Alpinisme, lutte sociale et mouvement contestataire, aide humanitaire, syndicalisme et travail d'ouvrier, un visage raviné à 57 ans et quelques beaux livres sur les hommes, les femmes, les départs, les retrouvailles, la passion et le don de soi. Erri De Luca est un écrivain italien majeur qui signe là deux opus significatifs:sur la trace de Nives et le Chanteur des rues, deux récits, deux voyages, deux parcours à travers l'humain. La montagne. En grimpeur ou en alpiniste, c'est presque pareil. L'escalade ne permet pas uniquement la transhumance, mais aussi de vérifier sa grandeur, dans sa petitesse face à plus grand que soi, plus écrasant, plus invincible. En fin de partie, la montagne ne perd pas une seule manche, mais l'homme qui la grimpe en ressort toujours grandi dans son humilité. Erri De Luca n'est pas seulement écrivain, mais aussi un homme qui a tenté de dompter la montagne. De cet amour pour la hauteur, naît un livre : Sur la trace de Nives. L'écrivain accompagne le célèbre alpiniste italien, Nives Meroi, dans l'une de ses expéditions himalayennes et en livre, un récit poignant. Un conte sur l'amour et la passion. Un voyage au plus profond de soi pour extraire quelques principes élémentaires de la vie : simplicité, patience, modestie et abnégation. À la fin de son texte sur Nives, De Luca écrit ceci : «J'ai confiance dans les personnes qui savent regarder les visages, dans ceux qui examinent une paroi et en découvrent la ligne de montée. Se trouver face à un visage ou devant un versant de montagne, distinguer les lignes, les répéter en dessinant ou en escaladant: Ces mouvements témoignent d'une affection pour le monde, d'un désir de participer.» Et il faut imaginer le visage d'un homme sur une paroi abrupte et le vide derrière. Qui est lourd et qui est léger, quelle part pour le cœur et où se situe le partage entre l'homme et ce qu'il force de son destin ? Le même souci qui le pousse à mettre sur une palette de visages perdus dans la cohue urbaine des mots magiques. Et Le chanteur des rues, ce livre de photographies prises par François -Marie Banier, commentées et racontées par Erri de Luca, s'apparente à sa description de la liaison fougueuse qui éclate entre Nives et sa montagne. Tous grimpeurs devant l'éternel Qu'il raconte l'exploit de Nives ou la perdition angélique des silhouettes oubliées de la rue, pour De Luca, il est question d'un étonnant dialogue sur la connaissance de soi et du monde. Perdu sur la paroi vertigineuse d'une montagne de l'Himalaya, à quelques encablures du toit du monde, l'homme est une particule élémentaire. Le tout est d'en être conscient, de prendre la pleine mesure de ce qui nous lie à l'espace et de ce qui fait que nos pas portent aussi loin, plus loin que le cœur ne le désire. Curieusement, ses passages sur les versants majestueux des montagnes rappellent la vie tourmentée de l'écrivain qui n'a rien oublié de son enfance napolitaine, de son engagement militant à Lotta, continua son dur travail de maçon sur des chantiers en France ou de conducteur de convois humanitaires en Afrique ou en ex-Yougoslavie. On y retrouve la même verve de celui qui va vers lui-même, ne sachant pas sur quoi il pourrait tomber. Et comme dans Nives, c'est toujours avec autant de légèreté que l'on raconte la noirceur de la neige la nuit, les odeurs corporelles, le massage des pieds et d'un seul tenant, nous lisons des passages sous forme de réflexions d'ordre intime sur le sens de l'existence. Et de la montagne à la rue, il y a le même sens de l'improbable. Pour le Chanteur des rues, ce sont des photos d'hommes et de femmes, que l'on pourrait croire cassés par la vie. Visages égrenés sur l'asphalte, rongés, ravagés par tant de dérives et de ratages, silhouettes, à qui De Luca rend dignité et grâce. Le tout, par des mots où la pudeur tient place d'amour. Où l'intime est préservé pour que la cassure devienne rayon de lumière qui jaillit dans un sourire d'homme sur un trottoir. Et l'on comprend à la lecture de ces deux récits que la vie est une escalade, que certains préfèrent plate, pour éviter les crêtes et les creux. Mais d'autres vont dans la verticalité, au plus près du vertige. Ceux-là sont les solitaires grimpeurs de leurs propres destinées. Sur la Trace de Nives. Gallimard. Trad. de Danièle Valin. 132 p. Le Chanteur muet des rues. Gallimard. Trad. de Danièle Valin. 92 p.