Lors d'un séjour récent au Maroc, je me suis trouvée, pendant quatre mois, dans la situation de devoir vraiment m'adapter à un contexte culturel nouveau et totalement différent. Jamais je n'avais été autant confrontée au problème du délicat équilibre à trouver entre honnêteté et sélectivité et à la question de savoir combien il faut se dévoiler, combien il faut s'exposer, que lors de ma première rencontre avec «mon frère» de la famille d'accueil marocaine. Après m'avoir demandé mon nom et mon lieu de naissance, il a voulu savoir si je pratiquais une religion. Ce que j'ai répondu m'a choquée moi-même, au moment où les mots me sortaient de la bouche: «Non, pas vraiment». Avant mon départ pour le Maroc, mes amis, ma famille se demandaient comment j'arriverais à concilier mon identité juive avec la société marocaine. Ils voulaient connaître ma stratégie pour naviguer face à des questions sensibles et à des conflits apparemment inévitables. Je ne me sentais pas du tout concernée, persuadée que le moment venu, les réponses viendraient toutes seules. Pour faciliter la compréhension et le dialogue je faisais confiance au pouvoir de l'échange interculturel. Mais, dès que je me suis trouvée face à la question de la foi, ma réaction immédiate fut de cacher mon identité juive. A mesure que le temps passait, cette occultation devenait plus difficile. Très vite la Pâque juive est arrivée et ce fut le dilemme. Il m'était impossible de manger avec la famille, à la mode marocaine, en me servant d'un morceau de pain pour prendre la nourriture dans le plat de tajine commun, car les juifs ne mangent pas de pain levé pendant Pessah. Je devais donc décider : rompre la règle de la Pâque juive ou avouer à ma famille mon identité religieuse. J'étais terrifiée: les liens que j'avais réussi à établir, au défi de tant d'obstacles culturels, allaient-ils se briser d'un seul coup? Mais j'étais aussi convaincue que ces gens de foi comprendraient le sens de cette fête pour moi. Il était temps d'annoncer la couleur Après avoir respiré un bon coup, j'attire Nezha, ma mère marocaine, dans ma chambre. Dans un arabe marocain approximatif, je lui explique: «Je vais entrer dans une semaine sacrée pour ma religion. Je ne peux manger ni pain ni pâte au levain.». J'ai fait une pause puis j'ai ajouté : «Ana yehudia». Je suis juive. Je lui ai montré ma boîte de matzos, le pain azyme que les juifs mangent à Pessah et que j'avais caché dans mes bagages. Elle m'a regardé. Elle a prononcé ces trois mots qui sont aussi choquants que les miens, mais dans un sens radicalement opposé: «Ouakha. Mechi mechkel.» Ça va, pas de souci. Puis elle a disparu dans la cuisine pour préparer le goûter. J'ai soufflé. Quand elle est ressortie, elle tenait dans ses mains l'habituel plateau, garni de la théière en argent remplie de thé à la menthe sucré, du pain, du beurre et de la confiture. Elle a disparu encore et est revenue avec quelque chose de spécial: sur un petit plateau en argent, deux petites assiettes de beurre et de confiture qu'elle place devant moi. D'un signe, elle m'a invitée à prendre mes matzos. Au Maroc, la foi profonde que je percevais autour de moi a souvent été source d'inspiration, mais jamais autant que cette acceptation immédiate et inconditionnelle de mon identité religieuse. Deux cultures Cet été, je vais terminer mon internat à Interfaith Youth Core (IFYC) à Chicago. L'IFYC est une organisation qui a pour but de former de jeunes dirigeants et de les rassembler dans des activités de service, selon le principe que les valeurs partagées – service, hospitalité – sont communes à toutes les religions. A l'IFYC, le débat est permanent. Mais on n'y parle ni de la Palestine, ni d'Israël, ni de la véritable nature de Dieu; on y parle du bien commun, d'un monde meilleur – chaque chose en son temps, un projet, un responsable, une histoire à la fois. Les stagiaires qui m'accompagnent sont deux juifs, un chrétien et un musulman. Nous ne sommes pas d'accord sur tout, nos discussions peuvent être très dynamiques. Mais nous voici, ici, au coude à coude, en train de servir la soupe au réfectoire. Nous voici, au coude à coude, en train de comprendre le sens d'être chrétien, juif ou musulman, à 21 ans. Nous tissons des liens entre nous. Aussi animée qu'ait été la discussion, nous sommes capables de nous retrouver autour d'un pique-nique fraternel. Même chose au Maroc. Même si je m'étais fait du souci sur les dégâts que pouvait causer l'annonce de mon identité religieuse, les liens que nous avions tissés nous ont permis de partager et de pratiquer chacun notre religion sous le même toit. J'avais attendu trop longtemps pour dire la vérité à ma famille d'accueil. Je suis désormais prête à m'engager à fond dans des conversations difficiles, là où j'aurais retenu mon souffle auparavant. Je suis prête à collaborer avec les jeunes de mon âge, aussi différents qu'ils soient, pour apporter une nouvelle paix sur la terre par le pluralisme. Ça ne peut plus attendre. Je suis prête. * Samantha Kirby, née en Californie, est étudiante avancée en religion et psychologie à la Northwestern University. Elle revient du Maroc, où elle étudiait l'arabe et la culture marocaine.