Deux éléments ont été déterminants dans le processus de consécration de l'association Al Adl Wal Ihsane. En effet, celle-ci a su concilier entre les règles générales de l'islamisme, mais en les adaptant à la spécificité marocaine. 1L'adoption des règles générales Le processus d'adoption des règles générales s'est appuyé sur l'effort au niveau de la méthodologie, beaucoup plus qu'au niveau de l'interprétation des textes. Cet effort a pris en considération les constantes de toutes les expériences à savoir l'assimilation et le respect des règles générales tracées par les mouvements islamistes. Ainsi, la méthode d'action s'est articulée sur l'enseignement de la foi et l'organisation jihadiste L'enseignement de la foi Abdeslam Yassine indique qu'une organisation sans éducation est comme un corps sans âme. Pour lui, l'expérience du prophète démontre que: " l'enseignement sur le grand jihad s'est déroulé à la Mecque tout au long de treize années, suivi du petit jihad pendant les dix années suivantes". Mais l'éducation prônée par l'association est une éducation purement spirituelle qui doit s'effectuer tant au niveau individuel que collectif. Le niveau individuel ou la journée et la nuit du fidèle L'association essaie d'encadrer ses militants individuellement en lui traçant des règles de conduite tout au long de la journée. Ainsi, si parmi les devoirs immuables que doit respecter tout fidèle figure le Hadj, le Ramadan, la Zakat et les cinq prières quotidiennes, d'autres actions sont à prévoir au quotidien et doivent devenir des obligations pour tout militant. Ainsi, le fidèle doit commencer sa journée par effectuer Al Watr Annabaoui, c'est à dire Onze prières ( Rakaâ) suivies de l'Istghfar ( imploration du pardon). Après la prière d'Assobh et jusqu'au lever du soleil, c'est une période bénie pendant laquelle, il faut multiplier, autant que faire se peut, l'invocation de Dieu. Ensuite, il faut effectuer la prière d'Addoha et la prière Al Awabine (……………………..) et prier avant le sommeil. Il faut également effectuer chaque matin et chaque soir des séances de lecture du Coran. Trois séances d'un quart d'heure par journée doivent être consacrées à l'invocation de Dieu dans une atmosphère de profond recueillement. Multiplier et consacrer la journée et la soirée du vendredi pour la prière pour le prophète. Avant de s'endormir, faire son autocritique et implorer le pardon pour que la dernière mission de la journée soit l'imploration de Dieu pour se préparer au Jihad. Si le militant est étudiant, il doit trouver le temps nécessaire pour la lecture et acquérir le minimum de connaissances en théologie. Il faut également consacrer une heure pour la famille de la foi ( la cellule) ou pour effectuer une visite de prédication et d'étude ( réunion de cellule). Le militant doit se faire l'obligation de consacrer une heure à la révision des textes sacrés pour pouvoir respecter scrupuleusement les préceptes du Coran et de la Sunna. Le temps doit être géré de manière rationnelle comme un budget. Le temps ne doit pas être perdu dans les futilités. Le niveau collectif ou le programme intérimaire Le programme intérimaire pour l'éducation sur la foi repose sur deux outils: la famille ( la cellule) et la section. Dans la littérature d'Al Adl Wal Ihsane, la famille est le lieu approprié pour le renforcement des convictions du fidèle. Chaque famille se doit de porter le nom d'une personnalité ou d'un grand événement islamique tout en expliquant à chaque militant la signification de l'appellation ( par exemple: famille de Abou Bakr Essadik - premier compagnon du prophète). Chaque famille est tenue d'encadrer les militants à travers des réunions et des sorties. Les réunions se tiennent au moins deux fois par semaine selon un calendrier à établir, en plus d'une rencontre hebdomadaire au cours de laquelle les militants se conseillent. Chaque rencontre doit durer deux heures afin d'éviter les débats stériles et doit répondre à un rituel précis. Ainsi, une heure quarante-cinq minutes doivent servir à la psalmodie du Coran, à l'imploration de Dieu et à la prière pour le prophète, au fikh ( extraits de théologie), à l'évocation de l'histoire de l'Islam, à l'explication des textes, au Hadith et règles linguistiques. Le quart d'heure restant doit servir aux conseils et à régler éventuellement des problèmes individuels ou collectifs. En ce qui concerne la rencontre hebdomadaire, le membres de la famille doivent observer une journée de jeûne pour la clôturer dans l'apothéose notamment avec la prononciation après l'Iftar ( rupture du jeûne) d'un discours d'orientation spirituelle. Les militants effectuent la prière d'Al Ichaâ et chacun s'adonne à une lecture individuelle du Coran et à l'imploration