Les Maroc imaginaires : Salomon Malka “Tinghir ou le voyage inachevé“, premier roman de Salomon Malka publié chez JC Lattès en 2000, est une initiatique quête des origines, de l'enfance et du pays des ancêtres. En filigrane, les lancinantes questions de l'altérité, du déracinement et des exils, intérieur et extérieur… Edmond Amran El Maleh, Pol Serge Kakon, Gilles Zenou, Ishak Bencheton, Amin Bouganim, Shlomo Elbaz, Erez Bitton, Sapho…sont des écrivains marocains de confession juive et d'expression française. La thématique de leurs œuvres et son authenticité démontrent l'existence d'une littérature spécifique , partie intégrante de notre culture, qu'il va falloir un de ces jours interpeller et interpréter. Salomon Malka, journaliste, homme de radio, disciple du philosophe Emmanuel Lévinas, est l'auteur de : Lire Lévinas, Cerf, 1984, Monsieur Chouchani, JC Lattès,1994, Shalom Rabin (en collaboration avec Victor Malka), Ramsay, 1996, Jésus rendu aux siens, Albin Michel, 1999… Son récit Tinguir vient enrichir la bibliographie de cette littérature. Au-delà des textes, nous sommes en face de témoignages contre l'amnésie et l'oubli, en face de traces pour la mémoire et le souvenir... En route… Une famille ou plutôt un père décide de retourner dans sa ville natale. Le projet est ruminé depuis des lustres. Le père, la mère, un frère, Michel, et le narrateur, qui ressemble comme une goutte d'eau à l'auteur comme c'est d'habitude dans la fiction, débarquent de Paris. Après une nuit à Casablanca, le matin de bonne heure, “les yeux en sommeil“, la Smala se dirige en direction du Sud. Ce n'est qu'après Marrakech “qu'ils ont éprouvé la sensation d'être enfin partis“. Nous sommes au mois de juillet, la chaleur est étouffante et la montée de la sinueuse Tishka périlleuse. “A la radio, la voix de Chekara les accompagne. C'est la voix du Nord, celle de la musique andalouse qu'ils aiment et où ils retrouvent quelques-uns de leurs accords les plus profonds.“. Le père se remémore les traversées impossibles du fameux col de Tizi n'Tishka, la rencontre d'une adolescente qu'il suivit dans un gourbi. A sa porte il y avait une Mezouza ( petit étui fixé au seuil des maisons juives). Au fond du gourbi de ces montagnes arides au teint d'un Mhammer, il y avait une vieille femme, probablement sa mère et un livre relié de cuir aux pages jaunies, une bible ou un livre de prières ? Pour la première fois, le père évoque Tinghir, les conditions qui ont poussé la famille à émigrer vers le Nord. C'est l'histoire d'un secret enfoui, celui du grand-père, un rabbin vénéré et respecté par les Juifs et les Musulmans. A sa mort, une fois enterré dans le cimetière israélite, une bande de brigands le déterre, le cache dans une grotte sur les hauteurs de la ville et demandent une rançon. Le père, qui avait à peine quinze ans, négocie et paye. On l'enterre une deuxième fois, à l'entrée de la ville dans un tombeau fermé avec une grosse clé noir. Le tombeau juxtapose une soixantaine de tombes de martyrs juifs morts en défendant la ville avec leurs frères musulmans. C'était au temps de la Siba et des razzias. “La victime de l'effroyable prise d'otages dort près de dizaines d'hommes qui ont vécu un moment d'intime compagnonnage entre Juifs et Musulmans. Résumé saisissant peut-être, glorieux et pathétique, de la vie juive en terre d'Islam. “… Tishka, Amerzeggan, Tamaddakht…Les villages défilent. On arrive à Ouarzazate où on décide de passer la nuit une fois la pière faite sur la tombe du grand-père à Tinghir. On fait le choix d'un hôtel et on continue la route quittant la cité où “la vie coule dans ce boulevard immense comme si elle n'y faisait que passer.“ A Tinghir, on cherche le tombeau. On se renseigne à gauche et à droite. Personne n'a l'air de se souvenir de cette histoire qui remonte aux années vingt. Aucune trace ! Le père n'a pas pus exaucer son vœu, prononcer sur la tombe de son géniteur le Kaddish, la prière du deuil ! On rebrousse chemin. “Au fond, il n'y aurait plus que ces tombes qui auraient pu peut-être raconter l'histoire. Mais ces tombes aussi, les pierres les ont recouvertes“. Décidément le voyage reste inachevé. De ce périple, il ne reste qu'un souvenir, la cassette de Chekara que la famille repasse de temps à autre. “Tinghir oubliée. Tinghir oublieuse. Ville de sable, de bois et de pierre. Ils repasseront encore par tes chemins. Ils traverseront à nouveau peut-être les montagnes glorieuses du Tishka pour te voir. Rien n'y parle plus d'eux, mais une aile mystérieuse continue de balayer la ville en faisant frissonner le sable de l'Atlas…Tinghir, ce sera pour une autre fois. “… Au-delà du récit… En vingt succincts chapitres, alternant le récit de cette désespérée quête des origines et les fragments d'une vie parisienne, l'auteur s'interroge. Il pense les brûlantes questions d'actualité, le dialogue judéo-arabe et la réconciliation israélo-palestinienne . Les figures d'Issam Sartaoui, Abraham Serfaty et Ouri Avnery hantent les pages... Dans de subtiles digressions, il réfléchit aux relations homme/femme, à l'importance et à la signification, gustative et symbolique, d'un plat, le Mhammer, _ “Il n'y a rien à faire, le Mhammer est une teinte. Un reflet. Une illusion. Un rêve.“- , se lance dans une typologie de la mendicité en évoquant Roland Barthes, médite la relation entre la prière et l'écriture. Il note que “ la seule forme de prière dont il fut capable était l'écriture. Il s'était promis enfant qu'il écrirait ce livre. Que ce serait son premier roman. Un roman qui allait se couler dans le genre pour le subvertir...“ Entre prose et poésie, “ Tinghir ou le voyage inachevé“ se lit justement comme une prière, une prière dédiée au pays ancestral, au temps qui passe et à la mémoire des aïeuls... L'extrait “ Je sais que la mémoire est une imposture. Que l'histoire est un leurre. Je l'ai prouvé dans quatre feuillets égarés dans une poubelle. La seule, la vraie histoire, c'est celle du rite ou de la présence. Le contact d'un cul sur un banc. Un homme qui se recueille sur une tombe. Une voiture qui rôde sur le Tishka. Une plume qui court sur le papier…Ecrire. Raconter une histoire. Mais la raconter à la manière la plus courte et la plus elliptique qui soit. Réduire le récit à quelques images, ces images à quelques sensations, ces sensations à quelques détails. Et puis aller chercher ces détails dans le décor qui les a vu naître. “