Interview du Dr Saëb Eraïkat (ministre palestinien de la Coopération) La guerre contre l'Irak et ses répercussions sur le monde arabe en général et la cause palestinienne en particulier ainsi que sur la paix et la stabilité dans la région ont été au centre de l'entretien exclusif accordé par le Dr Saëb Eraïkat, ministre palestinien de la coopération à La Gazette du Maroc. La Gazette du Maroc : quelle est votre lecture de ce qui vient de se passer en Irak ? Dr Saëb Eraïkat : notre lecture des derniers événements en Irak est que la guerre n'est aucunement justifiée. Nous l'avons dénoncée et condamnée et nous ne savons pas combien de milliers d'Irakiens ont été tués ou blessés et de destructions massives causées. En fait, notre région a besoin de paix et non pas de ces guerres et qu'un autre pays arabe tombe sous le joug de l'occupation. C'est la dernière chose que nous voulons. Mais maintenant, le véritable test pour la communauté internationale est de savoir comment elle va traiter l'occupation israélienne qui dure depuis 35 ans et la grande escalade militaire entreprise contre le peuple palestinien. Nous avons déploré la mort de 20 martyrs, rien qu'au cours des dernières 24 heures sans oublier les assassinats, les raids et les destructions causées par les Israéliens contre notre population. En réalité, ce qui se passe s'inscrit dans les tentatives permanentes de Sharon de détruire tout effort visant à établir la “feuille de route”. Je pense qu'aujourd'hui, le véritable test auquel doivent faire face l'administration américaine, l'Europe, la Russie et l'ONU qui sont membres du quartet, est de savoir comment ils vont se comporter avec “la feuille de route”. Vont-ils la mettre en œuvre ? J'estime qu'à présent, il existe un ensemble de données et d'éléments qu'il faudra étudier avec précision. Sharon pense que la légalité internationale n'a plus de valeur, légalité que les Etats-Unis ont détruite avec leur agression contre l'Irak, l'Assemblée nationale de l'ONU et le Conseil de sécurité. Sharon est conscient de la politique arabe, les Etats arabes n'ont pas réagi face à l'agression contre l'Irak et par conséquent, Sharon pense que c'est lui qui a remporté la victoire sur l'ensemble des Arabes. Il s'attend par conséquent à ce que les Etats-Unis exigent des autres pays arabes d'autres conversions des systèmes éducatifs, de la vie politique, économique, religieuse et j'en passe… Le troisième élément est que Sharon croit que la question palestinienne reviendra aux Etats-Unis où les élections présidentielles auront lieu l'année prochaine et à travers les groupes de pression israéliens, Bush sera obligé de ne pas soumettre “la feuille de route” pour des raisons électorales internes. Il y a lieu de souligner à ce propos que Sharon a déjà rejeté cette “feuille de route”. Il l'a non seulement rejetée, mais il va plus loin que cela en défiant Bush et Blair et en imposant sur le terrain les colonies, la confiscation de terres et la destruction de maisons. A mon avis, si l'on observe ce que fait Sharon et comment il agit et parle comme s'il était le vainqueur de l'Irak, on peut penser qu'il croit que le danger stratégique que constituait l'Irak a disparu et que par conséquent, il s'attend à la chute d'autres régimes arabes. De ce fait et en tant qu'Arabes, il faut que nous prenions conscience immédiatement de ce qui se trame dans chaque Etat arabe. Il faut également que nous changions notre manière de penser, que nous partagions le pouvoir avec le citoyen, que nous renforcions la démocratie, la transparence, le droit à l'information, au savoir… parce que l'état actuel du système politique arabe constitue une brèche qui permet ce genre d'agressions contre le monde arabe et dont la dernière est l'occupation d'une capitale arabe comme Bagdad. Le ministre saoudien a qualifié l'invasion de Baghdad d'occupation américaine et le secrétaire d'Etat américain Rumsfeld a comparé la chute du régime irakien à celle du mur de Berlin, alors que Sharon construit le mur de la honte et de l'apartheid entre les peuples palestinien et israélien. Quelle est votre analyse ? Sharon n'a pas édifié un mur entre eux et nous. Il a érigé un mur entre nous et nous-mêmes. Sharon construit un mur autour d'Al Qods pour empêcher les Chrétiens et les Musulmans d'y accéder. Il construit le mur pour judaïser Al Qods, pour confisquer les terres palestiniennes. C'est ça la réalité. Le fond de la question est le mur israélien de l'occupation et du colonialisme au Moyen-Orient et ce qu'on exige des Etats de la région. Aujourd'hui, ils ont mobilisé les armées, utilisé leur aviation et leurs missiles, ils ont détruit, tué, brûlé sous le prétexte de libérer l'Irak. Qu'en est-il de la liberté de la Palestine, des positions prises par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ? Le citoyen arabe est arrivé aujourd'hui à la conviction qu'il y a nécessité d'opérer des changements radicaux dans nos rapports et manière de penser, sinon nous serons embarqués dans ce qui vient de se passer en Irak. Ils parlent de colonialisme. Bien sûr, que c'est du colonialisme, bien sûr que c'est une occupation et il faut appeler les choses par leur nom. Ils parlent de démocratie, mais cette démocratie est destinée à qui et comment ? En tant qu'Arabes, nous devons faire participer le citoyen à la gestion des affaires de l'Etat, à travers un système politique plus transparent et contrôlé, pour qu'il devienne un élément de pression, de supervision et d'organisation, pour éviter à nos peuples ce genre de catastrophes, qui