La demande d'extradition par le juge Baltasar Garzon de la Haute Cour espagnole de quatre détenus de Guantanamo dont au moins deux Marocains, Lahcen Ikassieren et Omar Deghayes ainsi que Hamed Abderrahmane et Djamel Abdoul Latif Ahmad, relance le débat sur le sort de quelque 660 prisonniers qui n'ont aucun statut reconnu par les chartes mondiales et internationales. Une occasion pour LGM de revenir sur ce camp d'internement high-tech et sur la vie des Marocains dans cette base-prison et le sort qui leur sera réservé. Le juge Baltasar Garzon est très têtu. Il a décidé après la débâcle Pinochet de relancer les USA sur un chapitre de plus en plus douloureux pour le gouvernement de George W. Bush : les prisonniers de Guantanamo Baye, à Cuba. En janvier 2004, le juge espagnol a donc fait savoir aux autorités américaines qu'il avait besoin d'urgence d'au moins quatre détenus de la base américaine pour parachever ses enquêtes sur la cellule espagnole d'Al Qaïda, présidée par Imad Eddine Barakat Yarkas, estimée selon le juge espagnol, comme la base arrière des attentats du11 septembre 2001. Sur les quatre demandés, il y a le cas de Lahcen Ikassieren, un Marocain originaire de Nador et un certain Omar Deghayes qui jonglerait entre nationalités marocaine et algérienne. Le bras de fer Madrid/Washington Ouvrant un dossier aussi capital pour les USA dans leur lutte antiterroriste, le juge espagnol était loin de se douter qu'il allait essuyer un revers cuisant de la part de Washington qui estime que personne ne pourra légiférer ou s'immiscer dans les affaires relatives à la prison de Guantanamo et au sort réservé à ses locataires. Il s'était donc fait signifier lors d'une sortie très décontractée que ce dossier ne souffrait pour l'instant aucune transaction ni négociation avec qui que ce soit et qu'il fallait attendre comme la France, l'Angleterre ou d'autres pays la bonne volonté des Américains de desserrer l'étau ou de le rendre plus hermétique. Le juge Garzon qui devait prévoir une telle réaction n'est pas en reste dans ce long débat. Il a précisé il y a quelques jours que “contrairement aux autorités US, Guantanamo relève de la juridiction US et peut donc relever du traité d'extradition conclu en 1971 entre l'Espagne et les USA”. En bonne et due forme, le juge, qui a transmis sa requête au ministre de la Justice José Maria Michavila, accuse ces quatre hommes : Lahcen Ikassieren, Omar Deghayes ainsi que Hamed Abderrahmane et Djamel Abdoul Latif Ahmad, d'appartenir à la cellule de recrutement d'Al Qaïda en Europe et donc légitimement, il est en droit d'exiger des USA de lui laisser l'accès libre à ces individus dont le témoignage et les interrogatoires devraient révéler d'autres informations sur les ramifications de la nébuleuse de Ben Laden en Occident. Parmi les quatre détenus au moins deux sont Marocains (Ikassieren et Deghayes que l'on dit aussi Algérien). Mais dans l'attente que le gouvernement espagnol se prononce sur la poursuite éventuelle de la demande d'extradition, il faut rappeler que par le passé le même gouvernement de José Maria Aznar avait rejeté en août 2003 une requête similaire du juge Garzon pour l'extradition de 40 personnes qu'il accusait de génocide et de terrorisme au cours de la "sale guerre" en Argentine entre 1976 et 1983. Ce qui avait rendu le souvenir de la non extradition de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, encore plus pressant et lourd. Malgré ce flou artistique entretenu autour de cette affaire, la demande de Garzon a eu au moins le mérite de faire sortir de l'ombre la voix d'Ana Palacio, la responsable de la diplomatie espagnole, qui s'en est prise, ce qui est une chose rare, à la politique de Washington. Ana Palacio a fait savoir que la détention indéfinie de terroristes présumés sur la base US de Guantanamo était une “erreur capitale des USA”. Ce qui n'est pas une mince critique qui laisse planer le doute sur la bonne entente apparente entre Madrid et Washington d'un côté et qui fait dire à certains spécialistes d'autre part, que Ana Palacio “montre déjà des signes de désaccord avec Aznar en vue des prochaines élections en Espagne, histoire de marquer le terrain en vue d'un poste à garder”. Sur la chaîne de télévision Telecinco, la ministre espère que la Cour suprême des USA puisse “ouvrir la voie” et permettre aux prisonniers de Guantanamo de sortir de ces “limbes juridiques” incompatibles avec un Etat de droit digne de ce nom. Là aussi c'est une déclaration à prendre dans un double sens : d'un côté inciter les Américains à faciliter le