de Dieu. Au petit jour, les militants se réveillent une heure et demie avant la prière d'Al Fajr pour effectuer Onze prières et l'Istghfar (l'imploration du pardon). Après la prière, le responsable (de préférence) de la famille prononce des Daâwas (prières) pour la sauvegarde des militants, des Musulmans, vivants ou morts, des Moujahidines en priorité et annonce la clôture de la journée. Il y a également les excursions au cours desquelles les membres des familles font connaissance et établissent un programme précis qu'ils doivent respecter. Tout au long de cette journée qui commence dès l'aube, les séances de prières obligatoires sont entrecoupées de séances d'approfondissement des connaissances théologiques, de débats et de sports. Le deuxième outil d'encadrement est la section. Celle-ci est constituée des responsables des familles et établit un programme pour des rencontres bi-mensuelles, des séances de sport et des séances de lecture ou de visionnage de cassettes. Les responsables des familles doivent étudier durant leur rencontre les préceptes du prophète qui sont les fondements de l'idéologie de l'association. Cette étude doit être approfondie pour que chaque responsable soit capable d'en expliquer les portées à tous les militants. Ils doivent également pratiquer des exercices sportifs et notamment le football pour faciliter le contact entre militants. Chaque section doit être dotée d'une bibliothèque pour permettre aux militants de lire les ouvrages de la foi, d'écouter les prêches et de visionner les interventions des érudits de l'Islam. L'organisation jihadiste Pour l'association Al Adl Wal Ihsane, la méthodologie du prophète repose sur l'éducation et sur l'organisation jihadiste ( de combat). Cependant, dans une phase préparatoire, l'organisation nationale constitue " l"avant-garde courageuse qui doit planifier l'avenir…Elle doit évoluer selon les principes du Jihad à pas sereins pour qu'elle suive de près la situation de la Oumma. L'organisation jihadiste doit répondre à certaines caractéristiques tout comme elle doit être immunisée contre tout danger". Les caractéristiques Ces caractéristiques apparaissent à trois niveaux: le pouvoir de prise de décision, l'efficacité et la capacité de choisir les instances dirigeantes. Le pouvoir de décision Le guide suprême de l'association n'est pas habilité à monopoliser le pouvoir de décision. Celui-ci est du ressort du congrès général, puisque la notion de direction collégiale est étrangère à l'Islam. En effet, c'est l'Emir qui a toutes les prérogatives de décider des affaires. Mais cet émir est obligé de se soumettre aux deux-tiers des membres du Conseil d'orientation. C'est le congrès général qui doit décider de dissoudre le conseil suprême d'orientation ou l'éviction de l'un de ses membres. Il est habilité à élire le Conseil suprême et le guide. La majorité des deux-tiers est requise pour évincer le guide suprême. En cas de démission de l'Emir, guide suprême, c'est le congrès général qui doit élire son successeur. Au niveau de l'efficacité, l'organisation repose sur deux principes qui sont l'autonomie financière et l'esprit d'initiative. Pour ce qui est de l'élection des instances dirigeantes, celle-ci doit s'effectuer sur le principe des candidatures multiples selon le mode de scrutin secret à la majorité des deux-tiers. Si le quorum des deux-tiers n'est pas atteint, le scrutin doit être répété pendant trois jours. A l'issue de ce processus, c'est l'émir qui est habilité à trancher. Dans le cas du guide suprême et si après trois jours, le choix n'a pas été fait, c'est le Conseil suprême qui tranche à la majorité de quatre voix. L'immunité Il est important de se doter de structures organisationnelles efficaces, mais il est tout aussi important de se soucier de la continuité. C'est pourquoi, l'organisation doit être immunisée contre tous les phénomènes susceptibles de lui porter tort. Parmi ces phénomènes, Al Adl Wal Ihsane distingue les fléaux centraux et les fléaux subsidiaires. Pour la première catégorie, il s'agit d'un manque d'éducation qui s'illustre essentiellement par la persistance à la différence, par la non obéissance aux directives de l'émir. Ces deux fléaux sont imputés à la domination de huit carences qui sont par ordre, le mensonge, l'arrogance, l'hégémonie de l'opinion personnelle au détriment de celle de l'émir, la superficialité, l'échec et la déchéance morale, la réaction intempestive, la non obéissance et l'apologie du matérialisme ( Les choses de la vie). Dans la deuxième catégorie figurent le népotisme, le populisme, l'enthousiasme exagéré et le despotisme de la direction. Pour s'immuniser contre ces dérives, Al Adl Wal Ihsane insiste sur le rôle de l'éducation et sur la sévérité des critères de recrutement des militants. 