Avec la disparition de Rafic Hariri, les Libanais ont le sentiment de tout perdre, y compris leur avenir. En tout état de cause, son assassinat aura des répercussions non seulement sur le pays du Cèdre mais aussi sur son environnement. En attendant l'éclaircissement de l'enquête, la Syrie restera le principal accusé. De là, elle sera contraint de se défendre pour, d'une part, prouver son innocence et, de l'autre, préserver ses intérêts géostratégiques au Liban. Un défi qui s'annonce trop risqué cette fois, notamment après l'adhésion des Sunnites à l'opposition. "Ils ont tué Abou Baha'a", scandaient les foules. "A qui profite ce crime", s'interrogent avec froideur les analystes et les intellectuels de Beyrouth. Si l'enquête suivra son chemin jusqu'au bout, ces derniers auront peut-être l'occasion d'avoir la réponse. Car jusqu'ici aucune des enquêtes sur les grands attentats qu'avait connus le Liban n'a révélé ni les commanditaires ni les exécuteurs. Dans ce contexte, force est de rappeler que la communauté musulmane sunnite du Liban est apparemment condamnée à toujours présenter les sacrifices. Après son mufti de la République, cheikh Hassan Khaled, son Premier ministre, Rachid Karamé, ce fut le tour hier de Rafic Hariri. Ce dernier, quarante huit heures avant son assassinat, disait à son allié, le leader druze, Walid Joumblat : "maintenant, qui de nous deux sera la prochaine cible ?". Ceci montre que l'homme qui avait d'importantes relations partout dans le monde, y compris en Syrie, aurait certainement reçu des messages dans ce sens. Dans ce même ordre d'informations, un membre du bloc parlementaire “Karar Beyrouth” de Hariri de passage à Paris le mardi 8 février nous a affirmé que ce dernier se sentait, depuis peu, sérieusement menacé. Malgré ce fait, il refusait de suivre les conseils des amis bien avertis, de quitter le pays pour quelque temps ce, afin de laisser passer la tempête. Parmi ces amis, le président français, Jacques Chirac, et le roi Abdallah II de Jordanie. A ceux-ci et à bien d'autres, il répétait : "Al aâmar biadillah" (les vies sont entre les mains de Dieu). Par ailleurs, on apprend de sources concordantes que, lors de son récent déplacement à Riyad, trois semaines avant l'attentat, les hauts responsables saoudiens, le prince Nayef ben Abdelaziz, ministre de l'Intérieur, l'ont mis en garde contre une telle éventualité. Au lieu de réduire ses déplacements et ses rencontres dans la capitale libanaise, l'ancien Premier ministre les a multipliés, croyant ainsi montrer à ses ennemis et à ses détracteurs qu'il ne craignait rien; d'autant que ses services de sécurité sont à la hauteur. Reste à savoir s'il était convaincu, vu ses relations au plus haut niveau aussi bien dans le monde arabe qu'en Occident, qu'il représentait une ligne rouge à ne pas franchir et, de là, il était intouchable? Quoi qu'il en soit, les critiques à la fois virulentes, honteuses et soudaines, faites quelques jours avant son assassinat, allant jusqu'à le qualifier de traître, d'agent des Français et des Américains, laissent beaucoup d'interrogations. A cet égard, l'ancien Premier ministre, Salim Hoss- qui a échappé par le passé à un attentat à la voiture piégée, et qui d'ailleurs ne partage pas certains aspects des politiques menées par le défunt-, expliquait à La Gazette du Maroc que tout a été fait par décision ou par omission afin de le placer définitivement dans le "champ de tir". Salim Hoss a tenu à rappeler l'enquête du Financial Times sur le Liban, réalisée par David Gardner et publiée le 5 février. Celui-ci rapportait sur Walid Joumblat que les "Syriens accusent l'ancien ministre, Marwan Hamadé- lui aussi visé par un attentat à la voiture piégée il y a deux mois- de rédiger, en coordination avec les Français, le projet du texte de la Résolution 1559, adoptée par la suite par le Conseil de sécurité" et de préciser, ce qui est grave et dangereux c'est que "Hamadé a fait ce travail à partir de la résidence estivale de Hariri en Sardaigne". Néanmoins, en dépit des attaques, des insultes voire des menaces verbales, Rafic Hariri est resté grand, seigneur, s'abstenant à répondre ; évitant, en même temps, de s'aligner sur les revendications de l'opposition chrétienne appelant au retrait des "occupants syriens" sans aucun retard, bien avant les élections. Le défunt qui montrait sans cesse son attachement aux accords de Taëf- qui ont mis fin à la guerre civile- dont il a été l'artisan, tissait des liens, mesurés certes, avec cette opposition, essayant parfois de l'utiliser dans un rapprochement avec Damas. Dans ce cadre, quelques heures