Terrorisme, drogue, contrebande, immigration clandestine… La ville marocaine occupée par l'Espagne est un bastion de la drogue, une plate-forme des réseaux de l'émigration clandestine et "un centre de formation et de recrutement des islamistes radicaux". Depuis plus de deux semaines, Sebta est au centre de la tourmente après les révélations sur le rôle joué par la ville dans les préparatifs des attentats de Madrid. Jamal Ahmidan, l'un des " artificiers des attaques de Madrid " y avait vécu, les frères Benyaïch, Rafa Zouheir, le confident de la Guardia Civil, les frères Oulad Akcha, Abdennabi Kounjaâ, Amer El Azizi, Lahcen Ikassieren, Pierre Robert, "l'émir aux yeux bleus", Abou Abderrahmane, Saâd Houssaïni et d'autres en ont fait un lieu de passage, une cachette et leur zone franche… C'est la ville-tampon pour les candidats au jihad, aux medersas coraniques de Peshawar et à la clandestinité en Europe. Retour sur une forteresse pas si sûre qu'il n'y paraît. Sebta a de tout temps vécu selon le rythme des vagues et du trafic. Sa situation géographique à la pointe de l'Afrique, à quelques encablures de l'Espagne, en fait une ville pas comme les autres. Elle offre un lieu de passage privilégié pour les trafiquants, les réseaux d'immigration clandestine et surtout elle permet le transit des armes. Sebta est aussi un point crucial pour le crime organisé puisqu'elle favorise le va-et-vient entre les deux rives, ce qui facilite les cachettes en cas de poursuite judiciaire, de mandat d'arrêt international et de recherche. C'est une ville qui a toujours "arrangé" les affaires des bandits en tous genres puisqu'ils y trouvent toutes les facilités et l'atmosphère discrète que demandent leurs activités. Une ville-sanctuaire où la clandestinité fait partie de la vie de tous les jours. Pour comprendre ce qui se passe à Sebta, il faut aller chez les habitants des quartiers pauvres du préside occupé. C'est très simple. Sebta est une ville qui affiche de façon ostentatoire un double visage : la ville espagnole ou la ville des Espagnols et les quartiers marocains ou les " barios " des Marocains. Ce n'est pas l'apartheid, mais nous n'en sommes pas loin. Ce n'est pas le ghetto, mais cela y ressemble. On arrive avec difficulté à s'expliquer cette dichotomie géographique. Ce jeu de cassure entre deux frontières au sein de la grande frontière. D'un côté “nous, les Moros” de l'autre côté, “eux, les fils du pays”. On reprend ici les paroles d'un jeune père de famille du quartier Principe Alfonso, à flanc de colline où l'on se croit à Hay Attakadoum à Rabat ou dans la banlieue dégueulasse de Salé ; là où les maisons s'amoncellent comme des paquets de thé, des boîtes de sardines collées les unes aux autres dans un paysage urbain qui fait tache dans cette ville résolument européenne. Le même père de famille nous dira plus loin dans son jargon à lui comment il en est réduit aujourd'hui à souhaiter rentrer au pays, élire domicile "même à Fnideq, juste là à la sortie de Tarajal pour ne plus supporter les mensonges de tous ces minables qui nous gouvernent ici. Ils oublient que c'est mon pays, que c'est ma terre Sebta. Ce sont eux les colons, les criminels ". Pour lui, Sebta n'est plus un havre de paix: "Ne croyez pas que parce que nous sommes de l'autre côté de la frontière que nous avons oublié qui nous sommes et d'où nous venons. Non, je suis Marocain, Sebta est marocaine". Ahmed fulmine et finit par claquer la porte en s'excusant. Il pleurait à chaudes larmes. Mais Ahmed n'est pas un cas isolé dans ce quartier paumé de la ville européenne du Maroc. Ils sont nombreux les jeunes et moins jeunes qui sont venus nous voir pour nous parler de ce qui ne va plus “à l'intérieur”, car c'est comme cela qu'il désigne l'autre bout de la frontière. Sebta, c'est le Maroc, et ce n'est pas le Maroc. Sebta, c'est déjà l'Europe, mais pas pour tous. Sebta est une ville au tissu social hybride dont les facettes sont très complexes à définir. Les stigmates du 11 mars espagnol Après le 11 mars 2004 et les attaques de Madrid, Sebta a été pointée du doigt comme une ville intégriste où pullulaient les terroristes de tous gabarits. On comprend d'autant plus aisément cette volte-face des sécuritaires espagnols que le jeu des