Jadis les pirates (au moins une partie d'entre eux) étaient au service bien compris des souverains de leurs pays respectifs. D'autres, travailleurs indépendants, pratiquaient la flibuste pour leur propre compte et celui de leur communauté. A y regarder de près, les similitudes entre les pirates d'hier et les spécialistes du piratage de Derb Ghallef d'aujourd'hui sont nombreuses. À Casa Barata, à Tanger, un alignement de boutiques présentant matériel audiovisuel et antennes paraboliques. Entre 350 et 1.250 Dh le kit complet (antenne + décodeur + moteur) permettant de recevoir près de 4 000 chaînes de toute la planète. Le «flashage» (c'est à dire l'encodage de l'abonnement et/ou de la redevance) du décodeur coûte… 10Dh pour HotBird et ArabSat ; 100 Dh, celui de «Canal+» ! Ces offres sont faites au vu et au su de tous. A Tetouan, dans le petit souk spécialisé derrière le souk des légumes, ou dans le grand souk d'Agadir, se vend à des prix défiant toute concurrence, du matériel neuf, de qualité mais aux origines douteuses (détournements, tombées de camion ? ). Sur les rayons de Marjane, un PC, Pentium 4, se vend à partir de 7.500 Dh. Le même se négocie moitié prix sur les marchés parallèles. Avec la CAN, les grands distibuteurs ont commercialisé des offres sur les TV écran plats. Même si les prix ont considérablement baissé, les plus bas sont autour de 9 000 Dh pour un 29'. A Tetouan, le même écran en promotion sur toutes les affiches en ville à 8 990 Dh se négocait dans le souk autour de 5 000 Dh. Une grande chaîne marocaine spécialisée commercialisait pour la CAN toujours, un écran Samsung traditionnel à 3 800 Dh. Le même, sur le marché parallèle valait 1500 Dh de moins. Tous dans le même emballage d'origine. Cherchez l'erreur ! Combien d'ingénieurs (informaticiens, électroniciens, etc.) ont trouvé dans le «secteur informel» un espace pour exercer leurs compétences et ainsi leur permettre de vivre décemment ? Nul ne le sait. Combien de revendeurs vivent ainsi de produits «illicites» ? Personne ne s'avise de les compter. Combien de téléspectateurs peuvent-ils ainsi avoir une ouverture sur le monde qui leur permet de supporter leur difficile quotidien ? 1000, 100 000, un million… Personne ne sait, ni ne veut savoir. Il suffit pourtant de compter les antennes paraboliques qui ornent les façades des immeubles des quartiers les plus pauvres du pays. Il est d'ailleurs plus simple de compter les fenêtres qui en sont dépourvues, ça va plus vite et ça ne prend que quelques doigts des deux mains. Ce n'est un secret pour personne que les multinationales utilisent des réseaux parallèles pour écouler dans le tiers-monde le stock d'invendus américains ou européens. La technologie haut de gamme asiatique a commencé sa fulgurante ascension en piratant IBM, ni plus ni moins. Certaine grosse fortune mondiale, à défaut de génie technologique, a eu celui des arcanes juridiques qui lui ont permis de jouer quasiment seul dans le monde des softwares. Qu'est-ce donc qu'un «clone» informatique, audiovisuel ou autre NTIC sinon du piratage organisé ? Le téléspectateur marocain moyen qui regarde les chaînes satellitaires sans bourse déliée se retrouve ainsi sans le savoir, posé sur un strapontin à la grande table de la mondialisation marchande. Faux «Lacoste», fausse «Cartier», faux «IBM.PC», toute une partie du monde vit de cette activité illicite et une foultitude de consommateurs alimentent donc ce qu'il est convenu d'appeler la contrefaçon. Chiffrée (comment ? sur quels critères ? ) à plusieurs millions de dollars, elle est la preuve par l'absurde que le système fonctionne. Et fonctionne bien ! On peut en effet penser -sans être un dangereux révolutionnaire- que les grandes marques, malgré leurs cris d'orfraie, ne perdent pas grand-chose. De toute façon, ceux qui n'ont pas les moyens de se les payer ne les achètent pas et ne les achèteront jamais. Quant à ceux qui en ont les moyens, ils ne leur viendraient pas à l'idée d'acheter de la contrefaçon; ils achètent du vrai luxe. La segmentation marchande est ainsi faite. D'ailleurs, curieusement, les grandes marques ne manquent jamais de chiffrer ce qu'elles perdent mais omettent toujours de chiffrer ce que la contrefaçon leur rapporte en termes d'image. On ne contrefait pas des inconnues. Et par le fait même, on contribue à la notoriété de la marque. Alors ! Voila qui semble régler la question. Le raisonnement se tient bon an mal an, la contrefaçon fait vivre de larges pans de l'économie asiatique et accessoirement fournit du travail gratifiant aux douaniers. Pourtant, il s'avère parfois que la contrefaçon coûte cher aux entreprises. Au Maroc, «2M» a débuté à l'instar de Canal+ comme chaîne cryptée. Bien vite d'astucieux bricoleurs ont percé le mystère du cryptage et ont commercialisé des décodeurs ad hoc. Au bout de quelques mois, la chaîne a jeté l'éponge. L'Etat