Ecartelée entre un passé mythifié et l'accès à la modernité, toujours marquée par la douloureuse et longue escalade de l'intégrisme islamique, l'Algérie relate l'histoire d'une nation à la recherche de sa récente vocation démocratique. Seul en course lors des présidentielles de 1999, Abdelaziz Bouteflika s'installait alors à la magistrature suprême en bénéficiant de 75 % des voix exprimées. Jeudi 8 avril 2004, il décrocha le jackpot avec 83,49 % des sondages. Parlant de la démocratie, Shakespeare écrivit : “Nous en avons le pouvoir, mais c'est un pouvoir dont nous n'usons pas”. Cette définition se prêterait bien aux comportements déroutants de la société algérienne face aux sensibles rendez-vous de son histoire contemporaine. En juin 1999, ceux qui se prévalaient des camps démocrates bronzaient sur les plages dorées ou se vautraient dans des salons cossus au lieu de se prononcer sur l'avenir de leur pays. Résultat : sur 12 millions d'électeurs inscrits, moins de la moitié daigna se rendre aux urnes, dont les 3,5 millions de sympathisants du FIS qui basculèrent l'Algérie dans la décennie de la terreur et du tout sécuritaire. En avril 2004, pour des enjeux totalement différents, le scénario décidément voué à l'abstention confirme l'aversion des Algériens pour les urnes : sur les 18.095.555 électeurs recensés, près de 8 millions décrétèrent ne pas se sentir concernés par ces présidentielles. Ainsi, le taux de participation de 58,01 % n'égale même pas celui de 1999, lorsqu'avec 60,25 % de présence autour des bureaux de vote, les Algériens propulsaient Abdelaziz Bouteflika à la tête de l'Etat. Cependant, la question de la légitimité qui avait défrayé l'actualité en 1999 ne gâchera pas la fête du postulant Bouteflika candidat à sa propre succession cette année. Ses partisans ont réalisé un record historique, lui engrangeant 83,49 % des suffrages, reléguant surtout ses adversaires aux quantités négligeables de 7,93 % pour Ali Benflis, 4,84 % pour Saâd Abdallah Djaballah, 1,93 % à l'actif de Saïd Saâdi et 1,16 % en faveur de la première femme arabe et africaine à prétendre au statut de chef d'Etat. Quant à l'opticien Ali Fawzi Rebbaïne, son décompte énigmatique de 65.000 voix pour un rapport de 0,64 % suscite cette interrogation : ou bien les 75 000 adeptes minimum qui l'avaient parrainé conformément à la loi autorisant la candidature à la présidence se sont finalement ravisés et ralliés ailleurs, ou alors ce fameux quitus de 75 000 signatures releva d'une complaisance, histoire de colorer l'illusion démocratique. On ne le saura jamais. En revanche, la notion de versatilité électorale rejaillit en puissance de ce scrutin. Déjà, nous avions précisé dans une de nos précédentes livraisons que parfois, les mêmes assistances entretenaient les espoirs de succès pour Abdelaziz Bouteflika et Ali Benflis, lors de leurs meetings respectifs dans les sites identiques. Arguant de ses audimats populaires, notamment dans les régions touchées par le séisme de mai 2003 et dans celles proches de sa terre natale, les Aurès, Ali Benflis ne s'imaginait pas une seule seconde manquer cette opportunité de réaliser sa maladive ambition. Au moment de voter lui-même le matin du 8 avril à Alger, l'ex-chef du gouvernement déclara à la presse internationale : “Je sais que je serais élu”. Maladroite appréciation ou coup de bluff, l'expérience le rappellera à l'école de la politique. Celle de Willem qui écrivit que “la politique, c'est la sexualité des intellectuels”. La rançon de l'invective En ratissant dans les populations pauvres, en investissant dans la détresse des couches démunies, marginalisées, en s'entourant de vieilles reliques du pouvoir, écartées des affaires et animées d'un irascible désir de vengeance, Ali Benflis réussit la gageure de s'éloigner progressivement dees jeunes. Cette force électorale déterminante, qui participe au volume scrutatoire dans les mêmes proportions qu'au Maroc, ne s'est pas reconnue dans les prestations verbales anti-bouteflekistes conduites et répétées avec une inconsciente hystérie. Par ailleurs, Ali Benflis a très mal situé la masse des militants du FLN dans ces enjeux. Les dégâts occasionnés par la scission du parti historique s'amplifiaient au fur et à mesure des invectives et des injures proférées par le secrétaire général déni à l'encontre du président en exercice. Des millions de personnes, particulièrement les femmes, autre frange stratégique de l'électorat, refusèrent de cautionner les vilenies de Benflis durant la campagne. Il s'avère aujourd'hui que cette prise de risque a plus choqué la société que convaincu les indécis. Un calcul simpliste, dénué de toute visibilité et de perception fidèle, qui a généré un vote sanction contre le candidat ayant le plus manié le mensonge et l'insulte. Saïd Saâdi, le patron du RCD et Abdallah Djaballah représentant l'islamisme silencieux payèrent dans le sillage de Benflis. Ce trio a essuyé une incroyable déroute, pour avoir cru que la compétition autorisait les pires offenses. Face à une majorité de l'électorat islamiste séduite par les thèses de “réconciliation nationale” prônées par Bouteflika, ce qui persistait comme crédit à Djaballah s'est effrité dans cet examen. Cette personnalité a été politiquement réduite à une quantité négligeable, ce qui balaye les résidus extrémistes en Algérie. Le même sentiment se dégage des loges démocrates divisées par les invectives de Saïd Saâdi. Mais la désillusion la plus insoutenable pour celui qui espérait se parer de l'habit de premier ministre en cas d'investiture de Benflis émane de son jardin