réseaux (drogue, immigration clandestine, contrebande, islamisme) avaient scellé, pour les circonstances, leur destin. En juillet 2004 déjà, Madrid avait annoncé des mesures exceptionnelles pour améliorer la lutte antiterroriste, surtout pour les deux villes enclavées du Maroc. Notamment en augmentant le nombre des agents antiterroristes. De nouvelles brigades ont débarqué dans les villes. Près du quart des 357 agents antiterroristes réservés au territoire espagnol ont été expédiés vers Sebta et Melillia. Les spécialistes du terrorisme qui venaient de débarquer à Sebta n'avaient aucun doute à ce sujet. Pour eux, Sebta a joué un rôle prépondérant dans les préparatifs des attentats de Madrid. Non seulement “parce que l'un des accusés, Abdelillah Fouad, originaire de Tétouan, avait ses amis, ses habitudes et son négoce de voiture ici”, déclare le chef du commando de soutien diligenté à Sebta, mais aussi “parce que plusieurs des personnes que l'on soupçonne d'être dans le coup proviennent de la région de Sebta et de Tanger” Pour d'autres sources policières, Sebta est une “clef” du financement des explosifs, A Madrid, l'Audience nationale assure qu'Abdelillah Fouad a été choisi par Abdenabi Kounjaa, l'un des terroristes morts dans l'appartement de Leganés, pour utiliser le trafic de voitures qui avait été développé entre l'Europe et le nord du Maroc, ainsi que le trafic de haschich qui aurait, selon la police locale de Sebta, été du ressort de Jamal Ahmidan, dit le “Chinois”, lui aussi mort dans le suicide collectif de Léganes. On le sait aujourd'hui, les rapports établis par la police à Sebta et les services de sécurité à Madrid affirment sans ombre aucune que Ahmidan a effectué "plusieurs séjours" dans la ville occupée où il avait eu des liens avec "des revendeurs de drogue et des trafiquants" de haut gabarit. Aussi, affirme-t-on sur place que des enquêtes sur les contacts de Jamal Ahmidan, à Tanger et Sebta notamment, ont été menées et se poursuivent toujours. On sait aujourd'hui que les quarante kilos de haschich qui ont été vendus pour obtenir la dynamite par le groupe de Leganés sont passés par Sebta avant de franchir le détroit de Gibraltar. Selon les enquêteurs, les investigations ouvertes à Sebta ont démontré que "les ressources économiques des terroristes s'appuient sur le trafic de drogue qui transite vers les côtes andalouses". Les mêmes sources affirment que : "l'argent des activités narcotiques a financé certaines opérations terroristes et notamment l'achat d'explosifs". Sans oublier que ce même Fouad avait pourtant révélé qu'il s'était rendu à la maison de Morata de Tajuna, où les explosifs du 11 mars avaient été préparés, louée par Jamal Ahmidan avec l'aide de Serhan Abdelmajid Fakhet, le Tunisien. Fouad connaissait également d'autres détenus qui sont arrêtés actuellement en Espagne. Par ailleurs, l'un des terroristes suicidés à Leganes, Abdennabi Kounjaa, alias Abdallah, a été reconnu par la police de Sebta comme ayant déjà été arrêté et expulsé de Sebta pour conduite de voiture sans papiers. La traversée du Détroit D'autres faits viennent enfoncer le clou dans une ville où les dérapages dépassent de très loin tous les moyens mis en place pour les contrer. On s'en souvient encore de la décision de ce juge espagnol de mettre en détention pour appartenance à une organisation terroriste islamiste, le ressortissant marocain Redouane Ben Fraima, l'un des deux reclus de la prison de Sebta interpellés par la police espagnole dans l'enceinte du pénitencier en relation avec le terrorisme. Un coup de filet "intra muros" qui rappelle d'autres intervention comme l'opération Nova 1 et Nova 2 à Madrid et ses environs et dans plusieurs prisons en Espagne où beaucoup d'originaires de Sebta croupissent depuis longtemps. Selon une source proche de la direction des prisons en Espagne, le nombre des convertis de Sebta, après des peines allant jusqu'à trois ans pour trafic de haschich est "hallucinant". Dans cette même affaire, le deuxième détenu est un Espagnol d'origine marocaine, Redouane Ahmed Ali. On l'avait libéré dans un premier temps avant de réintégrer la prison de Sebta où il était incarcéré pour une affaire d'immigration clandestine. La boucle est bouclée. Drogue, immigration