Code de la famille Quel est l'état des lieux et des esprits un an après l'entrée en vigueur du nouveau code de la famille? S'il est encore trop tôt pour établir un bilan, on peut déjà relever un changement total de perspective. Face aux pesanteurs et résistances diverses, la pratique de la réforme nécessite une plus grande maîtrise et une mobilisation plus soutenue de toutes les énergies qui y adhèrent. Le premier anniversaire de l'entrée en vigueur du nouveau code de la famille ne saurait être celui d'un premier bilan. "Il est encore trop tôt pour faire une évaluation significative" s'accordent à dire aussi bien les différents responsables de la mise en œuvre du nouveau texte que les organisations qui ont milité pour son adoption. Cependant, plusieurs rencontres ont, à cette occasion, permis de faire quelque peu le point et surtout de témoigner de ce passage qualitatif. Avec la réforme on vient de très loin, si l'on considère la situation de départ. Le changement bute forcément sur des pesanteurs et des résistances qui, pour être surmontées, exigeront une pratique mieux soutenue et une mobilisation plus énergique et plus adaptée. Très significative et instructive sur l'état des lieux et des esprits fut la rencontre organisée mardi 19 avril par le Collectif démocratie et modernité avec la participation de Zhor Horr, présidente du tribunal de la famille à Casablanca, Mohamed Lididi, secrétaire général du ministère de la Justice et Saïd Saâdi, ancien secrétaire d'Etat et militant en vue des droits de la femme. Tout le monde s'accorde sur le fait que la promulgation du nouveau code a créé un contexte nouveau. La réforme n'est plus en apparence un sujet de controverses, de positions antagonistes, camp contre camp, de surenchères politico-religieuses. La loi ayant été établie et adoptée, le centre de gravité de la norme s'est déplacé et nul n'a pu en contester la légitimité. C'est là le tournant essentiel qui a pris force de loi. L'optique où la réforme s'est inscrite s'appuie sur une interprétation plus ouverte et plus souple de la jurisprudence du droit privé musulman en puisant dans des sources doctrinales incontestées. La preuve est ainsi faite du rôle essentiel de l'interprétation. C'est ainsi que l'ancienne Moudawana est renvoyée à ses limites, relatives à un contexte donné et non pas relevant d'une norme absolue. C'est cette relativisation du cadre juridique de la famille qui est, sans doute, un des acquis fondamentaux de la réforme. Changement de contexte Le changement de perspective, de philosophie, était donc possible et n'est pas blasphématoire comme le laissait entendre la furieuse opposition des islamistes ultra-conservateurs. Le principe fondamental de l'égalité entre hommes et femmes a pu ainsi s'imposer. Le maintien du dogme de la soumission de la femme à la suprématie masculine relevait plus de l'arbitraire conservateur que d'un impératif religieux. En l'abolissant, le nouveau code adapte la législation à la réalité où depuis longtemps la situation objective des femmes et des familles avait changé. L'ancienne Moudawana ne servait plus qu'à légitimer et favoriser des abus et des injustices de plus en plus intolérables et source de graves handicaps pour un grand nombre de femmes et d'enfants. Le nouveau code est basé sur l'égalité, la responsabilité et la coopération au sein de la famille. Les individus sont valorisés comme sujets libres de leur choix et c'est là aussi un trait essentiel du changement de perspective intervenu. Il va de soi que la loi à elle seule ne peut, comme par magie, transformer des mentalités, des habitudes et des comportements aussi ancrés. Cependant sans la loi, rien ne peut être entrepris. La loi permet de déverrouiller le cadre qui régente les rapports entre hommes et femmes et d'instituer de nouvelles normes. La loi rend possible la réforme en profondeur de ces rapports, en confrontant les personnes et la société à de nouvelles règles du jeu. Malgré des résistances plus ou moins ouvertes, elle met tout un chacun face à un nouveau principe de réalité qu'on peut essayer de contourner, mais qu'on ne peut plus nier. Comment vit-on, dans la pratique quotidienne, ce nouveau contexte légal ? "Il faut des années pour saisir les effets réels de la nouvelle loi", précise Zhor Horr, en évoquant la mise en œuvre des nouvelles dispositions et les difficultés rencontrées. Il a fallu tout d'abord mettre en place et former des services spécialisés au sein des tribunaux de première instance. La formation des juges chargés de l'application du nouveau code n'est pas une mince entreprise. Au-delà de la simple assimilation des dispositions juridiques et des procédures, il y a la nécessité d'une sensibilisation à l'esprit de la loi. Mohamed Lididi, très attentif aux subtilités de ce passage difficile, met l'accent sur la spécificité des juges de la famille. Leur mission ne consiste pas à appliquer mécaniquement les dispositions de la loi, mais à veiller à l'équilibre et l'entente au sein des familles tout autant qu'à la liberté et aux droits des individus. Ils doivent pour cela faire preuve d'une grande capacité d'écoute et de discernement. Pour cela, leur formation doit aussi inclure des bases de psychologie pour mieux cerner les aspects liés aux personnalités et aux singularités relationnelles. Elle