2Le respect des spécificités L'expérience d'Al Adl Wal Ihsane repose sur l'adoption des règles générales mais tout en les adaptant aux spécificités de la société marocaine notamment à travers le rejet de la notion de Jahiliya pour la remplacer par la notion de Fitna ( désorganisation) et la prise en considération de la méthode soufie. La Fitna A l'opposé des grands théoriciens de l'Islamisme, Abdeslam Yassine réfute l'idée de la Jahiliya de la société. Ainsi, le guide suprême d'Al Adl Wal Ihsane dit que "nous sommes désorganisés et non appartenant à la Jahiliya ( période anté-islamique)…et même si parmi nous, il y a des mécréants et des renégats, la Oumma modeste est celle qui était sous le règne du prophète, attachée à sa foi et qui ne peut se soumettre au pouvoir des despotes de la Jahiliya…" Abdeslam Yassine estime que l'action islamiste doit reposer sur la prise de conscience de la réalité pour éviter de sombrer dans l'ex-communication de toute la société, laquelle débouche sur la rébellion, la violence et la destruction. Pour lui, la Fitna est caractérisée par l'obédience de certains phénomènes néfastes tels le sous-développement, l'instabilité, l'athéisme, l'anarchie et le matérialisme. Pour lui la différence entre la Jahiliya et la Fitna se situe au niveau suivant: la Jahiliya consiste à rejeter tous les messages divins et excommunie les ennemis et les infidèles qu'ils soient du camp socialiste ou du camp libéral. Alors que la Fitna, c'est la confusion entre le juste et l'injuste qui s'illustre par la violence, l'instabilité sociale et la criminalité. C'est pourquoi, il considère que les sociétés islamiques contemporaines ne font pas partie de la Jahiliya, mais vivent à l'époque de la Fitna qui s'illustre économiquement par l'opulence et politiquement par le pouvoir absolu. Elle est l'expression de l'hégémonie du nationalisme laïc et de la démocratie. La méthode soufie Historiquement, le soufisme est la forme prépondérante au Maroc. Celui-ci est passé par deux étapes. Tout d'abord, il y eut l'époque entamée vers le début du onzième siècle et pendant laquelle les pèlerins marocains devaient suivre les méthodes orientales. Ainsi, plusieurs Oulémas dont Abou Yaâzy Yelnour, Ibn Al Arif, Ali Ben Harazem. Ensuite, il y eut l'époque de la véritable "marocanisation" du soufisme qui a débuté avec Moulay Abdeslam Ben Machich qui n'a pas suivi ses prédécesseurs à tel point que A. Paul Bellaire, dans son ouvrage "La religion musulmane en Berbérie- esquisse d'histoire et de sociologie religieuse" estime que son initiative était une tentative d'émancipation à l'égard des tendances soufies orientales. Dans ce sillage, l'enseignement de Abdeslam Ben Machich a été complété par ses disciples Abou Al Hassan Chadli et Mohamed Ben Slimane El Jazouli. Le courant soufi avait essayé au début du treizième siècle, de propager l'Islam dans les campagnes, mais il dut vers le quatorzième siècle dévier pour adopter des méthodes politiques notamment vers le messianisme qui signifie le rejet du pouvoir en place et prôner le pouvoir alternatif du Messie. Les premières esquisses du soufisme sont apparues sous le règne des Almohades et notamment grâce à l'apport de Mohamed Ben Slimane El Jazouli qui fut le fondateur de la première Tariqa au Maroc ( secte soufie). A partir du quinzième siècle, ces tariqas sont devenues les vrais pourvoyeurs de l'Etat en conseils théologiques. Mais cette tendance revêtait également un caractère politique puisqu'elle se présentait comme le garant de l'application de la Chariaâ et partant tutrice sur le pouvoir. Jusqu'à la proclamation du protectorat, le soufisme au Maroc a adopté trois théories essentielles. D'abord, la Tariqa selon El Jazouli est une institution qui choisit les gouvernants. Elle est, d'après la secte des Darkawas et des Naciris, la tutrice sur l'application de la Chariâ. Enfin, elle est la source de tout pouvoir comme le prônait la Tariqa des Kettanis. Par conséquent, l'histoire du Maroc a été empreinte par le soufisme qui a été pris en considération par les dirigeants du mouvement national lors des tentatives de création des partis politiques. Dans ce cadre, Al Adl Wal Ihsane qui a pris également, en considération le soufisme, ne veut pas se présenter comme une Tariqa. D'ailleurs Abdeslam Yassine exclut toute coopération avec les Tariqas. ( A rappeler qu'il fut lui-même membre de la Tariqa Boutchichiya) mais ne les considère pas comme des ennemies. Al Adl Wal Ihsane poursuit, donc, trois objectifs: l'éducation sur la foi qui repose essentiellement sur le soufisme, la transformation de l'Islam élitiste en Islam populaire et l'implantation massive de l'association dans les campagnes.