tenté d'innocenter d'autres, mais pour la police c'étaient là manoeuvres inutiles. Ils n'ont rien acheté de nos salades. Nous étions tous dans le même sac et il fallait nous juger en groupe. La suite, vous connaissez». La suite, c'est un long procès, puis une longue perte de temps à vouloir se justifier, puis un long couloir et une longue peine à tirer et qui n'en finit pas. Baâlla a-t-il participé aux vols, aux viols, aux agressions, aux kidnappings et tout le reste ? Il dit que non et avoue quelques délit mineurs. Mais on ne s'attend pas de lui au contraire. Et pourtant, les bruits du couloir peuvent laisser perplexes tant les versions sont différentes. Mais cet homme aura vécu des années de poursuite, avec un groupe d'hommes qui traînaient derrière eux de lourds passifs, il a couru longtemps et au bout du chemin, il arpente les ruelles sombres d'un couloir en attendant la fin. Toutes les variations sur la révélation que l'on a vécues avec d'autres connaissances, n'étaient que des amorces de vérité tant que la douleur n'avait pas encore atteint la moelle de l'os. Baâlla esquisse sa phrase avec une profonde lenteur comme pour s'assurer que ce qu'il disait là était l'exact rendement de ses sentiments. Il sait, lui, qu'au-delà de la paroi spongieuse, les sentiments fusent dans leur nudité absolue. Le mot de la fin Le besoin d'évacuer l'emporte sur la pudeur et la retenue. C'est là la vérité suprême. On ne joue plus à l'anguille avec son propre être. On s'ouvre littéralement pour que les scories que l'on porte dans les tripes puissent respirer l'air frais de la vérité. Combien d'hommes ont éclaté en sanglots évoquant leurs souffrances et leurs peines alors que rien ne pouvait présager d'un tel laisser-aller ? Il y a l'instinct qui joue ici un rôle capital. Quand on mord la poussière, tout est bon pour se relever. Et s'il faut pleurer, crier, hurler à la mort, se cogner la tête contre les parois de l'inconscience pour trouver une issue, eh bien on y va tête baissée. Quand on perd les repères, on se jette sans crier gare. C'est exactement ce que vit un naufragé qui s'accroche à son imagination qui peut lui jouer des tours. Il voit des cordes salvatrices partout et les mains livrent leur ballet inutile en attendant le creux des vagues. Passer à confesse pour échapper à soi. C'est une règle humaine. Dire et déballer pour sortir de soi. Stase et extase de la douleur. Cet homme a eu, au début, ces sorties fracassantes. Une façon de dévoiler qui il était au monde qui l'entoure et un besoin de vider les compteurs. Depuis, il ne dit plus rien, il laisse le soin aux autres de raconter son ancienne histoire pourtant écrite par ses soins. Dans un sens, c'était voulu, instinctivement désiré pour se libérer de l'emprise de soi entre quatre murs, dans une cellule. L'être humain étant un volume, il faut, de temps à autre, alléger le poids cumulé pour pouvoir repartir de plus belle. Il faut dire aussi que l'effet escompté par le bonhomme a bien eu lieu. Traversant ses propres cercles de l'enfer, son ticket d'oubli réside dans le non-oubli de son passé. Il dit les choses avec cette aisance propre à ceux qui ont fait la paix avec une partie enfouie dans leur être, celle d'où la douleur fuse et porte des coups. Cet homme pourra un jour tourner la page. C'est certain, mais à quel prix ?