Un mokaddem est avant tout un statut hybride. Il n'existe nulle part sur notre vaste planète une profession semblable. Khalifa, Cheikh et mokaddem sont des professions héritées d'un passé féodal marqué par le despotisme, l'obscurité et l'anarchie. Chronique d'un statut d'un autre âge. Ils ne peuvent être apparentés à des médiateurs tels qu'il en existe dans les quartiers dits difficiles des banlieues européennes. Ils ne ressemblent en rien à des agents au service d'un parti unique tel qu'on en trouve dans les pays totalitaires. Ils ne ressemblent à rien dans les nomenclatures administratives modernes. Toutes les tares qui collent encore à la peau de la nation marocaine sont liées au corps des chioukhs et mokaddems. Les marocains doivent à leurs mokaddems des «gâteries» aussi délicieuses que la falsification des élections, la multiplication des bidonvilles et même l'arrestation, voire l'enlèvement des opposants durant les années de plomb. S'il existe au sein de ce corps des individus plus ou moins honnêtes qui se consacrent exclusivement à leurs tâches de coursiers ou de vérificateurs de données sur le terrain, la majorité des chioukhs et mokaddems excellent dans l'excès de zèle malfaisant. Les responsables des Directions des Affaires générales (DAG) des provinces, préfectures et autres wilayas se frottent les mains à la lecture des informations rapportées par ces auxiliaires zélés. Le pire est que ces informations ne sont jamais recoupées par les services de sécurité dépendant de l'armée ou de la DGSN. Et c'est ainsi que d'honnêtes citoyens se sont trouvés dans d'affreux traquenards à cause du zèle de nos mokaddems. Aujourd'hui député unique d'un petit parti, Zemzemi a officié en tant qu'imam à la mosquée Hamra de Bousmara à Casablanca durant de longues années. Il doit la majorité de ses arrestations dans les années 80 du siècle dernier au zèle des auxiliaires du caïd de Bousmara, devenu gouverneur plus tard. Avec la montée de l'intégrisme, les mokaddems sont tenus d'assister à la prière du vendredi et en rendre compte à leur caïd. Mostafa A. répugne à accomplir cette besogne. Sa conscience le chatouille. A la lecture d'un verset coranique interdisant de rapporter des renseignements sur autrui : «N'espionnez point. Ne médisez pas les uns sur les autres. L'un de vous aimerait-il manger la chair de son frère ?». Pourtant, Mostafa exerce la profession de moqaddem depuis un quart de siècle. «Le regard des autres m'est pénible. Insoutenable. Le vendredi, mes jambes s'alourdissent à l'approche de la mosquée. Souvent, je rebrousse chemin. L'après-midi, face au caïd, je me limite à un simple « Rien à signaler ». Il sait que je n'y étais pas, mais il fait semblant de me croire ». Il est une autre tâche que les mokaddems accomplissent non sans délectation : ils accompagnent les agents recenseurs du fisc qui, chaque année, pour les taxes urbaine et d'édilité, actualisent leurs fiches. Une source de corruption autrement plus consistante que les sempiternels certificats de résidence ou d'indigence. A Casablanca, certains mokaddeems ont bâti des fortunes colossales durant les décennies 60, 70, 80 et 90. exilés volontaires Haj Kaddour B. en fait partie. Arrivé à Casablanca au début des années 70 de son douar des Mdakra, il trône aujourd'hui sur une surface foncière estimée à des centaines de millions de dirhams. Il a même tenté de se faire élire à la députation. «Pourquoi voulez-vous que je regrette quoi que ce soit ? « Ils » nous payaient une misère en contrepartie d'un travail considérable. Pour une charge de travail pouvant aller jusqu'à 18 heures par jour, nous percevions 350 DH par mois !». A propos des deux bidonvilles qui ont émergé durant son «ministère» dans les années 80, il n'a pas hésité à proclamer sa fierté d'avoir accompli cette prouesse : «Où vouliez-vous que ces gens-là aillent ? Ils ont fui la longue sécheresse qui sévit durant ces années et se sont installés sur des terrains dont les propriétaires n'avaient nul besoin pour vivre. Ce sont quand même des êtres humains, non ?». Il occulte les enveloppes exigées de chacun de ces exilés volontaires. Quid des élections ? «Nous appliquions les instructions, c'est tout. Le candidat soutenu par l'administration nous gavait de son propre gré. Nous ne recevions que des miettes par rapport aux sommes faramineuses touchées par le Caïd, le Pacha et le Gouverneur». Le corps des chiouks et mokaddems trouve son origine au tout début de l'ère décadentielle. Les zones «siba» se multipliaient face à un Makhzen de plus en plus en plus faible. Des professions nouvelles virent alors le jour : le zattat accompagnait et assurait la sécurité des voyageurs menacés par les bandits de grands chemins ; le cheikh procédait au recouvrement des impôts pour le compte du Caïd qui le faisait au profit du Sultan, non sans se sucrer au passage. Devant la lourdeur de la charge, le cheikh se faisait aider par les mokaddems des douars. Le relookage du Makhzen tel que Feu Hassan II le fit, a rétabli l'autorité de ce corps hybride composé d'auxiliaires zélés et fougueux. Le nouveau concept de l'autorité que le Roi Mohammed VI a énoncé s'accommode toujours de ces professions. «Le corps des auxiliaires de l'administration territoriale que sont les mokaddems et les chioukhs constitue à la fois un handicap et une chance. C'est, sans le moindre doute, un handicap en ce sens que les attributions actuelles de ces agents contribuent au ralentissement du progrès plus qu'autre chose. Il peut constituer une chance historique pour le pays si l'on revoie radicalement les attributions de ces agents. On peut les affecter prioritairement aux tâches inhérentes au développement humain : l'hygiène, l'environnement, l'éradication de la mendicité professionnelle, la lutte contre les tares endémiques que sont le proxénétisme et la pédophilie, autant de tâches essentielles pour le combat contre le sous-développement humain», nous dit cet éminent professeur de l'école des cadres de Kénitra. En tout état de cause, il est temps de réfléchir sérieusement au statut de ces agents qui ont longtemps souillé la marche démocratique du pays et contribué efficacement à la prospérité de l'habitat insalubre, sans compter les autres besognes tout aussi vomissives. Le nouveau concept de l'autorité ne peut être déployé avec efficience tant que ce corps «mongolien» perdure. Abdessamad Mouhieddine