Charte communale et évolution de l'Etat L'histoire de la charte communale peut servir l'histoire de l'Etat. En fait, l'évolution de l'une dépend largement de l'évolution de l'autre. Depuis 1960, date de la première organisation communale, jusqu'à mai 2001, de profonds changements ont touché et l'appareil de l'Etat et ses partenaires. D'un système vertical centralisé, le pouvoir se mue, de plus en plus, en un pouvoir polycentrique et polyarchique. En fonction, bien évidemment d'une double évolution : sociale et politique. La gouvernance et le management moderne y sont actuellement pour beaucoup. La première organisation communale remonte aux années 60. En état de construction, le Maroc de l'époque était condamné, de prime abord, à consolider ses charpentes institutionnelles et implanter, en le marocanisant, son édifice. Première tâche, somme toute normale pour un pays au lendemain de son indépendance, l'Etat songeait à imposer plus de dirigisme pour “faire face au développement et rompre avec le legs colonial”, comme on le répétait souvent. Il n'était donc plus question de déconcentrer le pouvoir de décision. La réinvention et la re-création de l'administration ont été déterminantes dans les choix de l'époque. Il fallait construire une “machine étatique” avec une architecture stable et rigide et des infrastructures en fonction de la culture politique ambiante et les rapports des forces qui régissaient les relations entre le pouvoir et des forces politiques. Un rapport de force largement profitable à l'Etat. Rupture et réouverture Sur le plan communal, les décisions et initiatives des conseils et de leurs présidents étaient sous contrôle étroit. A priori comme a posteriori. C'est que l'organisation bicéphale des communes a été instituée au détriment des élus. Marquée du sceau de la tension et du tumulte qui régnaient à cette époque, cette première “charte” était le reflet, vu sous le prisme étatique centralisé, d'un rapport de force terminal, dont l'objectif principal était, et le sera pour une longue décennie, la prise du pouvoir. Au lendemain de l'indépendance, en effet, le pacte national alliant la monarchie au parti de l'Istiqlal en 1944, a été mis en cause. La frange radicale du grand parti nationaliste, entraînée par l'enthousiasme révolutionnaire ambiant, a cru pouvoir gouverner en s'appuyant sur la classe moyenne urbaine, pivot du parti unique. L'Etat, omnipotent et en forte légitimité, due à ce pacte lui-même, répliqua avec force : démission du gouvernement Abdallah Ibrahim en mai 1960, répression de la gauche et des émeutiers de Casablanca en mars 1965, renvoi du parlement sine die en juillet 1965. S'ensuit une mésentente radicale entre l'Etat et les forces politiques, notamment l'UNFP et, à moindre échelle, l'Istiqlal, qui prendra fin en 1975, avec la “Marche verte”. De part et d'autre, la tendance sera au consensus, l'autre appellation d'une volonté partagée pour la recomposition du système politique national. C'est dans ce cadre qu'a été élaboré le dahir du 30 septembre 1976 relatif à l'organisation communale, la fameuse charte dont “les textes et l'esprit traduisent la volonté de démocratisation du système institutionnel”. D'où aussi des changements profonds au niveau du partage du pouvoir et des compétences. C'est là un choix politique qui dépasse de loin le cercle purement administratif. C'est au fond la “structure significative” qui concrétise un déverrouillage du champ politique, jusqu'alors dominé par un Etat centralisé et prohibitionniste. C'est le début de la fin du pouvoir de gestion exclusivement détenu par l'autorité de tutelle et ses agents. Il marque une double évolution, celle du pouvoir central d'une part et celle des acteurs politiques, d'autre part. Pour le pouvoir, la charte communale est désormais un signe d'ouverture pour élargir le cercle de décision, même au niveau local, à une élite politique tenue à l'écart. Les partis politiques quant à eux, y voient un passage obligé pour la formation des cadres, quant à la “gestion démocratique” des affaires qui, à long terme, mènera à l'accès au gouvernement central. En d'autres termes, c'est un facteur essentiel d'apprentissage de la vie politique, qui mettra sur l'agenda une démocratisation plus approfondie. Au niveau politique, c'est pour les partis un redimensionnement des tâches politiques: à la contestation de la légitimité de l'Etat se substitue le verdict des urnes. Après un quart de siècle, la charte a montré ses limites