Moulay Ahmed Laraki, plus jeune ambassadeur, puis ministre des Affaires étrangères, ensuite Premier Ministre, a été un témoin privilégié du Maroc de feu Hassan II. Silencieux depuis 30 ans, il nous livre une interview et surtout nous permet de publier une note secrète remise à Hassan II dix jours après l'attentat de Skhirat. La Gazette du Maroc : Dans quelles conditions avez-vous été nommé ministre des Affaires étrangères ? Moulay Ahmed Laraki : C'était à la suite du voyage officiel de Sa Majesté à Washington, en février 1967, invité par le Président Lyndon Johnson. Quelques jours après son retour au Maroc, il m'a fait parvenir le message de rentrer à Rabat d'urgence. Je me demandais si je n'avais pas commis une erreur pendant le séjour. Pourtant, il avait l'air très satisfait de mon travail. J'ai pris l'avion le soir même. Il n'y avait pas de vol direct, il fallait passer par Paris. À l'aéroport de Casablanca, je trouve un officier de l'armée qui m'attendais avec un hélicoptère. Il ne m'a même pas laissé prendre mes bagages : «Sa Majesté vous attend». Je me suis dit que ça devait être très grave. On me dépose sur le terrain de hockey, à côté de sa villa. Inutile de vous dire que je n'en menais pas large. Et quand je l'ai vu souriant je me suis dit que ça ne devait pas être grave. Il se tourna vers Guédira, M'hamdi et Driss Slaoui qui le suivaient et leur dit : «je vous présente le nouveau ministre des Affaires étrangères ». Pour moi, c'est un signal qui signifiait : «ils ne sont pour rien dans ta nomination». J'avais 36 ans. Pourriez-vous nous raconter la genèse de la diplomatie marocaine ? Y avait-il une doctrine ? A-t-elle élaborée en cours de route ? C'était le début de l'Indépendance. Tous les ministères avaient hérité d'une administration en place : les Finances, les Travaux publics, l'Intérieur… Concernant les Affaires étrangères, il n'y avait rien. Il fallait d'abord chercher un local : nous avons trouvé la villa Le Riche qui abritait l'ancien Conseil, du temps de la Résidence. Il fallait trouver des cadres. Il faut souligner que M. Balafrej était un homme extraordinaire : c'était un diplomate dans l'âme. L'une des premières priorités de la diplomatie était de négocier avec des anciennes puissances protectrices des conventions régissant nos rapports avec elles et, surtout, d'intégrer Tanger, qui bénéficiait d'un statut international. Les négociations ont duré un mois ou un mois et demi, parce qu'il fallait parlementer avec les treize pays signataires de l'Acte d'Algésiras et chacun posait ses problèmes. Ce qui avait été décidé sous la direction de Sa Majesté Mohammed V, c'était de garder un régime économique spécial pour Tanger. Ce n'est que sous le gouvernement de Si Abdallah Ibrahim, avec Abderrahim Bouabid comme Vice-président du Conseil -parce qu'à l'époque, les pouvoirs réglementaires appartenaient au Président du Conseil-, que le statut économique spécial de Tanger a été abrogé. N'était-ce pas une erreur ? D'ailleurs, on y revient en faisant une zone offshore… Toutes les banques, toutes les sociétés qui se trouvaient à Tanger ont fait les beaux jours de Gibraltar et de Beyrouth, qui bénéficiaient également d'un régime spécial. Nous avons perdu énormément en abrogeant le statut économique spécial de Tanger. Au moment du gouvernement d'Abdallah Ibrahim, quand les prérogatives du Conseil étaient assez larges, étiez-vous, en tant que diplomate, sous la tutelle du Conseil ou était-on déjà dans le domaine réservé du Roi ? Bien sûr, c'était Sa Majesté le Roi qui donnait les grandes orientations, mais ça n'empêchait pas les ministres des Affaires étrangères de prendre des initiatives. Cela a été vrai, même par la suite. Quand Sa Majesté Hassan II m'a nommé, il m'a dit : «quand il y a quelque chose d'urgent, qui ne peut pas attendre, tu m'envoies un petit mot écrit de ta main. La personne que tu enverras le donnera à mon aide de camp, lequel le donnera à Rahal qui peut rentrer même dans ma salle de bain. Et si tu n'as pas une réaction