Des cimetières à l'abandon, une industrie de la mort pourtant en plein essor avec l'apparition de pompes funèbres privées, des sanctuaires-dénaturés par leurs propres administrateurs, des profanations qui mettent à mal un patrimoine fragile. Faute de bénéficier d'une protection suffisante et d'une assistance politique et juridique adéquates, nos cimetières constituent désormais un patrimoine en danger "Mourir la belle affaire !», chantait Brel. Il n'avait pas si tort, mourir est devenu non seulement extrêmement onéreux mais de plus, les places sont chères et les cimetières de plus en plus rares. Lieu de culte, lieu du souvenir, lieu collectif… et de solitude, au Maroc, le cimetière est toujours tout aussi fréquenté que les lieux de loisirs. Pourtant, fait nouveau, on commence déjà à souffrir d'une crise de cimetières. Dans des villes comme Casablanca, la crise semble avoir atteint un seuil intolérable, les services concernés ayant du mal à faire face à l'engorgement mal anticipé de cimetières difficilement extensibles. Des élus de plus en plus interpellés sur leurs responsabilités en la matière sont désemparés devant un phénomène qui a l'air de dépasser tout le monde. De temps à autre, des citoyens montent au front pour dénoncer l'absence totale de réglementation au sujet de la gestion des cimetières. C'est que la gestion de l'espace dans les cimetières, comme l'aménagement de nouveaux terrains, notamment en zone urbaine, est un vrai casse-tête. De nombreuses communes sont bien en peine de répondre à la demande en la matière. «La gestion des cimetières est d'autant plus importante à Casablanca que les possibilités d'extension ou de création de cimetières sont très réduites voire inexistantes, et surtout plus onéreuses» rappelle un élu. Qui ajoute que les défunts qui ont déjà regagné leur dernière demeure ne sont pas épargnés, puisque les cimetières, en raison de leur éloignement, sont soumis à des actes de vandalisme au quotidien. Parce qu'un autre danger menace aussi le patrimoine funéraire : il s'agit du pillage, de plus en plus fréquent des tombes. «La hausse des prix du marbre incite de plus en plus de délinquants à aller chercher sur les sépultures des plaques commémoratives à revendre ensuite». Ainsi, de nombreux cimetières sont régulièrement la cible de sorciers et autres chercheurs de trésors qui n'hésitent pas à déterrer les morts pour accomplir leur forfait. Un peu partout sur l'ensemble du royaume, de tels constats ont lieu. Pour une raison très simple, les cimetières sont les endroits les plus mal protégés et constituent donc des cibles faciles, tant pour les revendeurs de matières premières que pour les exclus de tout bord. Profanations «On est dépassé, on a beau surveiller les murs, les clochards et autres vagabonds trouvent toujours le moyen de s'infiltrer à l'intérieur du cimetière. Au petit matin, on est obligé de ramasser les bouteilles d'alcool et bien d'autres détritus» s'indigne un des gardiens du cimetière Arrahma de Casa. Quelque fois, lorsque des incidents de profanation de tombes trop graves sont enregistrés, la nadira se charge de prévenir le conservateur du cimetière. Dans les textes, c'est le ministère des Habous, représenté régionalement par des nadarates (délégations) qui gèrent le volet religieux de l'existence des cimetières. Le conservateur, un fonctionnaire de la commune, en poste sur le site, s'occupe en grande partie de tenir à jour les archives du cimetière. La gestion financière relève de la commune, puis de la préfecture quand la passation des pouvoirs est faite, après fermeture d'un cimetière atteint par la limite d'âge. Législation obsolète Vu l'urgence de la question, en juillet 2007, une Commission composée des ministères des Habous et des Affaires Islamiques, de l'Intérieur, de la Justice, et supervisée par le Secrétariat Général du Gouvernement et du Conseil Supérieur des Oulémas, a bien été mise sur pied pour prendre les mesures nécessaires visant l'entretien des cimetières et leur préservation. Parmi ses prérogatives, la Commission doit d'abord examiner des questions législatives, réglementaires et foncières relatives aux cimetières. Ahmed Taoufiq était monté au créneau pour expliquer que la question des cimetières était d'une complexité patente. Pour le patron des Habous, la problématique des cimetières devait être appréhendée sous trois aspects. «Le premier, d'ordre