clandestine et radicalisme religieux. Et cela se passe à Sebta, dans l'enclave occupée par l'Espagne. Encore de quoi faire réfléchir le gouvernement espagnol devant cette connexion forte entre trois réseaux clandestins qui sont le plus grand danger qui guette la péninsule ibérique et par delà les frontrières, le voisin du Sud, le Maroc. Selon la presse espagnole, Redouane Ahmed Ali, né à Sebta, et Redouane Ben Fraima, né à El Jadida, cachaient une abondante documentation dans leur cellule dont des plans détaillés et un croquis du "Ferry Ceuta-Algeciras". Ces documents poussent les enquêteurs à suspecter les deux détenus de projeter un attentat contre un bateau de voyageurs, même s'ils n'ont pas d'autres éléments pour l'affirmer avec certitude. Qu'est-ce qui ressort de toutes ces affaires ? Haschich, clandestins et terroristes Il était clair que les réseaux de trafiquants de drogue allaient se faire rattraper par d'autres activités criminelles. Sebta étant un terrain de jeu très apprécié, les narcotrafiquants se sont très vite rendus à l'évidence qu'il fallait partager ce même terrain de jeu avec d'autres formations criminelles pour, d'un côté, éviter les désagréments causés par la rivalité, d'un autre se payer les bonnes grâces des groupes islamistes qui fermeront l'œil sur le trafic de drogue. Il faut ajouter que les nouvelles alliances promettaient de faire fructifier les capitaux douteux du trafic. Sans oublier la raison principale qui réside en fait dans le grand projet du Maghreb concocté par les lieutenants de Ben Laden avec le Groupe islamique des combattants marocains et le Groupe islamique des combattants libyens visant à instaurer un grand émirat musulman allant du Maroc à la Libye. Dans la logique des trafiquants, en cas de victoire des islamistes et des groupes terroristes, ils auraient assuré dans la durée de bons rapports avec les nouveaux maîtres des lieux. Ce qui est une logique déjà expérimentée en Afghanistan où la culture du pavot avait ouvert les vannes du pouvoir au régime taliban. Sur le même registre, le trafic des émeraudes avait déjà financé les campagnes militaires contre l'armée rouge lors de la première grande guerre d'Afghanistan. Ceci n'étant pas le privilège des islamistes d'Al Qaïda, cette démarche est l'apanage de tous les groupuscules pseudos politiques qui préparent dans l'ombre des révolutions et autres cataclysmes géopolitiques. L'argent du haschich fructifié à Sebta se transforme selon plusieurs agents de la Guardia Civil en trafic de voitures. L'argent sert à la falsification des documents, l'achat de faux passeports, l'envoi de jeunes candidats vers l'Europe où ils sont très vite intégrés à des réseaux dormants. Le cannabis version islamisée La géographie des lieux dans ce Nord atypique avait poussé les premières cellules radicales démantelées au Maroc à prévoir leur retrait dans la zone du Rif qui forme un couloir naturel et montagneux avec l'Algérie. On se rappelle que Pierre Robert, "l'émir aux yeux bleus" avec les membres des cellules de Tanger et de Fès avaient sillonné la région à plusieurs reprises en y aménageant des camps d'entraînement non loin de Chefchaouen. Le même Pierre Robert qui a déjà organisé un solide réseau de vente de voitures en provenance d'Europe revendues sur le sol marocain en toute légalité. Ce trafic légal qui permettait à plusieurs membres de la cellule de circuler librement entre la Belgique, les Pays-Bas, la France et l'Espagne. Finalement, Sebta était une couverture idéale pour le transit de l'argent et de la drogue dont on a toujours découvert des quantités importantes dans le port du préside occupé. Haschich et autres substances qui trouvaient là de bonnes aides pour leur circulation. Faire passer des tonnes de cannabis permet par là même de faire passer des hommes, de leur trouver refuge, de les accueillir, de faire passer l'argent par leur biais. Bref, quand une voie pour le trafic est ouverte, elle est perméable à tout. C'est cette voie qu'avaient suivie le Français et aussi d'autres grands noms du "jihad" transfuges d'abord de leur passé de dealers avant de mettre la soutane et d'enfiler la barbe. Pour corroborer cette thèse, les annales du terrorisme et du trafic au Maroc nous sont d'un grand apport. Le réseau du Français avait été monté avec un Marocain de Sebta qui s'appelle Abdelaziz Hichou, arrêté après le 16 mai. Aujourd'hui, un autre Marocain de Sebta, Abdelilah Fouad, est arrêté dans la foulée du 11 mars et officiellement inculpé. Il avait eu des contacts réguliers avec Hichou. On le considère, pour l'heure, comme un financier potentiel des attentats de Madrid, dont les activités seraient liées à un réseau parisien spécialisé entre autres dans le trafic de véhicules et l'acheminement du cannabis vers les grandes capitales européennes. Sebta assume ici son rôle de ville franche.