de ma part dans les deux heures, tu peux foncer». Evidemment, je le faisais rarement, deux ou trois fois par an. Vous savez, je pense que les ministres cherchent une couverture pour durer à leur poste. Mais c'est à ce moment-là qu'ils précipitent leur départ… Quelles ont été, alors, les priorités de la diplomatie marocaine ? D'abord parachever notre intégrité territoriale car le Maroc a été dépecé en 1912, ayant été le dernier pays à subir les affres du colonialisme, en une zone française, une zone espagnole au Nord et au Sud (Tarfaya), une zone internationale et le Sahara, qui relevait directement de l'Etat espagnol. Il faut ajouter que les frontières avec l'Algérie n'étaient pas définies au Sud de Figuig (Traité de Lalla Maghnia, en 1885). En 1958, la France a envoyé l'ambassadeur Alexandre Parodi, qui avait la dignité d'Ambassadeur de France. Il est venu porteur d'un message du général de Gaulle, disant que la France était disposée à ouvrir des négociations sur les frontières au-delà de Figuig. Mais certaines personnes au gouvernement ont dit à Sa Majesté Mohamed V : « vous avez reconnu le gouvernement provisoire de Ferhat Abbas. Ce serait donner un coup de poignard dans le dos de Ferhat Abbas et du gouvernement algérien que de procéder à l'ouverture des négociations avec la France ». Ces mêmes personnes ont fait appel au gouvernement de Ferhat Abbas. Il est venu et nous nous sommes réunis à Mohammedia, à l'hôtel Miramar. C'est là qu'a été signé un accord établissant que les frontières héritées du colonialisme ne seraient pas opposables au Maroc. Nous avons tenu à faire cela parce que la conférence de l'OUA qui s'est tenue à Addis-Abeba en 1963, avait décidé dans sa charte de l'intangibilité des frontières coloniales. Et lorsque la Charte de l'OUA a été adoptée, nous avons fait une réserve en ce qui concerne cette clause. Quand Abbas a été remplacé par Ben Khedda, celui-ci est venu avec toute l'équipe gouvernementale et a confirmé l'accord sur les frontières signé par son prédécesseur. Mais ils n'ont pas tenu parole. Comment avez-vous vécu la période, à partir des années 64-65, où le Maroc a affirmé sa présence sur la scène internationale ? Nous avons été l'un des premiers à reconnaître le régime de Mao Zedong et à échanger des ambassadeurs avec la Chine. Cela démontre que nous étions enclins à l'ouverture. Juste après, la Guerre de 1967 a éclaté. Vous étiez alors ministre des Affaires étrangères. Quels sont vos souvenirs de cette période ? Quand Nasser a demandé le retrait des forces des Nations unies du golfe d'Aqaba, Sa Majesté m'a envoyé lui demander s'il avait besoin de quelque chose. Nasser m'a répondu, textuellement : « ça fait quinze ans que je me prépare pour cette heure et pour ce jour. Je n'ai besoin de rien. J'ai une armée – et il m'a récité le nombre de blindés, d'avions qu'il avait ». A la fin, quand on s'est mis debout avant de se séparer, il m'a dit : « non, Sa Majesté Hassan II peut me rendre un service. Il est très ami avec le Shah d'Iran. Est-ce que le Shah d'Iran peut promettre de ne pas alimenter Israël en pétrole si Israël m'attaque ». Parce que c'était l'Iran qui alimentait Israël en pétrole. Je suis rentré, je l'ai dit à Sa Majesté et il m'a dit : « tu vas voir le Shah d'Iran. Et tu lui rapportes ce que Nasser t'a dit ». Le Shah d'Iran se trouvait à Paris pour le mariage d'une de ses nièces. Il m'a reçu immédiatement et m'a dit : « si Israël attaque l'Egypte, je cesserai l'approvisionnement en pétrole ». Evidemment, Israël a attaqué, mais la guerre était terminée au bout d'une heure… Ils ont cloué l'aviation égyptienne au sol dès les premières heures de la matinée, il n'y a pas eu de bataille. Donc, il n'y a pas eu d'arrêt de l'approvisionnement. Ensuite, vous avez été nommé Premier ministre. Comment cela s'est-il déroulé ? Je ne m'y attendais pas du tout. Je pense que je le dois au fait que la première Conférence islamique a eu lieu au Maroc. Après l'incendie de la mosquée Al-Aqsa, le Roi Fayçal avait lancé un