La problématique qui se pose dans un cas pareil, c'est celle d'un Maroc de la dignité ou de l'indignité . Le moyen Atlas est-il riche ou pauvre ? 820.000 ha de forêts, des dizaines de sources, des centaines de ruisseaux, des gens simples et accueillants, mais la misère fait mal, surtout sous la neige. Reportage sur le Maroc des neiges et des eaux, photos et témoignages en concert. Le «Je» est haïssable, disait Stendhal. Que le lecteur m'excuse car le grand principe du journalisme, l'ONI (objectivité, neutralité et impartialité) n'aura pas de place dans cet écrit. Par quoi et par qui commencer ? Par le Maroc de la misère digne ? Par khalid, cet homme de 35 ans, travaillant sous la neige et le froid, entre Azrou et Mrirt, au col de la montagne, en train de broder un grillage, sans gants, à cinq dirhams le mètre ? Par ces enfants qui longent les bords de la route pour aller à l'école où les chauffages ne sont pas alimentés, parce que la tonne de bois a atteint 800 DH ? Le kilogramme de bois est, à la source, à 60 centimes le kilo. La ville est certainement un espace corrupteur. Ce vendredi-là, il ne pleuvait presque pas. Quelques gouttes seulement collaient au pare-brise. Première escale à Azrou, à l'hôtel Panorama où la braise du cèdre et du chêne vert des deux cheminées vous arrache au froid. La température était de moins cinq degrés. Mais jusque-là, personne ne pouvait s'attendre à ce que nous allions découvrir. Nous étions loin de savoir que les Etats créent la corruption et le mensonge. Citadins, nous allions découvrir, avec une profonde amertume, que nous étions corrupteurs et corrompus. Déjà, au premier dirham de pourboire, on a eu droit à tous les remerciements de la terre. Le premier choc était celui de la simplicité, certes de la terre, mais de ses hommes surtout. Il est des endroits, à Khénifra même, où la notion de facture n'existe pas. «Personne ne nous a jamais demandé cela. Nous n'avons ni bons ni factures, non plus de cachets», répondait le garçon du snack. Une autre problématique : comment ces gens-là peuvent-ils être généreux alors qu'apparemment ils n'ont rien ? Fausse impression ou richesse divine. Manuels scolaires inappropriés Mariée et mère de famille, Malika, la quarantaine est professeur de français dans un lycée d'El Hajeb. Elle enseigne depuis des années et est très consciente de la lassitude que lui procure l'exercice de son métier, elle puise ses cours dans les archives de son défunt beau-père qui était directeur d'un établissement scolaire de la région. Les manuels scolaires, dit-elle, ne correspondent nullement à la réalité vécue par nous et par nos élèves, malgré la régionalisation. On leur apprend «Madame Alami sort sa voiture et va au marché ou Monsieur Benchekroune a passé la nuit à l'hôtel» alors qu'à El Hajeb, par exemple, nous n'avons pas d'hôtels. Celui qui s'aventure à passer de nuit par la ville, doit loger à Meknès ou à Azrou. Sinon, son abri sera les maisons closes ou la rue. C'est ce que nous a confirmé un autre enseignant d'Azrou qui passe ses moments libres au bar. Il n'y a rien à faire ici. Ni théâtre ni salles de cinéma. Avec la pluie et le froid, on est obligé d'aller au bar voir les amis et échanger des discussions qui finissent par lasser. Le même sentiment est partagé par des élèves de la région. Mehdi, élève en 7ème année du collège nous confie qu'il n'y a aucune compatibilité entre ce qu'il étudie et ce qu'il voit. On ne parle ni de cèdre, ni de battue, non plus de neige dans les textes des manuels scolaires. La femme de l'Atlas est digne Combien de temps avez-vous passé dans les régions du moyen-Atlas ? « J'ai quitté l'ENAP en 1977 et j'ai été affecté dans une Caïdat du moyen Atlas qui s'appelle Tiddas dont dépend Kabilat Ben Yahkem. J'ai gardé de bons souvenirs de la région où j'ai exercé pendant plus de 30 ans. Les gens sont très sympathiques et accueillants. Bien qu'ils ne soient pas riches. Parmi les anecdotes que j'ai vécues, parce qu'au début je ne comprenais pas le dialecte berbère, je devais trancher dans un conflit qui opposait deux personnes de la région. L'un des deux adversaires m'a dit qu'il avait pris dans ses bras son rival (Aânnaktou). Je lui répondis que l'autre devait faire de même et considérer l'affaire close. Mais je ne comprenais pas que Aânnaktou voulait dire «j'en ai marre de lui». A première vue, nous avons l'impression que les gens sont pauvres! «C'est un jugement de valeur fait à travers un pare-brise de citadin. Les gens de l'Atlas vivent simplement. Ils ne cherchent pas à se compliquer la vie. Le plus pauvre d'entre eux, lorsqu'il vous invite, doit égorger un agneau. Il cherche à travers ce geste à créer