Après le coup d'Etat de Skhirat, feu Hassan II a demandé à son Premier ministre une note sur la situation du pays. Tous les problèmes de gouvernance y sont recensés mais surtout, sa liberté de ton détruit les images d'Epinal sur Hassan II. La note et l'interview que nous publions sont historiques à plusieurs titres. D'abord par leur contexte. Moulay Ahmed Laraki était Premier ministre de Hassan II, mais aussi un très proche. A l'évidence, les deux hommes se respectaient. Celui qui avait été l'un des fondateurs du ministère des Affaires étrangères, sous la conduite de M. Balafrej, était respecté par le monarque. A la fin de la crise de Skhirat, Hassan II lui demande une note sur la situation du pays. Le 19 juillet, dix jours à peine après le cataclysme, Moulay Ahmed Laraki lui remet une note manuscrite en mains propres. Il raconte : « Sa Majesté l'a lue deux fois et m'a demandé si quelqu'un d'autre l'avait lue. J'ai répondu par la négative. Il m'a alors demandé si j'avais gardé une copie, j'ai dit oui ». Le commentaire de Hassan II s'est arrêté là, mais le message est passé. Le Roi ne voulait pas que le contenu de cette note soit divulgué. Moulay Ahmed respectera cette volonté pendant des décennies. Même ses proches n'en ont eu connaissance qu'il y a quelques années et c'est sur leur pression et pour léguer aux jeunes générations une part de l'histoire du Maroc qu'il a accepté de la livrer à «VH magazine» et «La Gazette du Maroc» et d'en permettre la publication. Il nous a aussi accordé une interview fleuve, historique à plusieurs titres. Une liberté de ton inimaginable Si Hassan II voulait s'assurer du secret entourant la note, c'est en rapport avec son contenu. Moulay Ahmed Laraki y dresse un véritable réquisitoire contre le mode de gouvernance. Il épingle l'Administration, la concentration des pouvoirs, l'absence de courroie de transmission et même le mode de vie du Souverain. Il recommande au chef de l'Etat « d'être à son bureau pour travailler toute la journée ». Lisez bien et vous verrez qu'elle dépasse toutes les critiques de l'opposition de l'époque qui n'était pourtant pas tendre. Hassan II « l'absolutiste » acceptait-il la contradiction ? « Oui, on pouvait lui dire tout ce qu'on pensait à condition que ce soit en tête à tête. Il écoutait et acceptait les arguments solides et il lui arrivait de changer d'avis et de se ranger du côté de son contradicteur, même pour les décisions les plus graves », explique le docteur Laraki. Alors pourquoi est-ce que les autres affirment le contraire ? « Beaucoup de ministres préfèrent se cacher derrière le Roi, ou le Palais pour ne pas prendre leurs responsabilités, ils croient ainsi pouvoir durer éternellement à leur poste ». L'homme qui croit que « la longévité au pouvoir est fonction du degré de cynisme » a choisi, lui, la sincérité dans sa note. La genèse du gouvernement Karim Lamrani Il faut croire que Hassan II n'était pas l'égocentriste que d'autres ont décrit car cette note a eu une suite. Moulay Ahmed Laraki et feu Driss Slaoui ont dit au Roi qu'il fallait un homme respecté par les milieux d'affaires pour mener à bien une réforme économique et que c'était là l'enjeu. Le Monarque a acquiescé. Ils ont opté pour Karim Lamrani, qui tombait des nues et n'a accepté que sous la pression d'aller à la primature. C'est Moulay Ahmed Laraki qui a négocié avec les ministrables. Cinq ont refusé. Parmi eux, Hassan Chami, l'ex-patron des patrons, Abdelhadi Sbihi, Amine Benjelloun et Mohamed Tahri pourtant pressenti à l'Economie nationale et aux Finances. Alors que le gouvernement est constitué et que son annonce est prévue pour le lendemain, Hassan II convoque Laraki à Skhirat. Sont présents : le général Oufkir, Driss Slaoui et deux autres cadors du régime. Hassan II l'accueille par cette phrase : « j'aimerais que tu continues, je donne à tes amis une heure pour te convaincre ». Le Roi revient une heure après et accepte le départ de Laraki. Après un recyclage d'un an à Paris, celui-ci est nommé chef du service gastro-entérologie à l'hôpital Ibn Rochd, à Casablanca. Il s'y investit durement, mais Hassan II le rappelle lors du déclenchement de l'affaire du Sahara et le réinstalle comme ministre d'Etat aux Affaires étrangères. Une histoire que vous raconte l'interview. Hassan II n'a donc jamais tenu rigueur à Laraki de sa note. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas mis en application les remèdes. Les mêmes problèmes persistent jusqu'à aujourd'hui, en particulier un qui tient à coeur à ce Premier ministre hors normes de l'histoire du Maroc : «le pouvoir réglementaire doit revenir à la primature comme c'était le cas au début de l'indépendance. C'est le seul moyen de renforcer l'action du gouvernement». Note de Moulay Ahmed Laraki à Hassan II, 10 jours après l'attentat de Skhirat Sire, Au-delà du traumatisme que chacun de nous a subi à la suite des tragiques événements de Skhirat, il est nécessaire d'analyser avec lucidité la conjugaison des événements qui ont permis cette effroyable aventure afin d'en tirer des enseignements pour l'avenir. Il est évident que le climat euphorique et artificiel dans lequel les gens plus ou moins proches du régime se complaisaient cachait mal l'inquiétude persistante et le désarroi profond de chacun. Le gouvernement, l'Administration, la classe dirigeante et jusqu'à la bourgeoise la plus fortunée étaient minés par l'insatisfaction morale. Les causes de cet état d'esprit sont évidentes : la population, les cadres, l'élite vivaient pratiquement dans le vide intellectuel le plus complet sans encadrement véritable, sans mobilisation, sans explications, sans directives précises, bref chaque citoyen était à la merci de ses propres convictions nées d'une analyse personnelle des événements avec tout ce que cela peut comporter de subjectif. Depuis un certain temps, l'opinion publique était préoccupée par : • Le manque de cohésion à l'intérieur de l'appareil de l'Etat entraînant une dilution des responsabilités. • L'absence de moralité chez beaucoup d'agents du secteur public et semi-public • L'étalement d'un faste sans commune mesure avec les moyens du pays. L'exploitation de cette situation par divers éléments dans le pays a eu pour conséquence l'instauration d'un véritable climat de malaise affectant toutes les couches de la population. Il est indéniable que l'immense majorité de la population est très attachée à la monarchie et que cet attachement a atteint la vénération pendant les années de lutte pour l'indépendance. Mais ce consensus populaire n'a pas été organisé et orienté vers les tâches nationales susceptibles de maintenir chez chaque citoyen l'esprit civique, la détermination farouche et l'exaltation nécessaire à toute œuvre profonde. Bien au contraire, on peut affirmer que la population a été consciemment ou inconsciemment «chloroformée». Si les partis politiques ont une grande part de responsabilité dans cet état de choses, dans la mesure ou leurs erreurs d'appréciation les ont éloignés du pouvoir et de SM le Roi, il est non moins certain que la relève de ces partis s'est faite sans conviction, sans doctrine et sans tactique et que le régime n'a pas cru nécessaire une mobilisation des masses et leur endoctrinement. En fait, le régime, bénéficiant de l'attachement profond de la population à SM le Roi, a cru nécessaire et suffisant d'organiser une armée solide, des forces de l'ordre -police, gendarmerie, forces auxiliaires- bien structurées, une administration de l'Intérieur ferme et un appareil administratif valable. Mais le pouvoir politique au niveau de la population était inexistant. En fait, SM le Roi était le pouvoir politique mais sans courroie de transmission avec la population. On s'aperçoit aujourd'hui que les forces sur lesquelles s'appuyaient le régime étaient en réalité d'une fragilité incroyable !! L'administration est rongée par la corruption, désabusée par la valse permanente de ses chefs, inconsciente devant les dangers. La diabolique machination de Medbouh a démontré que l'armée elle-même pouvait être abusée, détournée de ses tâches et, hélas, prête à basculer dans n'importe quelle aventure ! Quant à la population civile, ceux qui ont eu l'occasion de la côtoyer après la diffusion des communiqués des mutins, ont perçu chez elle plus d'attentisme que de révolte. Le mécontentement général provient avant tout du désabusement des gens qui ne croyaient plus en aucune vertu. C'est dans cette ambiance que le pays a appris les événements de Skhirat et, bien qu'ils n'aient aucun lien apparent avec le malaise évoqué plus