doctrinal, concerne la possibilité de développer la jurisprudence pour pouvoir exploiter certains anciens ou en aménager de nouveaux. Le second se rapporte à la gestion de l'assiette foncière qui abritera les cimetières, alors que le troisième met l'accent sur la nécessité de préserver les cimetières en tant que traces privilégiées de la mémoire collective qu'il faut sauvegarder à tout prix». Or, pour ce qui est de l'exploitation des anciens cimetières, comme la recherche de nouveaux modes d'inhumation n'est pas du tout à l'ordre du jour, il reste difficile de faire disparaître des tombes anciennes pour en aménager d'autres. La gestion des tombes abandonnées soulève une réelle difficulté pour les élus, entre les problématiques de place, de sécurité, de salubrité publique, de décence et les relations avec les familles délaissant leurs tombes mais ne comprenant pas que l'on puisse remettre en cause la dernière demeure de leurs proches. Même si de ce côté là, le backchich permet souvent de trouver une petite place dans les cimetières côtés. Tels que celui des chouhadas à Casa ou à Rabat. Spéculation Officiellement , le cimetière des Chouhadas de Casablanca est officiellement surbooké depuis 1994, pourtant on continue à y enterrer les personnalités du monde des affaires comme les politiciens de la dernière heure. S'il faut montrer patte blanche pour séjourner définitivement dans le «must» de l'architecture funéraire, c'est que de nombreux spéculateurs avaient acheté des terrains sur le site au prix d'une bouchée de pain avant de les revendre à prix d'or. Le lopin de terre équivalant à une tombe est cédé par la commune des Roches noires - responsable du cimetière des Chouhadas, en l'occurrence, pour la modique somme de 70 Dh. La fourchette des prix de cession tourne autour des mêmes tarifs dans tous les cimetières du pays. Le lopin, acquis à 70 Dh, peut monter jusqu'à 30?000 Dhs dès lors qu'il passe entre les mains des particuliers. Et les nouveaux acheteurs ne s'en défendent pas, en prétextant vouloir offrir un enterrement digne aux leurs. Le business est très rentable, d'autant qu'en plus des fameux spéculateurs, une nouvelle forme d'intermédiation apparaît. Il est très difficile de mener une enquête sérieuse sur les cimetières parce qu'ils font partie d'un monde qui appelle le respect, mais un respect derrière lequel se cachent des pratiques... pas très glorieuses. Les acteurs officiels du mortuaire trouvent l'idée plutôt macabre de s'intéresser aux choses de la mort. Pourtant, de nombreux départements se partagent la responsabilité de nous accompagner jusqu'à notre dernière demeure. Du côté du ministère de l'habitat et de l'urbanisme, on explique que ce département intervient directement dans le cas d'un déclassement d'un cimetière. Quant à l'aménagement d'un nouveau cimetière, il répond à des règles draconiennes régies par le plan de l'urbanisme tel qu'il a été modulé par la loi 12/90 relative à l'urbanisme. Selon l'article 19 de cette loi, l'affectation des différentes zones est faite suivant l'usage principal qui doit en être fait ou la nature des activités dominantes qui peuvent y être exercées. L'article détermine les emplacements réservés aux équipements publics tels que les équipements ferroviaires et leurs dépendances, les équipements sanitaires, culturels et d'enseignement ainsi que les bâtiments administratifs, les mosquées et les cimetières. Selon Adib Alaoui, le directeur de l'urbanisme au niveau du ministère «avant qu'un terrain soit réservé à cet usage, nos services élaborent une étude qui doit répondre à des questions d'ordre telles que les projections sur le taux de mortalité d'une agglomération, sur l'accessibilité du terrain, sur la nature du sol. Sans oublier le calibrage de l'espace qui est fait sur la base des projections d'avenir sur le nombre de morts dans une agglomération pour un temps donné. D'une manière générale, vous ne trouverez pas un plan d'urbanisme qui ne fasse pas mention de l'aménagement d'un cimetière. A Tamansourt par exemple, c'est un terrain de treize ha qu'Al Omrane a mis à disposition pour la construction d'un cimetière». Selon la plupart des intervenants du secteur, c'est l'offre qui fait défaut. Les mécènes qui offrent leur terrain pour en faire une dernière demeure pour les défunts se comptent désormais sur le bout des doigts. « Même si le cimetière fait partie selon