Maroc-Amérique latine En deux semaines, la tournée royale dans cinq pays d'Amérique latine a mis en évidence des préoccupations communes et des convergences liées aux processus de démocratisation et de mutation des sociétés. La voix du Maroc peut désormais mieux se faire entendre et un dialogue réel s'établir… La deuxième semaine de la tournée royale en Amérique du Sud a confirmé la tonalité générale qui a marqué ses premières étapes mexicaine et brésilienne. Outre la volonté de resserrer et souvent de créer des courants d'échanges économiques et commerciaux et de coopération culturelle, scientifique et technique, la tournée a surtout voulu incarner un cap nouveau et stratégique d'ordre politique et diplomatique. Tout au long des cérémonies d'accueil, des discussions et des rencontres avec les dirigeants des nouvelles démocraties latino-américaines, c'est une nouvelle image du Maroc qui était activement promue. Ayant longtemps pâti des vicissitudes d'un passé voué aux antagonismes de la guerre froide, aux dictatures et aux crises violentes, la rencontre entre le Maroc et les pays latino-américains n'avait pu s'établir réellement. Profitant des séquelles de cette situation ambiguë, les émissaires du pouvoir d'Alger ont pu longtemps exploiter des préjugés et la méconnaissance de l'histoire du conflit sur le Sahara par une partie des dirigeants latino-américains pour alimenter leurs campagnes anti-marocaines. Le contexte actuel se prête à l'évidence davantage à une meilleure écoute et connaissance mutuelles. Les vieilles catégories où les régimes étaient situés sont tombées en désuétude. Les réalités qui sont apparues plus nuancées et plus évolutives ont fini par imposer leur prégnance à tous. Aujourd'hui sur bien des plans, le Maroc peut apparaître aux nouveaux dirigeants latino-américains comme étant l'un des plus avancés au Maghreb et dans le monde arabe en matière d'ouverture, de transition démocratique et de réformes, notamment celle du statut de la femme et de la famille. Autant de données et de préoccupations qui ont servi de toile de fond aux discussions, partout qualifiées de “chaleureuses" entre le Roi du Maroc et les présidents des pays visités. Le dialogue et la compréhension sont devenus plus aisés, d'autant plus que la familiarité du jeune souverain avec la langue et le monde hispaniques y contribue. Les sujets d'intérêt commun ne manquèrent pas. Pour le Pérou, comme l'a souligné le président Alejandro Toledo, les deux pays ont beaucoup à partager en matière d'expériences dans les domaines du tourisme, de l'agroalimentaire, de la pêche maritime, du textile ou de la construction automobile qui vont constituer des vecteurs prioritaires de coopération. Il y a d'autres aspects qui peuvent susciter cet intérêt commun, notamment la valorisation de la culture plurielle dans chacun des pays, la lutte contre la pauvreté et les inégalités régionales, les solutions alternatives aux cultures de drogues dans les régions qui en dépendent, etc. Evolutions démocratiques Au Pérou aussi l'évolution politique retient l'attention du Maroc actuel. On sait qu'après avoir souffert d'un mouvement de guérilla terroriste particulièrement sanguinaire, le pays a surmonté ses épreuves et a consolidé les bases de sa transformation démocratique. Rompant avec les séquelles du régime autoritaire et corrompu de l'ex-président Alberto Fujimori et des violences qui ont fait près de 70.000 victimes, le pouvoir actuel a accédé à la demande des organisations de défense des droits de l'Homme et permis que des procès soient refaits dans un cadre plus respectueux de ces droits, et "d'effacer les traces d'un passé où la justice était régie d'une main de fer". C'est ainsi que le chef du Sentier lumineux, Abimael Guzman qui, depuis 1992, purge une peine de prison à perpétuité, va être jugé à nouveau. Il avait été condamné par des juges militaires qui portaient des cagoules lors du procès. Pour la jeune démocratie péruvienne, il est nécessaire de dissiper cette image peu conforme à une justice sereine dans un Etat de droit. Même si le souvenir des exactions terroristes reste très vif parmi la population, cette volonté de faire prévaloir le droit est significative ainsi que la mise en place en 2001 d'une commission de la vérité et de la réconciliation qui examine les cas des dizaines de milliers de victimes du terrorisme et de la répression. Les questions liées dans les deux pays à la démocratisation du régime et aux mutations sociales peuvent ainsi alimenter un dialogue dont les projets de coopération sont l'un des vecteurs. Il en est de même avec le Chili où la question démocratique est des plus fondamentales. Le président chilien socialiste Ricardo Lagos Escobar a tenu à souligner après avoir reçu au palais de la Moneda le Roi Mohammed VI, que " le Maroc est un exemple de convivialité et un pays ouvert où cohabitent le monde musulman et le monde chrétien et qui abrite une communauté juive importante". En recevant des représentants des trois confessions, dont des juifs d'origine marocaine, le Roi a mis en exergue ce principe de tolérance qui