haut, il n'en demeure pas moins, que par leur ampleur, leur brutalité et par la personnalité de leurs auteurs, ces événements viennent de donner plus d'acuité à un climat déjà détérioré. Pourtant, la situation de notre pays est enviable, notre avenir plein de promesses, notre potentiel économique des plus intéressants et nos cadres valables. Bref nous possédons tous les atouts pour assurer un développement économique et social harmonieux. Mais, hélas, tout ceci est gâché pour deux raisons essentielles : 1. Les formes de gouvernement ou de gestion ne sont plus en harmonie avec «l'ère de l'électronique». Tous les responsables souffrent de l'irresponsabilité de l'administration. Les conseils de gouvernements à 30 personnes ne peuvent traiter que des dossiers sans importance. Il n'existe pas d'équipe ministérielle mais une caricature de gouvernement, les clans se formant et se déformant selon les intérêts du moment. En plus, les ministres dans leur majorité n'ont l'occasion d'approcher SM le Roi que rarement, ce qui explique souvent le noir total dans lequel ils se trouvent en ce qui concerne les véritables intentions du Souverain sur les grands dossiers ; d'où les atermoiements, les complaisances, la recherche des directives par les voies parallèles et l'intervention volontaire ou involontaire de personnes proches de SM le Roi avec tout ce que cela comporte de concessions. Bref, chaque ministre navigue comme il peut dans l'espoir de se maintenir ; le sentiment d'insécurité engendre la corruption et la peur des lendemains, les exemples d'impunité finissent par avoir raison des plus intègres. Enfin un véritable pouvoir parallèle, parfois plus puissant et plus efficace que celui des responsables officiels, finit par faire sombrer ces derniers dans le néant moral et dans la lassitude. 2. La deuxième raison concerne le vide politique et idéologique dans lequel est laissée la population. Sans remonter aux origines du divorce des partis politiques avec le pouvoir, il est incontestable que la démilitisation de l'opinion publique constitue un danger grave. D'un côté, elle subit toutes les intoxications de l'opposition nationale ou internationale, d'un autre côté, elle ne trouve aucun encadrement civique ou politique; comment s'étonner alors de son abrutissement ou de son détachement ? Lénine a dit que la presse constitue «le véritable pouvoir» et c'est pour cela qu'il avait pris lui-même en main l'information. Hitler l'avait également compris en désignant un de ses plus brillants collaborateurs à l'Information. Au Maroc, après 16 années d'indépendance, l'opinion publique continue à puiser ses sources d'information soit auprès de la presse d'opposition, soit auprès d'une certaine presse étrangère dont on connaît les prises de position au moment de l'exil de la famille royale en 1953. Est-il normal que la télévision et la radio passent leur temps à intoxiquer l'opinion publique de musique et d'histoire au lieu d'éduquer la population ? Quel rôle assument les députés dans leurs circonscriptions, sont-ils vraiment à la hauteur de leurs tâches, ou se contentent-ils d'empocher 4000 dh et de résoudre leurs problèmes particuliers dans les coulisses du Parlement ; ne sont-ils pas livrés aux jeux insipides de certains leaders d'occasion ? Le monde économique marocain est-il au courant de nos réalités véritables ou bien est-il lui même livré à la rumeur publique ? La grande bourgeoisie est plus préoccupée par l'affairisme que par la promotion économique du pays. Quelles sont nos grandes options ? Ont-elles été débattues chiffres en main ? Sont-elles appliquées convenablement ? Avons-nous une politique de l'emploi, une politique agraire, une stratégie du développement ? Notre politique scolaire répond-elle à une stratégie à long terme, ou se contente-t-elle de vivoter pour éviter les crises ? Bref, sommes-nous sur la bonne voie ou non ? Comment s'étonner alors qu'une tragédie comme celle de Skhirat ait pu éclater ? La vigilance ayant fait place à l'insouciance, la fermeté au relâchement, l'esprit civique au désabusement, l'étalement du faste à l'austérité. Aujourd'hui tout le monde s'interroge sur l'avenir. Quels que soient nos parts respectives de responsabilité, l'heure n'est pas aux lamentations mais au redressement. Afin de redresser cette situation, il est extrêmement urgent de repenser fondamentalement un certain nombre de problèmes. Des reconversions doivent être opérées dans un certain nombre de domaines : 1. Un chef d'Etat assumant tous les pouvoirs doit être à son bureau de travail toute la journée. C'est de cette seule manière qu'il peut connaître ses hommes et ses dossiers, donner l'exemple, forcer l'estime de l'administration, susciter l'enthousiasme, créer une mystique du travail, cultiver les vertus de son équipe. 