appel aux musulmans. Sa Majesté Hassan II m'a dit d'aller le voir, ainsi que le Shah d'Iran. Parce que si la Conférence avait lieu à Jeddah, comme prévu, le Shah ne serait pas venu, car les relations étaient alors très mauvaises entre l'Iran et l'Arabie Saoudite dans les années 1968 à 1970. Et au cours du voyage officiel de Sa Majesté Hassan II en Iran, en 1968, le Shah lui avait demandé d'essayer de rapprocher les deux pays. Après l'Iran, nous étions partis à Riyad. Le Roi Fayçal a raconté à Sa Majesté les problèmes qui existaient entre eux. Or, le poids du Shah d'Iran était très important. Sa Majesté Hassan II m'a dit d'aller le voir pour lui dire que sa présence était indispensable à la Conférence. J'avais lié une amitié avec Zahedi, le ministre des Affaires étrangères iranien, le fils du général qui avait renversé Mossadeq et qui était également l'ancien gendre du Shah. Je suis allé voir ce dernier en disant qu'on ne pouvait concevoir une Conférence islamique sans la présence de l'Iran. Il m'a répondu : « si ça a lieu à Jeddah, je n'y assisterai pas. Mais si ça se déroule à Rabat, je serai présent ». Je suis donc allé voir le Roi Fayçal, qui se trouvait à Taëf. L'argument que j'ai utilisé était qu'une conférence ayant lieu à Rabat permettrait de reconnaître la Mauritanie et d'inviter Mokhtar Ould Dada à venir. Du temps de Mohamed V, Hassan II avait fait une déclaration au journal Le Monde, au lendemain de la proclamation de l'indépendance de la Mauritanie, en disant « si j'avais été le Roi, à l'époque, j'aurais été le Premier à reconnaître la Mauritanie ». J'ai donc expliqué au Roi Fayçal que cette conférence était une occasion rêvée. En fait, il n'avait pas besoin de cet argument, c'était un homme extraordinaire. Il m'a dit : « il n'y a pas de problème. L'Iran a un poids qui rend sa présence indispensable. Dites à mon frère Hassan II que s'il veut tenir la Conférence à Rabat, j'applaudirai ». Vous avez été nommé Premier ministre juste après la Conférence ? Oui. Juste après, je suis parti pour New York pour l'Assemblée générale des Nations unies. Sa Majesté m'a dit : « la préparation de la conférence a dû beaucoup te fatiguer. Prends huit jours de vacances quelque part après l'Assemblée générale ». Je lui ai répondu que j'étais invité par les ministres belge et hollandais et que j'allais en profiter pour effectuer ces visites. Je suis donc arrivé à New York, effectivement très fatigué. J'assiste à l'ouverture de l'Assemblée générale. Notre représentant permanent, feu Ahmed Tahibi Benhima, me dit d'aller me reposer quelque part : « je te conseille d'aller aux Bermudes. Des avions partent le vendredi soir, tu reviens le lundi matin. Ça te fait deux jours ». Je lui dis d'accord mais lui demande de n'en parler à personne. J'arrive aux Bermudes, une île merveilleuse. J'étais avec ma femme. Comme l'île est toute petite, nous avons loué une moto pour en faire le tour. Quand je rentre le soir, vers 19 heures, on me dit : « Monsieur Benhima t'a appelé dix fois ». Je rappelle Benhima qui me dit : « Driss Slaoui cherche à te joindre à tout prix ». Driss Slaoui était le directeur général du cabinet royal. Je demande à Benhima de lui donner mon numéro. Driss Slaoui m'appelle. Il me dit : « Sa Majesté va t'appeler demain, vers 13 heures, heure marocaine », c'est-à-dire 8 heures à New York. Je rentre à New York le dimanche soir et, lundi matin, Sa Majesté m'appelle et me demande : « quand est-ce que tu rentres ». Je lui réponds : « mais, Majesté, je n'ai pas encore prononcé le discours du Maroc à l'Assemblée générale : je le prononce mercredi. Et puis je donne un dîner pour Kurt Waldheim. Ensuite, j'avais prévenu les ministres belge et hollandais, parce que vous m'aviez demandé de prendre du repos ». Il me dit : « non. Il faut que tu rentres en fin de semaine, parce que j'ai décidé de te nommer Premier ministre ». Vous avez quelle lecture de cette période aujourd'hui ? Quand j'ai été nommé Premier ministre, la première chose que j'ai dite à Sa Majesté