est tant malmené dans le monde où, comme l'a dit le président chilien, " il existe tant d'intransigeance de tous côtés". Tolérance et modération L'actuel occupant du palais présidentiel de la Moneda à Santiago, où un 11 septembre 1973, le président socialiste Salvador Allende périt lors du putsh militaire, ne pouvait qu'être attentif à la référence faite par le Roi du Maroc aux principes démocratiques, à la tolérance et à la modération au sein des sociétés et dans les relations internationales. L'intérêt aussi pour l'intégration dans de grands ensembles régionaux a été souligné et le souverain a évoqué à ce sujet son attachement à l'édification du Maghreb qui implique de surmonter "les conflits artificiels". Les accords signés visant à développer les échanges dans les domaines de la culture, de l'agriculture et de la pêche vont de pair avec le souci de construire une relation et un dialogue plus approfondis. Le Chili qui avait retiré sa reconnaissance de la RASD est désormais mieux sensibilisé à la nature du différend sur le Sahara au Maghreb. En novembre 2003, le président du Sénat, Andres Zaldivar Larrain, avait reconnu que la solution de cette question devait se faire "par la négociation sur la base du respect total de l'unité et de la souveraineté du royaume". Plusieurs visites de parlementaires chiliens, dont celle de la présidente de la chambre des députés, ont fourni l'occasion d'une meilleure perception des réalités marocaines et maghrébines et d'une position plus équilibrée. Dans le cadre de la coalition centre-gauche incarnée par la Concertation pour la démocratie (sorte de Koutla chilienne), le président Ricardo Lagos est l'un des symboles du lent retour à la démocratie et il est considéré comme étant "un modèle de modération". Depuis dix-sept ans, le Chili connaît grâce à cette coalition dont les deux piliers sont la démocratie chrétienne et le parti socialiste, une ère de stabilité et de progrès économique. Cependant le spectre du passé dictatorial du régime du général Pinochet plane encore sur la société. Un rapport d'enquête sur la détention politique et la torture a été remis récemment au président Ricardo Lagos qui a trouvé "insoutenables" les témoignages des victimes des répressions. Ce document recense en détails 35.000 cas d'exactions commises par le régime militaire et conclut que "la torture fut une véritable politique d'Etat destinée à réprimer et à terroriser la population". Il s'agit à présent de "dire la vérité et de faire en sorte que cela ne se reproduise pas". Cette préoccupation qui est vécue à des degrés divers dans les deux pays traduit le nécessaire travail de mémoire comme corollaire de la démocratisation et comme catharsis sociale. Sur un tout autre plan, on peut oser un autre rapprochement entre le Maroc et le Chili où une nouvelle loi, entrée en vigueur le 18 novembre dernier, autorise le divorce, et pas seulement la séparation. Cette loi est considérée comme "un immense pas en avant dans un pays aussi conservateur que le Chili" où les plaintes des femmes battues se sont multipliées depuis trois ans, brisant le silence sur la violence domestique. Ainsi les droits des femmes connaissent-ils au Chili une avancée qui, malgré la différence des contextes, n'est pas sans écho pour les Marocains. Vu de Buenos Aires En Argentine aussi où de nombreux accords existent déjà avec le Maroc, auxquels viennent s'ajouter six nouveaux conclus au cours de la visite royale, les mêmes préoccupations fondamentales favorisent aujourd'hui la compréhension et le dialogue entre les deux pays. Pour le Maroc, l'Argentine est dite "partenaire privilégié" et une commission mixte existe depuis 1993, laquelle a tenu sa quatrième réunion en mai dernier à Rabat. Le volume des échanges commerciaux a été en hausse de 20 % cette année et selon un responsable argentin, "le Maroc est pour nous une porte d'accès non seulement à l'Afrique mais aussi à l'Europe eu égard à la proximité géographique et aux préférences tarifaires avec l'Union européenne". L'Argentine a aussi joué un rôle actif pour promouvoir l'accord-cadre conclu par le Maroc avec le Mercosur lors de la visite du Roi au Brésil. La volonté de rapprochement a été au cœur des entretiens du Roi avec le président argentin Nestor Kirchner, en septembre 2003 à New York, en marge de l'assemblée générale de l'ONU. On se plait à souligner les points de convergence en matière d'ouverture politique et de dialogue entre l'Amérique latine et les pays arabes. Que le Maroc apparaisse, vu de Buenos Aires, comme un lieu de rencontre n'est pas qu'un cliché formel. La dimension culturelle est volontiers rappelée et un lien est créé, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, par une forte communauté juive d'origine marocaine installée en Argentine. Pour le symbole, une place de Buenos Aires sur un grand boulevard sera rebaptisée place du Royaume du Maroc. De bout en bout, la tournée royale en Amérique latine a permis de tourner la page des préjugés révolus et de lancer, à partir de préoccupations communes, un dialogue qu'il s'agit, à présent, de développer.