2. N'importe quel chef d'Etat a besoin d'une équipe solide, homogène et solidaire. L'équipe gouvernementale doit être réduite à une douzaine de personnes, ayant l'audience morale, l'efficacité professionnelle nécessaires. Ses responsabilités doivent être définies clairement. 3. Les responsables de l'Etat doivent réduire leur train de vie, donner l'exemple à chaque citoyen, être impitoyables à l'égard des fonctionnaires malhonnêtes, récompenser comme il le faut les fonctionnaires loyaux et honnêtes. 4. Les circuits parallèles doivent être anéantis, les opportunistes et affairistes éloignés. 5. La Famille Royale doit éloigner d'elle tous les opportunistes qui l'exploitent, et portent atteinte à sa réputation et, par là même, à SM le Roi. 6. Les Hauts fonctionnaires doivent être choisis par leur chef hiérarchique afin que les responsabilités soient déterminées. Ils doivent l'être en fonction de leur loyalisme mais aussi de leur compétence. 7. L'opinion publique nationale doit être reprise en main ; pour cela elle a besoin d'être encadrée politiquement, éduquée civiquement, informée objectivement et complètement. 8. Les partis politiques doivent être mis devant leurs responsabilités. 9. Le pays doit être mobilisé autour d'idées fortes constituant les engagements idéologiques, politiques et économiques du pouvoir. Ces actions doivent s'inscrire dans un cadre politico-idéologique nouveau. Dans la mesure où une composition avec les partis politiques apparaît impossible ou lointaine, il est essentiel de trouver les moyens d'encadrer politiquement la population. Comment concilier notre option libérale avec cet encadrement politique et c'est certainement le nœud du problème ; nous voulons en effet garantir les libertés et empêcher les fauteurs de troubles d'en abuser, diriger fermement le pays et laisser l'opposition s'exprimer, pratiquer une politique économique libérale et empêcher que le fossé ne se creuse entre les nantis et les pauvres. Autant notre politique étrangère a réussi à dominer des composantes contradictoires, autant notre politique intérieure reste prisonnière d'engagements opposés. Quelle que soit la solution technique sur le plan politique et gouvernemental à trouver, il est nécessaire qu'elle comble le vide politique et intellectuel dans lequel nous vivons. Sur le plan externe, il est nécessaire de restreindre notre représentation diplomatique afin d'en faire un outil de propagande et de promotion économique au lieu de la laisser végéter dans le train-train journalier. Ce sont là, Sire, de simples idées écrites spontanément, mûries et réfléchies depuis fort longtemps, car Skhirat n'a été finalement qu'un choc qui a libéré les angoisses. Elles sont, j'en suis certain, partagées par la presque majorité des responsables conscients et par de très nombreux citoyens, et il est curieux de constater la communion de pensées qui existe actuellement au niveau de la population. Les maux sont tellement évidents, les remèdes l'apparaissent aussi. Le plus important maintenant est de déchoquer la population, la reprendre en main, répondre à son angoisse par des réformes profondes et nécessaires, correspondant à ses aspirations et vous m'excuserez, Sire, de souligner encore une fois, qu'en raison de la profondeur du choc, il n'y a que «l'electrochoc» comme remède, médicalement parlant. S'il faudra au Maroc plusieurs années pour retrouver à l'extérieur son visage attrayant d'avant, tant sur le plan humain que sur les plans économiques et touristiques, peut-être suffira-t-il de quelques jours seulement pour faire reprendre aux Marocains leur confiance dans l'avenir, leur foi, leur enthousiasme pour affronter les immenses tâches qui nous attendent sous l'égide éclairée de votre Majesté. Votre dévoué serviteur 20/7/71