marocain a ainsi pu mettre la main sur une télévision plutôt bien faite et a ainsi à peu de frais constitué un second pôle télévisuel dans un paysage audiovisuel un peu tristounet. Autre échec retentissant, celui de «Canal Horizons» filiale «africaine» de Canal+ qui a connu les mêmes déboires que sa consoeur mais que personne n'est venu aider (reprendre). Du coup, on a vu certains revendeurs de décodeurs piratés se retrouver avec des stocks invraisemblables et… inutiles. Musiques S'il y a bien quelque chose qui caractérise la vie collective marocaine, c'est la musique. Elle est partout. Dans toutes les échoppes, dans toutes les maisons, dans tous les bureaux. Et la radio n'est pas la principale source de toute cette musique. Les innombrables cassettes piratées, aujourd'hui ne se cachent même plus. Des «studios sauvages» mais bien équipés, installés majoritairement à Casablanca et Meknès, alimentent un marché jamais saturé. A 10Dh la cassette, Oum Khaltoum, Fairouz ou Mariah Carrey bercent les cours et les cœurs du douar le plus reculé. Ne parlons pas -le sujet fâche- des sermons religieux plus ou moins dans la ligne qui sont vendus par les marchands du temple aux portes des mosquées à la sortie des prières, à des millions d'exemplaires. Aucune statistique n'est disponible au Maroc, et pour cause, il n'y a pas de production nationale (ou franchisée) discographique. A l'Association des Musiciens Marocains, le terme «droit d'auteur» est presque un gros mot : «toute la musique chaabi qui s'enregistre aujourd'hui, ce ne sont que des arrangements de musiques ancestrales. Quels droits d'auteur voulez-vous appliquer ? Et les payer à qui ? Si on se met à prendre en compte les droits d'auteur, ce serait une cascade sans fin. Depuis le musicien de mariage dans le bled, jusqu'aux soirées du samedi soir sur 2M, tout le monde chante et joue des airs anciens à sa sauce personnelle. Alors !» Dans le concert marocain des discours moralisateurs sur le piratage, une seule voix s'élève qui fait tâche. Celle de Réda Allali (journaliste, essayste, parolier et chanteur vedette du groupe Hoba Hoba Spirit). «Sans le piratage, nous n'existerions même pas !» Net et sans fioritures. Il est le seul à publiquement défendre le piratage qui, dit-il, a permis l'éclosion de la musique urbaine marocaine. Il va même plus loin, jetant une pierre dans le jardin du bureau marocain du droit d'auteur et fustigeant «le mépris de tous les gens du système tradtionnel qui n'ont jamais voulu de cette musique. C'est grâce au piratage qu'elle a pu naître et surtout être diffusée». Car contrairement à ce que laisse entendre la toute nouvelle Association Marocaine de Lutte contre le Piratage (AMLP), le problème ne se situe pas à la production mais bien à la diffusion et la distribution. Dans l'état actuel des choses, une cassette de musique vivante se négocie entre 5 et 25 Dh. Bien malin celui qui parviendra à moraliser une filière qui a permis au monde entier de connaître Hoba Hoba Spirit**, Bigg, Casa Crew et autres Fn'aïr ou Mazagan… Curieusement, dans le concert de jérémiades qui entoure le discours anti-piratage. Jamais un mot sur l'aide que pourrait apporter l'Etat à la création de vraies associations de consommateurs. C'est pourtant un moyen simple et efficace de faire jouer une vraie concurrence. Quand les distributeurs habituels cesseront de s'engraisser auprès de leurs clients, cela en fera d'autant moins pour acheter piraté. La mafia des films, mode d'emploi Nous avions à la rentrée 2006 (pour)suivi le parcours emblématique du film américain «Alexandre» tourné pour une bonne part dans les environs de Marrakech. Le film a été en vente sur tous les étals de marchands officiels ou à la sauvette, plusieurs jours avant sa sortie officielle sur les écrans mondiaux. Le film sur support VCD plus souvent que DVD, s'est vendu entre 10 et 25 Dh. Vérification faite, la copie était plutôt bonne et pour certains DVD, les versions multilingues, respectées. Par quel circuit occulte, ces DVD ont ainsi pu atterrir sur les trottoirs de Bab Marrakech à Casablanca ou au souk d'Errachidia ? Nous avions essayé d'en savoir plus. Fiasco sur toute la ligne ! Pourtant le temps passant, nous sommes devenus sinon amis, au moins des liens de confiance se sont tissés. Cette semaine -plus d'une année d'apprivoisement donc- nous avons pu remonter jusqu'à un petit atelier de reproduction dans la Médina. Y. 28 ans, ingénieur informatique au chômage a un jour décidé d'utiliser ses compétences professionnelles en créant sa petite entreprise. Il a emprunté 30 000 Dh à sa famille, contacté -via un beau-frère- «quelqu'un» et a installé six PC (dont un de dernière génération) dans un petit local borgne au fond d'une ruelle. A partir d'un «master», il copie et grave «en 6 minutes, 5 films en même temps» Coût du «master» : «30 Dh». Le support vierge : «0,50 Dh pièce». La «jaquette couleur» et l'étui plastique simple : «2 Dh.» L'amortissement des machines : il n'y a pas pensé ! Il produit donc pour moins de 10 Dh, un film qu'il va revendre entre 10 et 15 Dh, «ça dépend du client, si c'est un officiel ou non». Essayant d'en savoir plus, on ne récolte qu'un grand rire et un mot : «maffia» pour décrire le réseau par lequel il se procure le «master». On n'en saura pas plus. Création d'une association de lutte contre le piratage «Un groupe de professionnels de la musique et de l'image s'est uni pour constituer une Association Marocaine de Lutte contre le Piratage (AMLP), le but étant de dénoncer et combattre activement toutes les formes de piratage, qu'il touche les professionnels marocains ou les entreprises étrangères.» «Présidée par le réalisateur Nabil Ayouch, l'Association entend agir en concert avec les autorités publiques et l'ensemble des parties concernées, pour combattre ce fléau qui menace le monde de la création artistique dans toutes ses variantes et sape la vitalité et le dynamisme que connaît le pays dans les domaines de la créativité musicale, cinématographique ou audiovisuelle.» Interrogé par Médi 1, Nabyl Ayouch n'y va pas de main morte. Détaillant le programme de cette association il affiche le programme : 1/ accentuer toutes les formes de répression physiques possibles et faire appliquer le plus fortement possible les lois en vigueur; 2/instaurer des taxes sur l'importation des supports vierges ainsi que sur les supports enregistrés; 3/ sensibiliser le public sur le thème : le piratage c'est le vol. Outre que le discours est fortement répressif, il n'envisage pas une seule fois ni le volet social de la question, ni même le volet économique. Il faut que ce soit le directeur du Bureau marocain du droit d'auteur, qui envisage ni plus ni moins que de «légaliser» les revendeurs à la sauvette, en mettant en place des «mesures réelles et réalistes». «Une industrie «légale» du divertissement serait bénéfique à l'Etat et au marché du travail : un film fait travailler 160 personnes et la production d'un CD nécessite le concours de 35 artistes, techniciens et autres employés.» Pour la première partie du constat de l'Association, on ne peut qu'être d'accord. Et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec le piratage qui n'intervient que sur la distribution et non sur la production. Quant à la seconde partie chiffrée, elle laisse rêveur plus d'un artiste de la scène marocaine musicale. «S'il y avait autant de gens sur la production d'un CD au Maroc cela se saurait et d'ailleurs peut-être y aurait-il une vraie production nationale» déclare sous couvert d'anonymat un rappeur marocain. Ce n'est certes pas Bigg, plus grosses ventes de CD actuellement au Maroc, qui dirait le contraire, lui qui a été obligé de créer son propre label devant, en désordre : «l'incompétence, l'affairisme, l'escroquerie organisée» dont font preuve les quelques studios de production musicale aujourd'hui sur le marché. «Le piratage porte atteinte au marché du travail, puisque plusieurs unités de productions ont dû fermer devant cette concurrence illégale.» Possible mais aucune preuve n'est apportée par l'association ni aucun commentaire n'est fait sur les déclarations publiques de Bigg. En revanche, le nombre de «micro-entrepreneurs» qui ont éclos sur le marché parallèle est exponentiel et au moins aussi nombreux que les «officiels» qui ont dû fermer. Ceux-ci compensent ceux-là. D'ailleurs, souvent ce sont des anciens «officiels» qui ouvrent leur propre boutique. «En 2007, quelque 32 millions de CD ont été importés dont seulement 4 millions ont suivi le parcours légal.» C'est quoi le parcours légal ? D'où viennent les chiffres ? Par définition les douanes ne peuvent fournir que le nombre de «supports audio-visuels vierges» (la seule appellation correcte et pas CD) importés tout à fait légalement. Quant à l'utilisation de ces suports vierges, nul encore n'a les moyens légaux -et c'est tant mieux- de tracer un «parcours légal» de ces supports. Et l'association de continuer la litanie des chiffres. «Le piratage engendre un manque à gagner aux caisses de l'Etat estimé à près de 2 milliards de dirhams suite à la commercialisation frauduleuse des œuvres piratées.» Et c'est là que le bât blesse régulièrement quand on parle de piratage. D'où viennent les chiffres faramineux avancés par les anti-piratages ? Jamais on ne le saura. Comment ont-ils été calculés ? Mystère et boule de gomme. Par contre, quelqu'un s'est-il intéressé à d'autres chiffres, à mettre en corrélation évidente pourtant avec la réalité que dénoncent les anti-piratage ? S'ils dénoncent le nombre de plus en plus grand de pirates tous azimuts, cela démontre -certes par l'absurde- qu'il y a de plus en plus de gens qui vivent de cette filière. Logique non ? Combien d'emplois sont ainsi créés?? Personne n'a jamais compté.