c'est qu'en tant que ministre des Affaires étrangères, j'avais constaté que la persistance de l'Etat d'exception gênait énormément le Maroc. Il m'a dit : « je vais annoncer sa fin lors du discours du Trône du 3 mars prochain ». Ce jour-là, il a effectivement annoncé la fin de l'état d'exception et qu'il allait promulguer une nouvelle constitution qui serait soumise à référendum. Par ailleurs, il a accepté toutes les personnes que je lui ai proposées. Vous savez, quand on prenait ses responsabilités, il vous laissait faire… Pouvez-vous nous raconter « l'affaire des ministres » ? Ces gens-là étaient-ils vraiment corrompus ? C'est vrai qu'à l'époque, c'était moins généralisé qu'aujourd'hui : on pouvait les qualifier de broutilles ! J'avais tenu Sa Majesté au courant du malaise que je ressentais à la suite de rumeurs de corruption. Je me rappelle qu'il m'avait dit : « apporte-moi des preuves ». Je n'en avais pas. Et puis, un jour, en plein conseil du gouvernement, Sa Majesté m'a lui-même appelé et m'a dit : « tu me rejoins immédiatement ». Je suis allé le voir. Le général Medbouh venait de rentrer des Etats-Unis. Il lui a dit : « montre-lui la lettre ». C'était une lettre de la Panam, qui voulait construire un complexe hôtelier dans une caserne proche du parc de la Ligue arabe, qui appartenait auparavant à l'armée française. C'était un projet qui comprenait un Palais des Congrès, un théâtre, un hôtel… La Panam avait profité du passage du général aux Etats-Unis pour prendre contact avec lui, en lui disant : « on nous a demandé tant par mètre ». Devant mon calme, Hassan II me demande : « c'est tout ce que ça te fait ? » Je lui réponds : « Majesté, voilà la preuve que vous m'aviez demandée il y a trois ou quatre mois ». La personne en question, qui avait contacté la Panam, ne faisait pas partie du gouvernement, c'était un privé. Sa Majesté m'a dit : « tu vas le convoquer immédiatement ». Je lui demande : «de quel droit je vais le convoquer ? C'est un privé». Alors, je lui ai suggéré de le faire convoquer par le général Dlimi, qui était à l'époque le directeur général de la Sûreté nationale et que lui l'interroge. Je lui ai dit : « mais à une condition… Il va y avoir des interventions en sa faveur. Vous me promettez que le général va le mettre dans un bureau, lui donner un lit, lui faire servir à manger, mais qu'il n'aura pas de contact avec l'extérieur pendant deux ou trois jours ». Hassan II m'a donné son d'accord : « téléphone à Dlimi pour l'avertir et moi je vais le lui confirmer ». Effectivement, comme je l'avais prévu, des coups de téléphone ont afflué pour me demander pourquoi untel avait été convoqué par Dlimi. Je répondais inlassablement : « mais le général Dlimi dépend de Sa Majesté, pas du Premier ministre ! Si vous avez des questions, posez-les à Dlimi ou à Sa Majesté ». La personne en question, voyant après quatre ou cinq jours que les interventions n'avaient rien donné, a fourni la liste des affaires, des sommes perçues, etc. C'est comme ça que ça a démarré. Pourquoi les détails sont-ils restés cachés ? Je suis allé voir Sa Majesté. Je lui ai dit : « les ministres en question sont ceux avec lesquels je travaille le plus. Je ne peux plus les regarder dans les yeux… Vous avez trois solutions. Un, les remettre à la Justice et, ainsi, vous pérennisez votre règne et celui de Smyet Sidi, à condition qu'il n'y ait pas deux poids et deux mesures. Deux, vous changez de Premier ministre et vous les gardez parce qu'ils sont valables et compétents. Car je ne vois pas comment je pourrais continuer à travailler avec eux. Troisième solution : ils feraient d'excellents ambassadeurs à Paris, en Allemagne, à Bruxelles, à Washington… » Il m'a dit : « laisse-moi réfléchir. Il n'y a pas de raison que ce soit toi qui partes ». C'était la veille de la circoncision du Prince héritier à Fès, après quoi, nous allions inaugurer le barrage de Ziz. Nous sommes montés à Ifrane pour passer la nuit. Il m'a demandé de convoquer les ministres concernés . Il leur a