avant sa mort, lors des concertations concernant le projet de loi électorale tenues au Parlement, Hariri disait à Bassem al- Sabaâ, un de ses proches députés, ancien journaliste, qu'il "faut, à tout prix, raisonner les uns et les autres avant qu'il ne soit trop tard" ; également, d'éviter de tomber dans le piège du "populisme". Cela dit, le martyr de tout le Liban toutes confessions confondues- une première dans l'histoire de ce pays- était sûrement beaucoup plus informé que la majorité de la classe politique. C'est pour cette raison qu'il insistait à absorber le mécontentement grandissant au sein de sa base contre le comportement, parfois humiliant à son égard, de la part du régime syrien et de ses "Moukhabarates" (services de renseignements). Ces derniers qui n'avaient guère porté le leader libanais sunnite dans leur cœur. Se basant sur cette réalité, on n'hésite pas à Beyrouth d'accuser le général Rustom Ghazaleh, chef de ces services au Liban d'être un des planificateurs de cet attentat. Au point qu'un ministre arabe participant aux funérailles a laissé entendre que Rafic Hariri aurait probablement payé le prix des divergences entre les différents services syriens de renseignements et de poursuivre : le président Bachar est loin de tout ça. La preuve, le limogeage, jeudi dernier, trois jours après l'assassinat de Hariri, du général Hassan Khalil, patron des services et son remplacement par le général, Assef Chawkat, conseiller et gendre du président Assad, marié à sa sœur aînée Bouchra, qui dit-on, a beaucoup d'influence sur son frère. Au-delà de l'acte C'est parce que les partisans et les sympathisants de Rafic Hariri considèrent que son assassinat, de cette manière cruelle et barbare, est une injustice envers l'homme et ses politiques, une ingratitude vis-à-vis de ses œuvres, qu'ils veulent riposter. Comme si sa disparition était un alibi pour parler de tout ce qu'ils pensent du pouvoir libanais et de son "tuteur", le régime syrien. Le million ou un peu moins de personnes qui ont accompagné "Le Grand" pour être enterré dans l'enceinte de la mosquée, Mohamed al-Amine, en plein centre ville de Beyrouth, ne semblent pas être prêtes à faire des concessions telles qu'attendre les résultats de l'enquête. Puisque, d'emblée, ce public a condamné publiquement ceux qui croient qu'ils sont responsables du massacre de leur héro national. Cette foule répond aux présumés assassins en leur demandant, que s'ils étaient vraiment innocents pourquoi ont-ils persécuté leur mythe ces dernières semaines ; et pourquoi l'ont-ils affaibli politiquement ces quatre derniers mois, le poussant à démissionner ? Lorsqu'on dit que le crime d'assassinat est une accélération de l'histoire, une manière de brûler les étapes pour atteindre les objectifs fixés, cela est tout à fait vrai ; notamment dans le cas de Hariri. Car, il suffisait d'un seul acte de ce type criminel pour faire sauter la soupape de sécurité et changer les rapports de force, non pas nécessairement vers le mieux. En effet, cette disparition de l'ancien Premier ministre dans cette phase cruciale de l'histoire du Liban pourrait changer radicalement beaucoup de choses dans plusieurs Etats de la région. L'ampleur de cet attentat prouve l'existence d'une lutte acharnée autour de l'avenir de ce petit pays. Le rappel de l'ambassadrice américaine en Syrie pour concertation ainsi que les déclarations d'une source proche du Pentagone considérant que les Syriens ont, aux yeux de l'Administration Bush, aidé à tuer les soldats américains en Irak, refusé d'entendre les conseils appelant à sortir du Liban, et enfin l'assassinat de Hariri, confirment la mise en place d'un nouveau centre de décision à la Maison Blanche. Celui-ci a, d'ores et déjà, le régime syrien dans sa ligne de mire. Dans cette foulée, des responsables arabes et occidentaux ont, lors de la présentation des condoléances à la famille du Premier ministre assassiné, mis en garde dans des entretiens privés, certains hommes politiques contre la gravité de la situation dans le pays. Ils ont, plus particulièrement affirmé qu'il fallait s'attendre à la poursuite de la série noire d'attentats aussi bien contre eux que vis-à-vis des personnalités religieuses. Ces mêmes responsables ont fait savoir sous un aspect d'avertissement que le Liban est désormais sous surveillance internationale et que les dirigeants doivent sérieusement tenir compte de cette nouvelle réalité. En d'autres termes, les loyalistes au pouvoir libanais doivent donc réviser leurs positions.Un message qu'a très bien compris le ministre du Tourisme. Ce dernier a présenté sa