transfert des individus impliqués dans le dossier espagnol d'Al Qaïda, de l'autre éviter le “Béniouiouisme” espagnol à l'égard de Washington. Ceci tombe à point nommé à un moment où la Cour suprême a accepté d'examiner l'appel interjeté par des détenus de Guantanamo contre leurs conditions de détention. Ce qui déterminera si ces étrangers ont le droit d'être jugés devant des tribunaux civils américains. Toujours dans le même volet, Ana Palacio n'a pas hésité à signifier à l'opinion publique que Madrid était en contact avec un de ses ressortissants détenus à Guantanamo et poursuivait un “dialogue critique” avec les autorités US sur une “situation (qui) ne peut pas durer”. Les chameliers Les Marocains de Gitmo (Guantanamo pour les intimes) ainsi que tous les autres compères qui logent à la base devenue forteresse sont considérés comme des “chameliers” : “chameliers, têtes de clodos” (“Raghead”). Ce sont les noms d'oiseaux par lesquels les gardiens de Guantanamo interpellent les détenus. C'est suite à une lettre de Shafiq Rasul, un détenu britannique, à son frère Habib, que le monde a pu découvrir avec quel racisme et quel mépris les prisonniers sont traités au quotidien. Pourtant la version américaine, elle, voudrait que les soldats chargés de garder les détenus reçoivent une formation pour apprendre à “travailler avec des détenus musulmans” et les “commentaires raciaux ne sont pas tolérés”. Ceci dit il n'en reste pas moins que ces qualificatifs “sont des termes notoirement racistes et islamophobes”. Pour ceux qui ont suivi les débats autour de la base de Gitmo, il est clair que les conditions de détention sont des plus inhumaines, ce qui a poussé un nombre important de détenus au suicide. En une semaine, il a été enregistré 31 tentatives de suicide, commises par 21 détenus, dont certains à plusieurs reprises. Aucun détenu n'en est mort, mais l'un d'eux en garde de graves séquelles. Dans le tas, il y aurait trois Marocains qui voulaient en finir “parce qu'ils avaient craqué et atteint le chemin de non-retour”. Ceci arrive à un moment où les autorités américaines sont dépassées par ce qui se passe sur le terrain des opérations. Aujourd'hui, elles doivent aussi faire face à des gardiens convertis à l'Islam par les détenus. Un certain nombre de gardiens du camp de Guantanamo se sont convertis à l'Islam suite à leur contact quotidien avec les détenus. C'est ce qu'a affirmé au Caire, lors d'un séminaire, le député algérien du parti El Islah, Hassan Aribi. C'est là une information qui émane des détenus algériens libérés de Guantanamo et qui a très vite été mise sur le compte de la propagande. Pour mémoire, rappelons que le même Aribi avait obtenu la libération de 18 détenus, dont 8 Algériens, à la veille de la guerre contre l'Iraq. Si l'on en croit ce responsable algérien, 90% des détenus de Guantanamo n'avaient aucun lien avec Al Qaïda ou avec les Talibans : “Ils travaillaient avec des agences humanitaires et n'ont été arrêtés que dans le cadre d'une campagne US contre de possibles suspects.” D'un autre côté, il faudra peut-être lier ces suicides et cette crainte de la direction au Pentagone avec le dossier du capitaine Youssef Yee qui a été arrêté le 10 septembre 2003. Yee était l'aumônier des Musulmans, soupçonné d'espionnage par les autorités militaires qui l'on relevé de ses fonctions. Selon un porte-parole du Pentagone, il n'est pas question de le remplacer, les détenus s'en sortant très bien entre eux. Le capitaine Khalid Shabazz, qui a remplacé Youssef Yee, s'occupe uniquement des membres musulmans du personnel et n'a aucun contact avec les détenus. Ce qui laisse les détenus sans aumônier. Les interprètes marocains C'est le grand handicap de la direction américaine dans cette vaste opération menée tambour battant contre le terrorisme. Rien qu'à Guantanamo, ce sont plus de 6 000 interrogatoires de détenus qui ont été menés depuis janvier 2002. Une tâche immense qui a nécessité l'emploi de presque 70 traducteurs-interprètes qui devaient jongler avec les dialectes, les idiomes et les baragouinement de détenus blasés et surchauffés. Une partie est constituée de militaires et l'autre de civils recrutés par des entreprises sous-traitantes. Jusqu'à présent aucun document officiel n'a été rendu public pour dévoiler les nationalités des traducteurs embauchés à Guantanamo, mais selon certaines sources, il y aurait dans le tas plusieurs Marocains qui ont servi sur la base américaine en déployant leur talent de connaisseurs du dialecte marocain. Ils auraient même servi à définir de quelles