dit : « vous avez été indélicats et vous m'avez déçu, mais je vous pardonne en raison des services que vous avez rendus à votre pays », ajoutant: « continuez votre travail, comme si vous étiez nés d'aujourd'hui». Mais, trente jours plus tard, ce qui était un secret d'Etat est devenu le sujet de conversation préféré dans tous les milieux. Devant l'amplification du phénomène, Sa Majesté a décidé de procéder à un remaniement gouvernemental, tout en me chargeant de convoquer les ministres qui partaient pour leur dire, de sa part et en son nom, que chacun d'entre eux avait rendu d'immenses services au pays, qu'ils n'allaient pas être inquiétés et que chacun d'entre eux se devait de mettre son savoir et son expérience au service de notre économie. C'était au mois d'avril 1971. Deux mois et demi plus tard, il y a eu la tentative de coup d'Etat. A ce moment-là, certaines personnes de son entourage ont commencé à lui dire que, si Skhirat avait eu lieu, c'était lié à « l'affaire des ministres ». Mais ça n'avait rien à voir ! Car on a appris plus tard, lors du procès des mutins, que la tentative devait avoir lieu lors des manoeuvres militaires à El Hajeb, un an auparavant et qu'elle avait été reportée. Huit jours après les événements de Skhirat, Hassan II vous a demandé de faire une analyse de la situation ? En effet, il m'a demandé de lui faire une note résumant la situation économique, sociale et politique du pays. Je la lui ai remise le 19 juillet, huit jours après. Beaucoup de personnes de son entourage estimaient que les événements de Skhirat étaient un accident de parcours ; je pensais, moi, que c'était un cataclysme. Il m'avait toujours autorisé à lui parler franchement. Il acceptait qu'on lui fasse part de critiques, même si ça ne lui faisait pas plaisir, mais pas à côté des autres. En tête à tête, il acceptait tout ! Sinon, je ne me serais pas permis d'écrire cette note-là. Le Roi vous en a-t-il voulu ? Non, sans quoi il ne m'aurait pas rappelé par la suite aux Affaires étrangères. Et puis, même après la réception de la note, il m'a demandé quelle était la personne la plus apte à faire office de Premier ministre. Et nous étions d'accord que, dans l'état de traumatisme où nous étions, il fallait un homme qui ait une assise et une notoriété sur le plan économique et sur le plan international pour prendre les rênes du pouvoir. Lorsque nous avons, Driss Slaoui et moi, annoncé sa nomination à Karim Lamrani, il a sauté en l'air. Il a dit : « mais non, je ne suis pas fait pour ça ! ». Nous l'avons convaincu et nous l'avons aidé à choisir ses ministres. Evidemment, avec l'aval de Sa Majesté. Nous étions chargés, Driss Slaoui et moi, de convoquer les personnes à qui nous proposions des postes. Certaines ont refusé, notamment Si Mohamed Tahri, Hassan Chami, Amine Benjelloun et Abdelhadi Sbihi, qui ne comprenaient pas pourquoi j'étais chargé de prendre attache avec eux alors que je partais. Pour finir, je pense d'autant moins que Sa Majesté m'en a voulu que, le 23 août au soir, il m'a convoqué à Skhirat. J'y ai trouvé Driss Slaoui, Karim Lamrani, Haj Mohamed Bahnini, Ahmed Reda Guédira et le général Oufkir. Le gouvernement était déjà constitué, ça devait être annoncé le lendemain. Sa Majesté est sorti nous voir. Il s'est retourné vers les autres et leur a dit : « j'ai bien réfléchi : il faut convaincre Moulay Ahmed de rester. Je vous donne une heure pour le convaincre et je reviens vous voir ». Le plus enclin à me persuader de rester était le Premier ministre pressenti, Karim Lamrani. Moi, j'avais déjà pris toutes mes dispositions et organisé mon départ. Comment êtes-vous revenu aux affaires ? En janvier 1974, Sa Majesté m'a rappelé en me disant : « il faut que tu reprennes du service. J'ai une affaire importante à traiter ». C'était l'affaire du Sahara. Je me rappelle lui avoir répondu : « Majesté, j'ai remplacé Mohamed Benhima en tant que Premier ministre, maintenant je vais remplacer Ahmed Taïbi Benhima comme ministre des Affaires étrangères : les