nous envahissent et nous frappent, au nom de la liberté et de la démocratie, alors que nous sommes conscients que c'est une nouvelle forme de colonialisme de nos richesses et ressources et une consolidation d'Israël, l'allié et le gardien fidèle et stratégique des intérêts américains dans la région. Après l'Irak, les Américains préparent déjà l'opinion publique internationale en vue de frapper la Syrie en la menaçant et l'accusant de tous les maux. Quelle est votre lecture ? L'avertissement lancé à la Syrie est très dangereux. En fait, c'est un avertissement et un message destinés à tous les peuples arabes. Nous avons entendu depuis longtemps les dirigeants arabes parler de rationalisme et de réalisme comme s'ils disaient à nous, peuple palestinien, cessez de combattre l'occupation. De quels réalisme et rationalisme parlent-ils ? Nous sommes un peuple qui résiste sans aviation, sans chars, sans missiles depuis 35 ans. Nous refusons l'occupation et nous ne nous rendrons pas. Cette nouvelle pensée arabe qui veut nous vendre et justifier les positions américaines et l'agression contre l'Irak, nous devons la combattre car elle constitue un danger réel pour notre stabilité et pour la résistance du peuple palestinien. A quoi sert en fait la Ligue arabe ? Peut-on parler de rupture entre les dirigeants arabes et leurs peuples ? A mon avis, la Ligue arabe avec tout ce qui vient de se passer en Irak est devenue un simple nom et n'est que le reflet de ses Etats membres. Par conséquent, il est très clair que la nature des relations bilatérales arabo-américaines est telle que chaque pays arabe se comporte avec les Etats-Unis comme s'il faisait partie d'un empire. Pour le deuxième volet de votre question, il ne s'agit pas de rupture entre les dirigeants et le peuple arabe. Aujourd'hui le peuple arabe s'interroge quant à sa participation au pouvoir dans un système d'organisation et non de pression ou répression. L'esprit sécuritaire et répressif est dépassé. Aujourd'hui, le citoyen arabe veut être un citoyen à part entière avec des droits et des devoirs dans la gestion de la chose publique. Tous les régimes qui se considèrent au-dessus de la loi et tous ceux qui entourent les dirigeants sont à l'origine des catastrophes qui nous assaillent actuellement. Quelles seront les répercussions de la guerre contre l'Irak sur ces régimes ? Tout citoyen arabe est endeuillé par ce que vit l'Irak, son peuple, sa capitale et ce qui arrive en fait à la nation arabe. Il est en deuil face à la manière avec laquelle tous les peuples arabes, à travers l'Irak, sont traités. Car en fin de compte, la démocratie et la liberté dont ils parlent se sont traduites par l'usage de 60 % des armes américaines déposées dans le monde contre l'Irak beaucoup plus qu'ils n'ont utilisé au cours de la deuxième guerre mondiale et tout ça en vingt jours. Ils ont tout détruit en Irak et nous parlent de liberté et de démocratie. Elle est où cette démocratie ? Où sont les régimes qui se sont alliés à eux ? Il est grand temps de revoir notre système politique et notre manière de gouverner en faisant participer le citoyen arabe et si on ne le fait pas, tous les pays arabes seront sous le joug de la nouvelle Rome. L'ancienne Rome est revenue sur terre avec tout ce que le mot comporte de sens pour tout imposer. Et je pense que le monde arabe est devenu un laboratoire et un champ d'expérimentation. Même en Afrique et en Amérique latine, il y a des démocraties et des changements sauf chez nous, nous sommes obligés de voir avec les yeux de nos dirigeants, d'écouter avec leurs oreilles et parler de leurs voix. On en a assez ! Il est temps de libérer le citoyen arabe pour qu'il sache comment faire face aux défis, loin des régimes qui ne connaissent que la violence et la répression de leurs peuples. Quelles sont les conséquences de cette guerre sur la cause palestinienne ? Des répercussions très dangereuses. Comme je vous l'ai dit, Sharon se comporte en véritable vainqueur de l'Irak parce que ce pays qui constituait une place stratégique du monde arabe s'est écroulé et la Syrie est aujourd'hui menacée. Il se comporte comme si le peuple palestinien était devenu une proie facile pour lui. Il se comporte comme si la judaïsation d'Al Qods était devenue une réalité. Il se comporte en vainqueur comme s'il avait déchiré la légalité internationale comme cela a été fait dans le ciel et sur la terre irakienne. Il pense qu'il peut imposer au peuple palestinien l'acceptation de l'occupation et les appellations et les prétextes de rationalisme et de réalisme. Mais nous en tant que peuple palestinien, nous disons à haute voix : nous n'avons ni aviation, ni chars, ni missiles mais nous avons uniquement notre résistance, nous ne nous rendons pas et notre paix ne se fera pas à n'importe quel prix. Nous résisterons et chasserons l'occupant jusqu'à la ligne de 1967 et l'établissement de notre Etat indépendant avec Al Qods comme capitale. Quel est votre message pour les dirigeants et les peuples arabes ? Je leur dis que l'heure est venue pour sauver ce qui reste à travers une transition paisible et organisée et que les élites arabes soient une force de proposition et non de pression ou de répression. Il est temps de se débarrasser de tous ceux qui corrompent les régimes et les dirigeants, de ceux qui disent aux dirigeants uniquement ce qu'ils aiment entendre, voir… Il faut une participation réelle du citoyen au pouvoir et à la prise des décisions politiques, économiques, sécuritaires etc. Sinon ça sera la fin des Arabes.