et ses insuffisances. Les colloques nationaux des collectivités locales ont largement décrit ses aspects obsolètes. On ne peut dissocier la déconcentration et son corollaire de la dynamique générale que connaît l'Etat. Deux grandes mutations ont au moins marqué l'Etat marocain depuis les années 80. Depuis la fin de cette décennie, le pouvoir a commencé un retrait très significatif de la sphère économique (privatisation), qui va croissant avec le “réajustement managérial” qui a mis les walis au centre d'un dispositif de relance économique et de gestion décentralisée. Le mécanisme de la décision publique et la transformation qui l'a ébranlé est sans doute une autre mutation qu'a connue l'Etat. Depuis les années 60, l'époque où toutes les décisions ont été prises ou validées de Rabat, à l'an 2002, l'année de l'adoption de la nouvelle charte, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts… entre le pouvoir et les partis politiques. Trois faits marquent ce long processus : “la crise cardiaque” révélée par le rapport de la Banque mondiale et maintes fois citée par Feu Hassan II, la constitution de 1996 et le gouvernement de l'alternance, comme épilogue logique des deux précédents événements. Tout cela a déclenché une dynamique contrôlée par le bicaméralisme institué certes, mais qui n'aboutit pas moins au consensus politique sur la nécessité d'une autre gestion locale et régionale. Autrement dit, un élargissement plus substantiel du champ de la gouvernance locale, marquée par une tutelle très pesante et inhibitrice. Nouvelle gouvernance Ce n'est plus un hasard si le terme récurrent, tant dans le débat que dans les interventions des décideurs est la gouvernance. Entendu comme étant une forme de pouvoir prolongé entre de multiples organismes qui doivent gouverner ensemble, la gouvernance est devenue le mot phare de la gestion publique. L'une de ses grandes manifestations, partout dans les Etats démocratiques est sans aucun doute la substitution d'un mode de décision pyramidal par un autre polycentrique. Le Maroc n'est plus à l'abri d'une transformation tous azimuts de l'Etat moderne. En premier lieu, un appareil étatique au diapason de l'ère nouvelle, transfert beaucoup de compétences vers les collectivités locales, dont le sort se joue dans un jeu entre l'administration locale, la société civile en plein essor et les communes elles-mêmes. C'est là une décision qui participe d'une vision “polyarchique” de l'Etat. Dont la devise est: simplifier les procédures, décentraliser la décision et responsabiliser les acteurs. Inspiré du discours du Souverain lors de l'ouverture de la session d'octobre 2000 du parlement et des recommandations du 7ème colloque tenu à Casablanca les 19, 20 et 21 octobre 1998, le projet de réunion de la charte semble s'inscrire dans cet esprit-là. Par ailleurs, l'enjeu politique de part et d'autre n'est pas exclu. Le débat sur la ville est révélateur à ce sujet. Désormais, la menace couve dans les quartiers périphériques des grandes zones urbaines, telles Casablanca, Fès, Tanger. Là où l'exclusion, la misère et le discours psycho-théologiquement palliatif fait progresser l'audience des partis islamistes. Si le péril venait pendant une longue période dans le Maroc contemporain, du monde rural marginalisé, il y a fort à craindre que les populations des bidonvilles basculent dans l'islamisme jihadique. Les dernières nouvelles des ruelles de Sidi Moumen à la périphérie de Fès et Settat ne sont guère apaisantes. D'où la nécessaire potion de gouvernance pour plus de proximité et d'écoute. A un niveau encore plus large, la déconcentration plus avancée assure un double objectif : le premier consiste à achever l'insertion de l'élite de gauche, entamée depuis le début des années 90, le deuxième objectif, négocier l'incorporation au système des islamistes modérés. Ceux-là mêmes que le vote des laissés-pour-compte a porté au rang de 2ème force, sinon la première du pays. Le conflit USFP-PJD défrayant la chronique depuis un certain temps n'est sûrement pas une émanation de la seule émergence idéologique et d'humeur. Il est bien plus une question de position socio-électorale que de clivage idéologico-culturel. Tout un signe. Depuis la fin de cette décennie, le pouvoir a commencé un retrait très significatif de la sphère économique (privatisation), qui va croissant avec le “réajustement managérial” qui a mis les walis au centre d'un dispositif de relance économique et de gestion décentralisée.