Kabyle. Certes, le boycott enregistré dans cette région où trois millions d'électeurs demeurèrent muets a considérablement pesé sur le verdict final. Saâdi en incombe la responsabilité au FFS de Hocine Aït Ahmed à l'origine de la désaffection des berbères autour des urnes, et des populations locales à qui il demande d'assumer désormais leurs choix. La Kabylie indifférente à Saâdi La fureur, aujourd'hui exprimée par Saïd Saâdi, fait dire à des journalistes que le fondateur du RCD se trompe à présent de société. Une allusion proche de la réalité si l'on considère que Saâdi s'adressa excessivement à la Kabylie pour supplanter Bouteflika. Or, les frustrations de cette contrée aggravées par le temps et l'usure imposée par le pouvoir, la rage de déception que jeunes et vieux kabyles ne parviennent pas à exorciser, leurs souffrances au gré d'une crise que les aârouchs déplacent d'une revendication à l'autre, occultaient dès le départ toute velléité de scrutin massif. Effectivement, Bejaïa affichera le plus faible taux de participation avec 16,10 %, suivie de Tizi-Ouzou 18,38 %, laissant à Bouira le soin de relever ses statistiques avec une présence locale de 47,56 %. Mais 115 bureaux de vote auront été incendiés ou saccagés en Kabylie, rappelant le climat qui y règne depuis trois ans, rehaussant les traditions de méfiance à l'égard des scrutins et des pouvoirs en Algérie. Les discours harangueurs de Saïd Saâdi n'ont guère bousculé les esprits. Ce dernier, qui jurait chaque soir de campagne “que Bouteflika ne l'emporterait pas”, déclarait samedi 10 avril courant : “consacrer son temps à disqualifier le mandat de Bouteflika”. Ici débute la fraude des candidats perdants contre ce que Ali Benflis qualifie de “pronunciamiento électoral”. Fraude et scandale Aussi bien Ali Benflis, Saïd Saâdi, Abdallah Djaballah que Faouzi Ali Rebbaïne refusent les résultats officiels de ces présidentielles algériennes. Tous dénoncent la fraude peaufinée autrement que par le bourrage des urnes. Dès le 8 avril au soir, ils appelèrent à une marche dans les artères principales d'Alger et adressèrent un communiqué priant l'armée algérienne d'intervenir. Bien que sous le choc, Louisa Hannoune s'écarta de ce jeu et refusa de parler de fraude. Le rassemblement populaire ne réunit que quelques dizaines de fidèles à Benflis, du reste sévèrement maté par les services d'ordre. Par ailleurs, les explosions de joie des jeunes, célébrant le triomphe de Bouteflika ainsi que les cortèges de klaxons entérinant le plébiscite que s'est offert le président sortant, tuèrent dans l'œuf les réactions du front du refus. Ali Benflis, Saïd Saâdi se reportèrent sur des conférences de presse tandis que Djaballah peina à rencontrer quelques journalistes. Benflis parle “de hold-up électoral”, alignant les statistiques sur celles des élections “style Bokassa ou Kim Il Song de Corée du Nord”. “Un score du tiers du monde”, enchaîne Fawzi Rebbaïne. “Disqualifier pacifiquement ce mandat et remobiliser la scène politique”, tonne Saïd Saâdi. La fraude s'étale à toute l'opposition et une protestation se mijote. Toutefois, Ali Benflis ne dispose pas des moyens pour l'organiser, d'autant qu'avec l'information rapportée par un quotidien de l'Oranie stipulant que “Benflis a transféré femmes et enfants à Londres avant d'appeler à l'émeute”, les vérités et leurs contraires s'entrechoquent. N'empêche surtout que s'il y a eu fraude, aucun des belligérants n'explique comment, ni ne précise ses mécanismes, apportant encore moins de preuves. Sur un autre registre, Ali Benflis annonce un “Projet national rénové”, mais sans l'ombre d'un détail ni d'explication sur sa mise en branle. Légitimité internationale pour Bouteflika Dans cette ambiance, si les autorités comprennent que les résistances à l'élection de Bouteflika ne s'évanouiront pas de sitôt, elles prônent la sérénité et le pardon. Dans une conférence de presse internationale, le chef du gouvernement Ahmed Ouyahia évacue de l'idée, “tout règlement de comptes”. Il confie que “les passions de la campagne électorale doivent être oubliées pour tourner la page vers le travail et la consolidation de la démocratie”. Mais en même temps il rappelle que “ceux qui voudraient investir la rue trouveraient les forces de l'ordre sur leur parcours”. Et caustique, d'ajouter : “d'ailleurs, l'interdiction d'occuper les places publiques à des fins politiques avait été instruite par Ali Benflis, alors premier ministre de la République” . Le même ton à l'apaisement se retrouve chez le président élu. En vieux routier de la politique, Abdelaziz Bouteflika a “justifié les excès de la campagne électorale par une concurrence naturelle”. Il a également exhorté “à calmer ces ardeurs, oublier les blessures des derniers jours et introduire dans les rapports entre Algériens un esprit de tolérance et de compréhension mutuelle”. Assuré de la légitimité internationale grâce aux rapports des observateurs européens ayant interprété ces présidentielles de “normales, aux standards occidentaux”, rassuré par les messages de félicitations et de soutien du Roi Mohammed VI, des présidents Chirac et Bush s'étant félicité de ce nouvel avènement, Bouteflika s'apprête à engager quelques changements dans la continuité attendue de son premier quinquennat. Serait-ce alors la fin d'un système ou simplement un autre ancrage des anciennes gestions du pouvoir ? Nous y répondrons lors de notre prochain câble. En attendant, le président qui se succède à lui-même en Algérie médite sur ce mot d'André Fouchereau : “plus belle la promesse, plus amère la déception ”.