Benhima ne vont pas me porter dans leur cœur ! » Il m'a répondu : « ça, c'est mon affaire. Je vais envoyer Ahmed Taïbi Benhima à l'Information. Il sera mieux à ce poste parce que nous allons aborder une période très difficile : nous nous engageons dans la bataille du Sahara ». Comme j'étais Premier ministre auparavant, Sa Majesté m'a nommé ministre d'Etat chargé des Affaires étrangères, parce que le ministre d'Etat vient immédiatement après le Premier ministre. J'ai donc repris du service pendant quatre ans. Quel bilan faites-vous de la politique de feu Hassan II ? La politique des barrages a été un des points les plus importants à mettre à son crédit. C'est pour cela que j'ai dit que Hassan II était un visionnaire. Bien sûr, ce sont surtout les nantis qui en ont profité le plus. Mais ça a créé une dynamique de travail et une amélioration de la production qui profite à tous les Marocains. Sur le plan international, il dégageait une aura que peu de chefs d'Etat avaient. Dans le domaine de l'éducation, en revanche, c'est l'échec total. Il y a eu de la démagogie. Est-ce que vous concevez l'arabisation du primaire sans vous préoccuper des formateurs ? Comment feu Hassan II qui était, dites-vous, si intelligent, si visionnaire a pu laisser faire cela ? C'est sous la pression de l'Istiqlal. Quelles sont, à votre avis, les perspectives de paix au Sahara ? Nous avons commis plusieurs erreurs. Dans la foulée du succès de la Marche verte, nous aurions dû organiser nous-même un référendum. Nous avons fait l'erreur de ne pas entrer à El Bir Lahlou parce que, si vous vous rappelez, en 1975, il y avait 4.000 ou 5.000 soldats algériens encerclés là. C'est à ce moment que tous les chefs d'Etat, Houphouët-Boigny, Senghor, les rois d'Arabie, de Jordanie… sont intervenus. L'actuel président égyptien, Moubarak, a fait quatre ou cinq voyages entre Alger et Fès. Ils tenaient tous le même langage à Sa Majesté : « vous avez gagné sur toute la ligne. Il faut sauvegarder la dignité de Boumédienne ». Hassan II a réuni tous les chefs de parti. Ils étaient tous d'accord pour retirer nos troupes parce que notre armée était mobilisée dans le Sud. Oujda, dans le Nord n'était donc pas protégée et, étant donné la folie des Algériens, on craignait qu'ils n'accèdent au Maroc par là. Je me rappelle la Guerre des Sables, en 1963. Le général Driss Ben Omar, le chef d'Etat-major, pouvait continuer jusqu'à Tindouf. Il m'a dit : «quand j'ai reçu le message de stopper la progression en avant et de retourner à la frontière, il m'est venu à l'idée de casser la radio». Mais, a-t-il ajouté : «étant loyal, j'ai obéi ». J'ai demandé à Hassan II, plus tard, pourquoi nous avions fait demi-tour. Il m'a répondu : « on peut gagner provisoirement, mais je pense à mes successeurs. Je ne veux pas que les Algériens fassent la guerre à mon fils et à mes petit-fils pour prendre leur revanche. C'est pourquoi je préfère passer par la négociation». Comment s'est déroulée l'affaire devant les Nations-Unies ? Les Espagnols avaient l'intention d'organiser un référendum pour créer un état factice au Sahara ou que ce territoire soit annexé à l'Espagne. Sa Majesté a décidé de poser le problème devant la Cour internationale de justice de La Haye. Mais pour que celle-ci accepte de rendre son arbitrage il fallait que l'Espagne soit d'accord pour présenter une demande commune à la CIJ. Comme l'Espagne refusait, il fallait passer par l'assemblée générale de l'ONU. Sa Majesté a envoyé des délégations à travers le monde. Les cinq Continents ont été visités mais, à notre grande surprise, aucun intervenant n'a fait allusion à la demande d'arbitrage présentée par le Maroc, parce qu'il y avait du lobbying de la part de l'Algérie. Et ceci, bien que Boumédienne eut dit, lors de la conférence arabe de 1974, «si le Maroc et la Mauritanie se mettent d'accord, moi je n'ai aucune prétention sur ce territoire». Arrivés à New York avec Boucetta, Bouabid, Yata et Aherdane, nous étions devant cet état de fait. J'ai alors pris contact