doit aussi comprendre une initiation aux techniques d'écoute et de conciliation afin d'aider à réduire les tensions des plaignants et à rechercher avec eux les solutions les plus justes et les plus viables. La loi au quotidien L'effort, pour renforcer les structures en charge du code de la famille dans les tribunaux, doit être encore soutenu pour que les besoins en ressources humaines, en moyens et en formations adéquates soient davantage satisfaits. C'est ainsi seulement que l'on pourra contrebalancer les survivances et les résistances, au niveau des mentalités et des comportements. Ce qui est forcément une tâche de plus longue haleine. Cependant, d'ores et déjà, les premières statistiques du ministère de la Justice indiquent que les cas de polygamie ont baissé ainsi que les divorces. Il y a, cependant, contestation de ces statistiques par des associations, telle que la ligue démocratique pour les droits de la femme qui fait état d'une enquête où elle a constaté une recrudescence de ces deux phénomènes. Mohamed Lididi tout en réaffirmant que les statistiques du ministère sont parfaitement vérifiées, a invité les associations à examiner dans le détail avec son département toutes les informations dont elles disposent. La nouveauté qu'a introduite la loi dans la pratique quotidienne est loin d'être négligeable. C'est ainsi que désormais ce sont les tribunaux qui statuent en matière de parenté ou de liens conjugaux, au lieu des seuls adouls comme auparavant. Les tribunaux ont eu aussi à connaître des cas de divorce et de polygamie ainsi que des cas de grossesse durant les fiançailles et des questions de partage des biens entre époux. La présidente Zhor Horr a d'ailleurs relaté que le premier cas examiné, pour ce partage, le fut curieusement sur la demande d'un mari. C'est ainsi que des situations confuses peuvent être éclaircies en matière de propriété au sein des ménages. Autre nouveauté considérable : la possibilité de faire la preuve génétique de la paternité. Ainsi, nombre de cas abusifs où des hommes refusent de reconnaître la paternité, peuvent désormais être contrecarrés par la loi, grâce à la possibilité pour le juge d'exiger un test d'ADN. "Ce n'est pas seulement la femme mais toute la société qui bénéficie d'une telle disposition", souligne Zhor Horr. De même, la possibilité offerte aux femmes de demander le divorce constitue une avancée de taille. Le divorce pour incompatibilité (achiqâq) est une procédure qui permet à la femme de rétablir l'équilibre avec l'homme en matière de rupture du contrat de mariage. Si la loi invite à rechercher le plus possible la conciliation et la sauvegarde du lien conjugal, elle permet aussi une plus grande liberté à la femme pour mettre fin à des situations invivables pour elle. La mobilisation nécessaire Mohamed Lididi rappelle avec insistance que la finalité du nouveau code est la consolidation de la famille. Celle-ci ne peut être assurée que si les époux sont des êtres libres de choisir, égaux en droit et responsables. Toutes les nouvelles dispositions vont dans ce sens, la famille n'étant plus conçue comme un rapport de domination et d'inégalité. Cependant, est-ce que tous les intervenants et notamment les juges et les personnels des tribunaux de la famille, ont la même vision du nouveau code et y adhèrent dans un même esprit? Après des décennies où la loi était appliquée de façon restrictive et le plus souvent au détriment des femmes et de leurs enfants, l'effort à faire pour rompre avec ce passé n'est pas toujours aisé. Sur impulsion du ministère et grâce à des bonnes volontés parmi les juges, on tente d'améliorer l'information et l'accueil des plaignants et du public. Des dépliants ont été édités : il s'agit, toutefois, de les adapter aux différentes catégories de la population et d'en assurer une très large diffusion. M. Lididi et Z. Horr lancent un pressant appel aux associations et à toutes les organisations intéressées pour s'activer davantage en direction des larges couches sociales populaires pour mieux les informer et les sensibiliser aux dispositions et à l'esprit du nouveau code de la famille. La réforme pour devenir un processus réel implique, à l'évidence, plus de mobilisation et de travail de proximité. Ceci interpelle aussi bien les associations qui n'ont cessé de lutter pour les droits des femmes, que les partis politiques et les composantes du mouvement associatif démocratique et moderniste. Il s'agit là d'un cas de figure exemplaire où les partisans de la réforme sont appelés à aller au-delà de la seule revendication et à prendre en charge l'effort, certes souvent pénible et ingrat, de la concrétisation des objectifs. Saïd Saâdi s'est fait fort de rappeler que c'est par la pratique conséquente d'un large partenariat entre l'Etat, les forces politiques et le mouvement associatif que l'on pourra ancrer la réforme dans la réalité. Tâche ample et multiforme, agissant à plusieurs niveaux (juridique, social, éducatif, médiatique, etc…), cette vaste mobilisation doit prendre en compte le fait cardinal que la question de la femme et de la famille n'est pas seulement d'ordre juridique. Elle a des soubassements structurels, d'ordre économique, social et culturel qui sont déterminants et dont dépendra, en définitive, l'impact en profondeur et l'avenir du nouveau code.