Don d'organes Quel regard porte le grand public sur le don et la greffe d'organes ? Pourquoi accuse-t-on un commerce illicite ? Pourquoi parle-t-on de pénurie d'organes ? Dans quelles conditions peut-on parler de don cadavérique ? Que veut dire la mort cérébrale ? Vous êtes probablement un potentiel donneur, ou un futur greffé, mais avez-vous dit votre mot ? “Vautours que vous êtes, je ne vous laisserai pas toucher un seul cheveu de mon fils”, elle était prête à défendre la dépouille de ces corbeaux blancs qui essayent de s'accaparer le regard de son fils. Comment ne pas lui donner raison. Un médecin lui présente calmement ses condoléances et lui demande l'autorisation de prélever les yeux de son fils. Pouvait-elle imaginer son enfant sans regard. “C'est quoi cette médecine morbide qui se joue des membres et organes des personnes, il est certain qu'il dissimule quelque commerce honteux” répliquait son compagnon. Cette discussion, rapportée par un médecin chirurgien n'est que la partie visible d'un iceberg d'ignorance, de confusion, de doute, de craintes. Un micro-trottoir, réalisé au cours de cette enquête, jette de l'ombre sur la médecine. Quant à aborder le don ou la greffe d'organes, c'est parler de commerce illicite, d'interdits, de religion, de misères qui poussent certains à proposer leur reins à la vente. Eh, oui “la médecine fait du commerce et gagne, se joue des organes, soutire de l'argent aux futurs greffés, paye des misères aux donneurs et quoi d'autres… Aucune éthique, aucune déontologie. Ces médecins ne connaissent pas la pitié..” nous révèle un citoyen, l'air connaisseur des rouages médicaux. D'autres s'efforcent de ne pas vous accuser de fou ou de dépravé en répondant à la question “pourriez-vous faire don de vos organes, de votre vivant ?”, inutile de pousser la question à “et après votre mort”, vous êtes un mauvais présage. D'autres ne sont pas au courant de la possibilité de greffer un cœur ou un rein et de sauver une autre vie, “comme des pièces de rechange” commente une jeune femme enjouée par l'idée. D'autres, presque écœurés, repoussent cette éventualité. Quelques-uns refusent catégoriquement le don et la greffe d'organes, prétendant que la loi musulmane l'interdit et exigeant un verset coranique et un hadit sahih pour se laisser convaincre. Revendiquant des termes bien précis qui inciteraient les musulmans à faire don de leurs organes. Mais un credo presque unanime revient “si je suis vraiment mort, je fais don de mes organes, je n'en aurais pas besoin, si cela peut sauver quelqu'un d'autre”. Ces mêmes personnes se disent incapables de décider pour quelqu'un d'autre. “je suis libre de décider de mon corps et de sa destinée, mais décider pour un proche, ou une personne sous ma tutelle, je ne pourrais pas”. D'autres s'inquiètent de la notion de “mort cérébrale”. “Serons-nous réellement morts ? Si le cœur bat ça veut dire qu'on est encore vivant, qu'on ressentira la douleur. Ça veut dire aussi qu'ils vont peut-être tuer la personne, en prélevant les organes”. Cette ambiguïté ou confusion est ressentie notamment dans le milieu médical. Certains médecins confondent le “coma profond” et le “coma dépassé”. Autrement dit, dans le premier cas la personne est vivante, le cerveau (directeur) est en activité. Il peut subir des lésions, mais il gère la fonction des autres organes et du corps, et commande tous les sens. Il manifeste une sorte d'activité électrique. Alors que le deuxième cas “mort cérébrale ou coma dépassé”, annonce la mort du cerveau, il ne manifeste aucune activité, il ne répond à aucune stimulation sensorielle. Il ne peut plus commander les autres organes. “C'est le point de non-retour, on ne peut plus réanimer la personne ni la récupérer. La mort cérébrale entraîne forcément la mort de tous les organes”, nous assure le professeur Wajih Maâzouzi, le premier cardiologue marocain et jusque-là l'unique praticien à avoir greffé un cœur en 1995 au Maroc. Au risque de choquer quelques sensibilités et pour vulgariser les termes scientifiques : “quand on ouvre le crâne d'un mort , on trouve de la pâte. Le cerveau ne peut plus fonctionner. On peut actuellement s'assurer de la mort d'une personne grâce à un électroencéphalogramme. Quand il est plat cela signifie que le cerveau ne produit aucune activité et qu'il est mort, par conséquent la personne est morte”. D'autres critères entrent en considération : dilatation de la pupille (mydriase), absence de réflexes céphaliques, de respiration et de mouvement, baisse de la température corporelle. La mort cérébrale intervient surtout dans les cas de malades ou patients hospitalisés et surtout les accidentés de la voie publique. Par conséquent, ils sont en réanimation. Et en cas de mort cérébrale, en réanimation, la personne (potentiel donneur) est sous respiration artificielle, couverte. Comment expliquer cette pseudo-vie à la famille ? Comment les convaincre d'une mort certaine alors que les apparences dénoncent la vie. Le cœur de leur proche bat encore (sous l'effet des tonicardiaques : drogue comme la dopamine qui stimule le cœur). Il respire (grâce au respirateur artificiel). Il est chaud et a les joues roses (à cause des couvertures). Il peut même bouger le pied (il s'agit d'un réflexe du nerf médullaire de la moelle épinière. L'exemple type d'une grenouille à qui on a découpé la tête et pourtant elle bouge la cuisse quand on pique la moelle). Le don à partir d'un cadavre reste aux yeux des scientifiques le plus sûr et le plus pratique. De nombreuses vies humaines seraient sauvées grâce à un mort. Mais, comment convaincre un proche de faire don d'organes dans une situation aussi macabre ? La famille refuse, dans la majorité des cas, pour sa méconnaissance de la volonté du défunt. Comment devenir un donneur de vie ? (lire l'article : les 13 réponses, page 42). La loi 98-16, relative au don, prélèvement et greffe d'organes et de tissus humains, protège donneur et receveur et met des garde-fous aux éventuels dérapages commerciaux (voir article : un nouveau cadre juridique, page 43). L'éthique médicale et la protection juridiques se consolident par la jurisprudence islamique (voir entretien avec Saâdeddine El Othmani et l'article : tout musulman est donneur...mais, page 43) Témoignage Le professeur Mohamed Kzadri est connu dans le milieu médical, non pour être un excellent neurochirurgien , mais pour avoir été le premier Marocain à être greffé du cœur. Il est actuellement double greffé du cœur et du rein. “J'ai subi la première greffe du cœur en 1986 à Paris. C'était l'unique issue. Et de par mon métier et le progrès médical, j'étais confiant. Avant la greffe, je m'essoufflais rapidement, je ne pouvais pas exercer mon travail convenablement ou plutôt pleinement. J'étais inscrit dans la liste d'attente depuis 3 mois quand on m'a annoncé qu'il y a un donneur et que j'allais recevoir un nouveau cœur. Je dois dire que je suis très chanceux parce que je suis un receveur universel AB+, c'est-à-dire que je pouvais recevoir de tout les autres groupes (A, B, O, AB), alors qu'il y avait d'autres personnes qui attendaient depuis des années. Il arrive qu'elles en meurent. Après l'opération, je suis resté 20 jours en convalescence sous surveillance médicale étroite, puis 3 mois dans une maison de repos. J'ai travaillé dans un hôpital à Paris pour assurer le contrôle et le suivi de l'opération. Je prenais la Ciclosporine à fortes doses à l'époque. Cet agent immunosuppresseur (anti-rejet) a pour fonction essentielle de détruire les globules blancs (lymphocytes) pour qu'ils ne s'attaquent pas à l'organe intrus. Au bout de 5ans, je souffrais d'une insuffisance rénale chronique. Je devais passer 3 séances de dialyse par semaine, branché à une machine pendant 4 heures. Je devenais encore une fois dépendant. Je ne pouvais pas exercer mon travail sans me fatiguer, je ne pouvais pas m'absenter longtemps, ni voyager… Après 7 ans de dialyse, une deuxième greffe rénale s'imposait. La chance d'être receveur universel joua en ma faveur. Bien que la greffe rénale se pratique au Maroc et que nous ayons d'excellents chirurgiens, mais mon antécédent de greffé du cœur nécessitait un soin particulier. Mon corps risquait de rejeter les deux organes. Il ne s'agit pas seulement d'une opération chirurgicale, parce que nos chirurgiens sont confrontés à des situations plus complexes, mais d'un suivi chimique. Il faut toute une équipe pour administrer les doses nécessaires de corticoïdes et autres. Mon cas se révélait difficile. En 1999, j'ai été greffé du rein. Actuellement, je me porte très bien. Sauf que je suis, disons “ plus fragile ” parce que mon système immunitaire est déficitaire ”. Bien des médecins témoignent de l'énergie du professeur, de son travail d'acharné. Il mène actuellement sa triple vie. Le hasard lui en a offert deux de plus grâce à un don cadavérique.