la loi des équipements d'utilité publique, dans ce cas d'espèce, la loi interdit l'expropriation d'un espace pour en faire un cimetière» explique Adib Alaoui. Pourquoi alors, cette crise de cimetières ? Du coup, la mise à disposition d'un terrain pour l'aménagement d'un cimetière répond au bon vouloir des individus. Spéculation immobilière oblige, le prix du mètre carré en zone périurbaine décourage les éventuels donateurs en raison des bénéfices énormes qui peuvent être faits avec la vente de terrains. Autre facteur particulièrement dissuasif, le fameux Dahir relatif aux édifices et autres sanctuaires affectés au culte musulman qui a été voté en octobre 2007. Pour casser le mécénat à caractère religieux, principal fonds de commerce des Islamistes de tout bord et reprendre les rênes du tout religieux, le gouvernement a mis ainsi en branle un texte qui soumet toutes sortes de legs (y compris les terrains servant à l'aménagement d'un cimetière) à un parcours du combattant qui finit par décourager les plus courageux des mécènes. Ainsi selon ce dahir, le permis de construire est d'abord délivré par le wali ou le gouverneur de la préfecture ou «de la province concernée après avis d'une commission qui comprend une brochette de représentants de plusieurs départements ministériels». Pire encore, selon l'article 5 bis de la même loi, la personne qui passe outre l'autorisation de cette commission tombe sous le coup du code pénal, qui prévoit même l'emprisonnement. Ce qui fait que même les morts ont fini par subir les dégâts collatéraux de la lutte contre le terrorisme. Aujourd'hui, la prise de conscience des maires, sur leurs responsabilités civile, pénale et administrative sur la question de la gestion des cimetières n'est pas encore à l'ordre du jour. Résultat même au registre de la mort, les erreurs dûes à des errances de gestion, à l'absence de prospective sur cette question et au manque d'anticipation des problèmes d'espace s'accumulent alors que paradoxalement, nous vivons dans une société où les restes des défunts font toujours l'objet d'une vénération sans faille. C'est Périclès qui disait qu'«un peuple se juge à la manière dont il ensevelit ses morts.» Comment font les autres ? En France, la mort est une affaire trop sérieuse pour qu'on la laisse à l'abandon. Une Législation spécifique pour les cimetières est constamment réactualisée. Face aux mutations démographiques, les communes s'adaptent pour apporter des réponses spécifiques aux besoins des familles. Ainsi, tout récemment, la commission des lois du Sénat a adopté un texte sur la législation funéraire, approuvé par la commission du 31 mai 2006. Le texte insiste notamment sur l'amélioration des conditions d'exercice de la profession d'opérateur funéraire, la simplification des démarches des familles, la sanction pénale de la violation ou la profanation de sites funéraires. Il prévoit également de faire évoluer la conception et la gestion des cimetières, en permettant au maire de prendre, après avis du conseil municipal et du conseil d'architecture, d'urbanisme et d'environnement, toute disposition de nature à assurer la mise en valeur architecturale et paysagère du cimetière. Cimetières Européens Les autorités françaises ne se sont intéressées que tout récemment à la réhabilitation et le regroupement des quelque 120 cimetières chrétiens répertoriés au Maroc. Un recensement général des sépultures des Français inhumés dans les cimetières de plusieurs circonscriptions, a eu lieu dernièrement. Sur Rabat, Kénitra, Souk El Arba et Salé, 10 815 sépultures ont été répertoriées avec des informations précises sur leur état de conservation. L'ambassade de France avait décidé la fermeture des petits cimetières et le «rapatriement» des sépultures vers les grandes agglomérations. C'est le cas de nombreux petits cimetières isolés (Souk el Arba, Mechra Bel Ksiri, Sidi Slimane). Il existerait entre 50 et 80.000 sépultures chrétiennes dans le royaume, témoignant de la période du Protectorat français au Maroc (1912-1956) mais également de l'époque contemporaine (quelque 30.000 Français résident actuellement au Maroc). Les maires de Casablanca, Rabat, Salé, Tanger, Marrakech, Fès ont mis la main à la poche pour contribuer aux frais de voirie ou de surveillance de ces cimetières. Même si de l'avis même de nombreux français, les actes de vandalisme sont extrêmement rares au Maroc.