Dans notre pays, trois vertus sont quasiment impardonnables : la réussite, la dignité et le franc parler. On est traité de «tête chaude» lorsqu'on n'est que digne. Plongés dans une culture de l'échec, nous ne concevons la réussite que provenant d'une combinaison népotique ou mafiosique. Le franc parler est vite assimilé au pédantisme. La jalousie et l'envie se dressent contre l'excellence, parfois avec beaucoup de violence. Balade dans les méandres d'un marécage psychosocial labyrinthique. A 26 ans, Karim a plafonné au poste convoité de directeur de la filiale marocaine d'une multinationale. Sa réussite dérange. «Dès mon arrivée à la tête de la société, j'ai vu défiler dans mon bureau la majorité de mes collaborateurs. Chacun a cassé du sucre sur son collègue de bureau. J'ai signifié que je n'étais pas preneur de commérages, mais d'efficacité. Cela n'a pas plu. Aujourd'hui, je suis mis en quarantaine par mes supérieurs qui, eux, ont prêté l'oreille à mes principaux collaborateurs. On m'a détruit parce que, dès le départ, on a mal accepté que je pilote une société aussi importante à mon âge». La réussite de Karim est venue perturber un environnement social truffé de certitudes de type seigneurial. Son handicap n'est autre que celui d'être jeune. Notre société peine à épouser les valeurs juvéniles qui sont la compétition, Le dynamisme et la productivité. Elle accepte difficilement le schéma archaïque assis sur le droit d'aînesse et l'ancienneté. «Celui qui te dépasse d'une nuit, te dépasse d'une astuce», dit le proverbe marocain. Cette même prédisposition à décrédibiliser ce qui n'est pas ancien constitue l'un des éléments concourant à affronter le sens de la dignité chez son prochain. Faire montre de dignité – ce qui n'a rien à voir avec la fierté – équivaut à un délit de «lèse-communauté». «Pour qui se prend-il ? Le fils de qui est-il? Il se croit…», entend-on souvent. Alors que la personne visée n'a fait rien d'autre que refuser l'asservissement. Il est de notoriété publique que l'on ne peut escalader l'échelle socioprofessionnelle sans un minimum de zèle dans les courbettes. Cela rassure les chefs, si jaloux de leurs prérogatives. Le parler-vrai est tout aussi impardonnable. L'image du Marocain de lui-même obéit à des valeurs nées d'une identité ethnoculturelle foncièrement communautariste et clanique. L'une des valeurs cardinales de cette identité est la Pudeur. Celle-ci implique que l'on s'interdise de dire ce qui ne plaît pas. Ce qui risque de disloquer le clan. Or, la première valeur de la « civilisation de l'universel » telle que conçue par l'Occident est la primauté de l'individu. Certes, les valeurs occidentales qui nous submergent s'incrustent au cœur même de nos traditions. Le préféré et le préférable Mais les réflexes résistent au vent universel. Individu contre communauté. Alors, Qu'est-ce que les valeurs ? «Les valeurs sont des préférences collectives qui réfèrent à des manières d'être ou d'agir que des personnes ou des groupes sociaux reconnaissent comme idéales. Dans le domaine des valeurs, l'idée de préférence est normative : ce n'est pas ce qu'on préfère qui prime mais ce qu'on doit préférer. La notion de valeur implique une distinction entre le préféré et le préférable. Les valeurs ont une charge affective en ce sens qu'elles sont associées à des sentiments forts. Elles ont des fonctions pratiques : elles orientent des jugements, des choix, des opinions, des actions individuelles et collectives», écrit Hassan Rachik (1). Pour avoir signalé des carences avérées dans le mode de gestion de l'entreprise, Hamid a été éjecté de son poste de directeur technique. «La réponse de mon patron a été simple : «Je ne veux pas ici de donneurs de leçons ! J'ai ramassé mes dossiers et je suis parti. Le message était clair», explique-t-il. Le franc parler a coûté à des millions d'hommes jusqu'à leurs vies. Que de têtes coupées pour délit de franc parler. Des peuples entiers ont été punis pour ce qui a été considéré comme insolence et qui n'était qu'éloquence. Dans notre pays, la réussite, la dignité et le franc-parler sont difficilement admissibles. La chape des repères identitaires veille à la hiérarchie immuable des certitudes. L'attachement à la tradition est encore puissant. «67% trouvent que les Marocains et les Marocaines sont moins attachés à la tradition que la génération précédente et 74% trouvent qu'ils sont plus attachés à la tradition que la génération suivante»(2). Parler de modernité implique l'injection des valeurs glorifiant l'individu. Car modernité n'est pas uniquement modernisme. Bourrée de produits technologiques nec-ultra, l'Arabie saoudite demeure un pays largement bédouin. Avec tout ce que cette identification implique comme agrégats. La femme y demeure mineure. De la même manière, la réussite constitue chez nous un privilège qui impose une gestion minutieuse des susceptibilités. Réussir, c'est faire émerger l'individu. Impardonnable. Relever sa tête parce qu'on n'a pas grand chose à se reprocher, cela s'appelle l'insolence. Impardonnable. Regarder bien dans les yeux son compatriote en lui parlant franchement, cela équivaut à une offense. Impardonnable. Dans notre société, l'excellence fait peur. La réussite, la dignité et la franchise représentent un luxe qui n'est pas prêt d'être démocratisé. Mentalité oblige. (1) Rapport de synthèse de l'Enquête Nationale sur les Valeurs (ENV). (2) Enquête jointe à l'ENV.