nationalités étaient certains détenus qui avaient menti sur leurs pays d'origine. C'est ainsi que les responsables ont pu identifier beaucoup d'Algériens qui s'étaient cachés sous des origines marocaines. L'inverse est tout aussi vrai puisqu'il y aurait au moins six Marocains qui avaient déclaré lors des premiers interrogatoires qu'ils étaient Syriens ou même Tunisiens. Ce n'est qu'après l'arrivée sur la base d'interprètes marocains que les autorités militaires ont pu dresser des listes qui serviraient, dit-on, à d'éventuels transferts vers les pays d'origine. Des départs et des arrivées Si l'on en croit l'un des responsables du Pentagone qui a confirmé que les USA étaient en négociations avec les pays d'origine de plusieurs douzaines de détenus de Guantanamo en vue de leur rapatriement, tout porte à croire que le sort des Marocains sera vite réglé. Mais il y a un hic dans cette décision américaine. Pour elle la question “est de savoir si les autorités des pays concernés sont prêtes à incarcérer les ressortissants ou si elles entendent les remettre en liberté”. Le nœud gordien de cette sombre affaire de Gitmo reste que les USA, qui sont de plus en plus gênés par les critiques croissantes contre le scandale lié à la base et son statut juridique qui fait office d'ovni dans les annales des conflits entre hommes, aimeraient bien sous-traiter la détention de “combattants ennemis” aux pays “amis” et “alliés”, à condition que ceux-ci prennent “en considération leur législation et leurs opinions”. Ce qui pousserait plus d'un Etat à entamer un cycle tortueux sur la voie juridique en instituant ce que l'on pourrait déjà qualifier de “filiales de Guantanamo” dans leur pays. Ce qui est sûr, c'est que rien que pour les mois de décembre 2003 et de janvier 2004 plus de 100 détenus devaient quitter la base américaine. Dans cette vague de départs, la place des Marocains semble inconnue puisque aucune des deux nations n'a voulu commenter ces transferts ou ces libérations. Sauf que d'un autre côté, l'on sait déjà qu'il y a un an, quelques détenus avaient rejoint le Maroc lors d'une première vague de transferts qui visaient d'un côté et les interrogatoires dans leur pays d'origine et la décompression du camp. Pour ces nouveaux départs, deux transferts ont été programmés par les responsables militaires US. Dans le tas, il était prévu aussi le départ de trois détenus mineurs, âgés de 13 à 15 ans. Mais cette vague de départs est toujours suivie d'une autre qui sert à remplir les cellules vidées la veille. D'un côté, Washington décide de libérer 20 détenus le vendredi 21 novembre 2003, de l'autre, les autorités US ont transféré sur la base 20 nouveaux détenus le dimanche 23 novembre 2003, ce qui maintient le nombre total des détenus à 660. Il faut rappeler que depuis janvier 2002 seulement 88 détenus ont été relâchés de Gitmo dont 84 ont été remis en liberté et 4 emprisonnés en Arabie saoudite. Pour le reste des libérés, le flou entourant leurs nationalités demeure total sauf pour 5 détenus qui se sont révélés Pakistanais le jour de leur arrivée au Pakistan le samedi 22 novembre 2003. Les fous de Guantanamo En mai 2003, un Pakistanais libéré de la base navale américaine de Guantanamo, à Cuba, où il était détenu, a affirmé après sa sortie que la plupart des quelque 660 prisonniers qui y étaient encore incarcérés en raison de leur lien supposé avec le réseau Al Qaïda, souffraient de troubles mentaux. “La majorité des prisonniers du Camp X-Ray ne connaissent même pas le nom d'Al Qaïda”, a déclaré Shah Muhammad, 23 ans, de retour à Alladhand Dheray, son village natal, dans le district de Dir, à environ 20 km de la frontière entre l'Afghanistan et la province pakistanaise de la frontière du Nord-Ouest. “La plupart d'entre eux sont dans un état psychique critique et sont mentalement dérangés”.Après son retour, Muhammad a raconté le quotidien des prisonniers détenus sur la base américaine de Guantanamo, à Cuba. Selon lui, ils font les cent pas comme des animaux en cage et restent parfois éveillés toute la nuit en raison de la lumière aveuglante des projecteurs. Selon des sources médicales américaines, des mois de confinement dans des cellules rudimentaires à Camp X-Ray ont rendu les 300 détenus, capturés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, au mieux déprimés et très stressés, au pire suicidaires. Selon Pam Herbig, infirmière psychiatrique de la base, 13 talibans et combattants présumés d'Al Qaïda sont sous médication pour des troubles mentaux allant du stress post-traumatique aux premiers signes de