avec le ministre des Affaires étrangères mauritanien, sans le dire aux chefs de partis. Il m'a proposé de signer un accord qui offre à la Mauritanie une partie du Sahara qu'on aurait à discuter plus tard. Je l'ai montré aux chefs de parti qui m'ont conforté en disant : «effectivement, même les pays arabes, même l'Arabie Saoudite, n'ont pas dit un mot sur la proposition du Maroc». Nous nous sommes donc présentés ensemble et nous avons obtenu l'arbitrage de la CIJ. Pourquoi cette démarche n'a-t-elle pas abouti ? En 1975, nous nous sommes retrouvés devant une autre difficulté. L'Algérie avait posé une motion avec 85 sponsors, tout le bloc soviétique et l'ensemble des pays non-alignés, motion qui demandait le retrait immédiat du Maroc et l'organisation d'un référendum. Nous étions devant une difficulté énorme, parce que les personnes que je contactais ne répondaient pas. Finalement, j'ai décidé de présenter une résolution B, qui dit, dans son préambule, qu'il faut respecter le principe du droit à l'autodétermination des populations mais qui, dans son dispositif, prend acte de l'accord de Madrid. Nous avons obtenu le sponsoring de quatre pays seulement : le Sénégal, le Gabon, le Cameroun et le Niger. Même la Tunisie n'a pas voulu nous suivre. Quand j'ai négocié tout ça, il était trop tard pour appeler Sa Majesté. L'essentiel pour moi était de prendre acte de l'accord de Madrid et de lui donner la caution de l'ONU, c'est-à-dire que notre présence au Sahara était légale. La résolution algérienne est passée avec 153 voix, la nôtre avec 89. Quand je suis enfin parvenu à joindre le Roi, il m'a demandé ce qu'il y avait dans cette résolution. Je lui ai répondu que la partie opérationnelle prenait acte de l'accord de Madrid. Il m'a questionné sur ce qu'il y avait dans le préambule. Je lui ai dit : «le droit à l'autodétermination des populations du Sahara». Il m'a alors déclaré : «je vais te dénoncer publiquement». Je lui ai dit : « Majesté, c'est dans la charte de l'ONU. Vous me dénoncerez lundi, mais vous verrez que le représentant de l'Espagne prendra la parole cet après-midi à l'assemblée générale ». Il m'a répondu : « je t'accorde jusqu'à lundi ». Le vendredi, le représentant de l'Espagne a pris la parole pour dire que les Espagnols étaient fragilisés par la maladie de Franco et qu'ils ont signé cet accord pour éviter un bain de sang devant la horde des 350.000 marcheurs, ajoutant qu'« il appartenait à l'assemblée Générale d'abroger ou d'amender l'accord de Madrid ». J'ai envoyé le texte intégral à Sa Majesté. Le lundi, il m'a envoyé un message : « tu as pris la bonne initiative, tu as toute ma bénédiction ». Fax dont je conserve encore une copie. Que s'est-il passé par la suite avec les pays africains ? Quand j'ai quitté les Affaires étrangères, en 1978, il n'y avait que sept pays qui avait reconnu la RASD : l'Algérie, le Rwanda, le Burundi, le Vietnam du Nord, la Corée du Nord, le Cap Vert et la Libye. Après, bien sûr, il y a eu des tractations au détriment du Maroc et on est arrivés à 43 pays, ce qui a obligé Sa Majesté à proposer le référendum. Mais j'estime que c'était une erreur de permettre à l'OUA de revenir dans le débat, alors que nous étions aux Nations unies. Pensez-vous que l'Algérie finira par accepter la proposition marocaine ? J'espère que j'ai tort, mais je ne pense pas que l'Algérie changera jamais de position. C'est enraciné dans leur esprit. J'ai fréquenté le Président Bouteflika en tant que ministre des Affaires étrangères. Malheureusement, ils ont une dent contre le Maroc. Je ne sais sur quoi elle est basée. En fait, la grande erreur que nous avons faite est de ne pas avoir négocié avec la France en 1958. C'est une occasion ratée qu'on paye très cher. Le Sahara, nous y sommes, nous y restons. Ce que je crains, c'est que cette autonomie interne ne fasse boule-de-neige et que d'autres régions réclament la même chose. Mais dernièrement, la position des Etats-Unis, de la France et de plusieurs pays européens a conforté le Maroc.