` Tarajal, la porte sans issue Devant le poste frontalier de Tarajal, on rencontre plusieurs jeunes Sebtawas qui s'apprêtaient à revenir chez eux. En attendant le passage des gens, on improvise une petite discussion sur les attentats terroristes, Casablanca, Madrid, New York.... Nous n'avons pas rencontré une seule personne qui ait été du côté des criminels. Pas un seul qui ait hésité avant de condamner. Spontanés, les jeunes disaient ce qu'ils en pensaient. "C'est odieux. C'est un massacre que personne ne peut souhaiter à son pire ennemi. Mais vous vous rendez compte que les Espagnols aujourd'hui s'en servent contre nous. Ceci leur a donné un prétexte pour nous incriminer. Le Marocain est suspect. Nous sommes tous suspects aujourd'hui. Je comprends qu'ils nous fouillent, je comprends qu'ils aient peur, je comprends tout cela, mais je ne peux pas admettre, qu'on m'insulte ou qu'on me traite de sale Marocain. Là, je dis non, là je peux même devenir violent. Et eux, parfois essayent de nous pousser à ce genre d'extrémité pour avoir notre peau. Mais ils sont tombés sur plus malins qu'eux." Pourtant, on a découvert lors des dernières enquêtes que l'argent du trafic de drogue provenant de Sebta a permis le financement des opérations. On a découvert des réseaux de trafic de voitures. Des réseaux d'émigration clandestine qui pourraient même aider des recherchés à fuir des deux côtés de la frontière vers l'Espagne ou vers le Maroc. Pourtant, il y a de quoi corser les fouilles. "Bien sûr qu'ils ont tout intérêt à le faire. Mais vous pensez vraiment que les Espagnols ne savaient pas qu'il y avait du trafic qui se faisait entre Sebta et le Maroc, Sebta et l'Espagne ? Ils savent et ferment l'œil. Je ne crois pas en cette thèse qui voudrait dire que l'Espagne veut combattre le trafic de haschich. Impossible. C'est elle qui l'encourage parce qu'elle en a besoin". On passe alors au problème des mineurs. L'affaire de ce soldat espagnol qui a été accusé de pornographie et d'agressions contre des mineurs dont des Marocains est toujours vive. "Vous savez comment ils se comportent avec les mômes qui viennent ici pour passer vers l'Espagne dans les bateaux et les ferries ? C'est vrai, ils les mettent dans des centres et leur donnent à bouffer, mais ils les relâchent pour qu'ils errent encore et se faire reprendre. Ils s'en foutent de leurs vies, ils seraient contents de les voir mourir noyés dans le détroit. Non, je ne crois pas que c'est eux qui vont aider nos gosses à s'en sortir." On ne sait pas si c'est l'air du temps qui fait cela ou une colère passagère de part et d'autre, mais les Marocains empestent et ragent. La mort de Mohamed Zoubeir, tué par la Guradia civil sur les murailles de la ville occupée n'est pas encore oubliée. Et les chutes des bénéfices du commerce inter- frontalier a fait monter de plusieurs degrés le thermomètre. Et dire que cette ville est la seule avec Melilla à avoir voté pour le parti populaire de José Maria Aznar! Les habitants parlent de racisme, de haine viscérale qui expliquent ce choix très à droite. Mais, ils n'oublient pas non plus que le nouveau gouvernement de gauche de Zapatero a fort à faire. "On attend, on attend de voir. Je ne peux pas dire que l'un est mieux que l'autre, je demande à voir. Ce que je sais par contre c'est que je suis ici à Sebta sous tutelle du parti populaire, c'est lui qui prendra des mesures, c'est lui qui va continuer à diriger la ville ". Et depuis le 14 mars 2004, trois jours après les attentats de Madrid et la débâcle d'Aznar, rien n'a changé. Sebta reste une ville dangereuse… pour les milliers de Marocains qui y vivent.