l'évènement et à inventer un festin pour sa famille et ses voisins. Leur richesse est dans le climat. Le rapport de l'homme avec sa terre est extraordinaire. La forêt est une richesse. L'eau l'est aussi. Le sol, rocailleux, a besoin d'au moins 80 centimètres de neige pour que les nappes phréatiques se remplissent. L'habitant du Moyen Atlas sait ce dont il a besoin. Il est des régions où les habitants se procurent des réserves de denrées pour trois mois. Le montagnard pense à lui, à ses enfants et ses bêtes, y compris le chien. Car, lorsque la neige tombe et les routes sont coupées, c'est l'enclavement total. Il suffit de peu pour que l'homme soit heureux. C'est cette simplicité qui est enviable», nous répond-il. Et la femme de l'Atlas? Elle adore l'Arabe. Ses rapports avec l'habitant de l'Atlas sont très complexes. Les jugements que nous portons sur elle sont faux. Pour les habitants des villes du sud, la femme de l'Atlas est une dévergondée, une prostituée. Or, la vérité est que cette femme-là est très amoureuse. Elle s'offre complètement à son prochain. En témoignent leurs chansons. «Al Maya» de l'Atlas est une musique très affective. Associée à l'écho des montagnes, elle devient symphonie. Le sens de chaque «Maya» diffère entre le fait que la personne aimée est proche ou lointaine. D'un autre côté, la femme de l'Atlas travaille plus que l'homme. Et beaucoup croient qu'elle est ainsi exploitée. C'est faux, son travail est l'expression de son amour et son dévouement. La berbère de l'Atlas ne connaît pas la Moudawana. Elle se conforme au droit coutumier. Quant à la réputation de la prostitution, elle constitue un héritage du passé. Du temps de la colonisation où les Français faisaient de chaque douar un bordel pour les militaires des casernes qui pullulaient dans la région. Quels sont les sites de la région ? «Beaucoup de sites font la richesse du Moyen Atlas. Tighzza, Tarmilate, Bouguechnir, Ait Assou, la forêt vierge d'Oulmes, Lalla Hayya, la source d'Oum Rabiâa, Ain Louh …Il faut aussi noter que la forêt du moyen Atlas attire les chasseurs qui organisent des battues. Ils viennent de toutes les régions du Maroc. Une autre richesse typique de la région est la langue. Les habitants disent que l'Amazigh s'apprend sur l'oreiller, signe de son intimité et son authenticité», conclut-il. ■ Le Maroc qui souffre A Casablanca, gros cigare à la bouche et verre de whisky à la main, des bourgeois vous expliquent que les temps sont durs et qu'il faudra se serrer la ceinture parce que la crise arrive. Dans nos montagnes, nos compatriotes vivent eux la crise permanente. Chaque hiver c'est le même drame qui se répète, malgré les promesses et les discours sur le désenclavement. Démunis, ils n'ont pas les moyens de se chauffer correctement. Les plus faibles risquent la mort, tout simplement. Les enfants ne fréquentent plus l'école, parce que le froid est insupportable et les routes impraticables. Les routes sont coupées, cela signifie que les femmes qui doivent accoucher par césarienne n'ont d'autre perspective que la mort, et que les malades sont voués à une lente agonie. Ce Maroc de la souffrance doit nous interpeller. C'est dans ces régions que la misère la plus noire sévit. C'est une économie presque démonétisée, si on peut parler d'économie. L'enclavement est une réalité que les éléments naturels aggravent en hiver. D'un autre côté, la gestion des ressources, en particulier forestières, est anarchique, le potentiel touristique est inutilisé. Il faut arrêter de se gargariser des mots. Le seul qui a un sens dans cette situation c'est la solidarité. Non pas sous forme de calmants, de couvertures distribuées par exemple, mais sous forme d'un véritable plan de mise à niveau, financé par le budget de l'Etat, c'est-à-dire par la collectivité. Il est bien évident que si l'on reste dans les calculs des coûts d'opportunités, on n'y arrivera pas. Le nombre de ces populations diminue sous la pression de l'exode forcé, l'habitat y est plus disparate que dans d'autres campagnes, le relief rend plus coûteuses les infrastructures. Tout cela est vrai et rend moins rentable socialement, un dirham investi en haut Atlas par rapport au même dirham investi dans les faubourgs de Casablanca. Ce cynisme comptable est pourtant inacceptable. Ethiquement on ne peut l'opposer à des Marocains survivant à peine et frôlant la mort à chaque chute de neiges. Poussé à l'extrême, ce raisonnement aboutirait à la désertification de nos montagnes avec des dégâts incommensurables pour l'eau. Car ces gens sont les gardiens de cette ressource stratégique. La collectivité leur doit en retour, un plan sérieux à même de leur assurer une vie digne.