démission lors de la première réunion du Conseil des ministres, jeudi dernier. Si les analystes politiques craignent une déstabilisation provenant des attentats, ils excluent par contre le retour à la guerre civile qui avait perduré plus de 16 ans. Car les ingrédients de sa résurgence sont inexistants. Accusés, levez-vous! Du fait que la Syrie est le tuteur de ce pays depuis environ plus d'une décennie et demie, sa stabilité ainsi que sa sécurité et celle de ceux qui le gouvernent sont de son ressort. Ce qui rend Damas responsable, même en partie, de l'assassinat de Rafic Hariri. Les services de renseignements syriens qui travaillent main dans la main avec leurs homologues libanais devaient, en principe, assurer la survie d'un homme du calibre de Rafic Hariri qui, à leur connaissance, était menacé tout comme Walid Joumblat et d'autres personnalités de l'opposition; notamment après l'attentat visant le membre de son parti, l'ancien ministre de l'Economie Marwan Hamadé. Pour cette seule raison , la Syrie est accusée d'être à l'origine de cet attentat même s'il n' y a aucune preuve tangible jusqu'ici. Dans ce cadre, notre confrère, Gebran Tueïni, directeur du quotidien Annahar et membre de l'opposition a indiqué à La Gazette du Maroc que les précédents de Damas en la matière, avec l'assassinat du leader du Mouvement national libanais, Kamal Joumblat (père de Walid) et le président Bachir Gemayel, poussent la population libanaise à la considérer parmi les premiers présumés coupables de l'assassinat de Rafic Hariri. Pour les observateurs sur place, on ne peut concevoir qu'une opération de cette envergure, qui n'a laissé aucune chance à ce dernier, puisse se concrétiser sur le terrain sans que les services syriens soient au courant d'au moins quelque chose. Surtout que les planificateurs de cet énorme attentat, très bien ficelé, ont montré qu'ils connaissent parfaitement tous les petits détails du quartier où est passé le convoi des voitures blindées ainsi que la capacité de leur résistance. D'autres analystes estiment que la présence de la Syrie au Liban est maintenant une garantie pour la survie de son régime. De ce fait, elle serait prête à prendre tous les risques possibles au point de commettre des erreurs fatales pour rester dans le pays du Cèdre. Cependant, disent ces derniers, les dirigeants syriens ne sont pas conscients que Washington ne veut plus de leaders régionaux mais plutôt de présidents qui se contentent de gouverner chacun à l'intérieur des frontières de son pays. Et que le pouvoir soit démocratique. Ce qui exclu de facto l'idée de mettre la main sur les pouvoirs voisins. Si les Syriens sont jusqu'à présent montrés du doigt sans preuves certes, plusieurs facteurs, les uns d'ordre politique, laissent croire qu'ils ne peuvent être impliqués dans un tel crime.Dans ce contexte, force est de rappeler que Rafic Hariri représente aussi la politique et les intérêts de l'Arabie Saoudite; d'autant qu'il porte également sa nationalité. Et, entre Riyad et Damas, les relations ont été toujours exemplaires et les concertations sur tous les plans sont régulières. Cela dit le régime syrien n'osera jamais commettre logiquement ce genre d'acte. Autre facteur, la Syrie sait qu'elle est depuis des mois dans le collimateur des Etats-Unis et de la France qui s'apprêtaient à mettre à exécution la Résolution 1559 préconisant le retrait de l'armée syrienne du Liban et laisser les prochaines élections législatives se dérouler librement. En plus, les responsables syriens qui avaient "composer" avec les Etats-Unis depuis 1976, sont conscients aujourd'hui que l'actuelle administration Bush II n'est plus convaincue que Damas peut rester un facteur de stabilité au Liban. Si le régime syrien ne peut être, le cas échéant, responsable de cet attentat, qui d'autres pourraient l'être. Là, tous les regards se fixent sur Israël qui avait, par le passé commis des attentats au Liban, et participé efficacement au déclenchement et au maintien de la guerre civile. De plus, l'Etat hébreu possède certainement des moyens très sophistiqués pour réaliser un attentat d'une telle envergure. L'accusation par Ariel Sharon de la Syrie, quelques heures après l'assassinat, pose des interrogations. Néanmoins, reste une seule éventualité. C'est que des services étrangers aient pu infiltrer les services de renseignements de l'armée libanaise ou ceux de la Syrie. Car la précision avec laquelle a été commandité cet attentat démontre que l'opération a été ne peut être réalisée qu'avec le soutien logistique d'un partenaire local ayant accès à toutes les infrastructures.