schizophrénie. “Les patients ont eu des troubles du sommeil. Ils sont anxieux. Il y a de la tristesse”, précise cette responsable médicale. De son côté, Muhammad qui a été relâché au début du mois courant du Camp X-Ray, avec deux autres Pakistanais, Jehan Wali et Sahibzada Usman Ali, et remis aux autorités pakistanaises le 8 mai, dresse un portrait horrible des conditions de détention dans cette prison high-tech. “Jehan Wali n'a parlé à personne pendant les huit derniers mois”, a indiqué Muhammad, son camarade de détention. Boulanger de formation, Muhammad était l'un des quelque 6.000 Pakistanais, selon les estimations, qui ont suivi les appels enflammés des imams et ont gagné l'Afghanistan pour y défendre les talibans contre l'intervention militaire menée par les Etats-Unis en octobre 2001. Il a indiqué qu'il avait été capturé dans la ville de Mazar-i-Sharif, dans le nord de l'Afghanistan, par l'Alliance du Nord opposée aux miliciens islamistes, en novembre 2001 et livré aux troupes américaines avec les autres puis transféré dans la baie de Guantanamo. “Avant d'embarquer à bord de l'avion, ils nous ont lié les mains et les pieds, collé du papier adhésif sur la bouche, attaché des bandeaux noirs sur les yeux et bouché les oreilles. Nos barbes et nos cheveux avaient été tondus”, a raconté Muhammad. “Après un voyage de 18 heures dans ces conditions, nous avons été jetés dans des cages comme de vulgaires animaux”. Pendant le premier mois, les prisonniers n'ont pas été autorisés à se parler, et les appels des Musulmans à la prière étaient bannis, se souvient-il. Cependant on ne lui a pas interdit de prier. Il a affirmé que des gardes américains avaient torturé des détenus. “Pendant plusieurs mois, des prisonniers ont subi fréquemment des tortures. Plus tard, après l'intervention de la Croix-Rouge, les séances de torture se sont limitées aux interrogatoires, et l'interdiction de l'appel à la prière et de parler avec ses compagnons de détention a été levée”. “Une fois les enquêtes terminées et que nous avons été déclarés innocents, nous avons été bien traités et on nous a donné de la bonne nourriture et accordé d'autres privilèges”. Aujourd'hui, Muhammad envisage d'attaquer en justice le gouvernement américain. “Le gouvernement américain, sans aucune preuve ni justification, m'a retenu prisonnier pendant 18 mois. Les Etats-Unis doivent me verser des indemnités pour compenser cette perte de liberté”. A.N Qui est Jon Kyle ? Selon certains, il est le nouveau “ McCarthy ” des Musulmans. Sénateur républicain de l'Arizona, Jon Kyle, a été désigné pour présider les auditions publiques (“ hearings ”) dont le but est de déterminer si des “Islamistes radicaux” ont infiltré l'armée US et d'autres institutions comme les prisons. Dans la cohue provoquée par cette chasse aux sorcières, c'est Donald Rumsfeld qui doit sortir de son silence pour clarifier la situation. Il a même été jusqu'à promettre qu'il n'y aurait pas de “ profiling ” ciblé des membres arabes et musulmans de l'armée US suite aux arrestations dans le personnel de Guantanamo. Sur un autre chapitre, Rumsfeld a précisé, pour mettre fin aux rumeurs, qu'il n'avait pas l'intention de remplacer le commandant de Guantanamo, Geoffrey Miller, lui-même nommé en remplacement du général Dunlavey, qui avait fait scandale en se rendant à la base de Bagram, en Afghanistan, pour engueuler les services de renseignement qu'il avait accusés d'expédier à Guantanamo “n'importe qui” et, en tout cas, pas des terroristes dangereux. Toujours dans la même optique, le sous-secrétaire d'Etat adjoint à la défense chargé du personnel, Charles Abell, a comparu mardi 14 octobre 2003 devant le sous-comité judiciaire du Sénat sur le terrorisme, dirigé par Jon Kyle. Il a confirmé que le département de la Défense allait changer les règles d'habilitation des aumôniers musulmans. Jusqu'à présent, deux organismes étaient habilités à recommander des aumôniers : la Graduate School of Islamic and Social Sciences et le American Muslim Armed Forces and Veterans Affairs Council. Ce dernier dépend de la American Muslim Foundation, dont le dirigeant vient d'être arrêté, accusé d'avoir transféré de l'argent de Libye à des “groupes terroristes” en Syrie. Quant à la Graduate School of Islamic and Social Sciences, elle avait fait l'objet, l'année dernière, d'une perquisition des services des douanes dans le cadre d'une enquête sur le financement d'Al Qaïda. Aucune charge n'avait été retenue contre cette école, qui avait certifié Youssef Yee, l'aumônier de Guantanamo, actuellement emprisonné.