Hassan R. dit avoir commis l'irréparable par une torride journée d'été. L'affaire remonte à plus de dix ans. Nous sommes dans la région du Gharb. Un jeune homme, qui affiche une belle trentaine, coule des jours calmes jusqu'au jour où, dit-il, son destin rencontre celui de deux jeunes filles. L'une d'elles sera violée et tuée. L'autre témoignera et fera remonter la police jusqu'à Hassan qui n'avoue rien, clame son innocence, mais oublie que beaucoup d'indices le confondent. Pédophilie, crime crapuleux, violence physique, le tout aggravé de la volonté de dissimuler des preuves en défigurant le cadavre de la fillette. Aujourd'hui encore, Hassan répète qu'il n'a pas «tué, ni violé, ni même touché cette fille que Dieu prenne dans sa miséricorde». (Allah Ywaliha birahmati Allah). Amen. Pourtant, ni la bonhomie de l'homme, ni sa capacité à tout décliner sous le signe de l'humour ne peuvent calmer son amertume, ni apaiser son cœur. C'est, sans doute, un homme meurtri qui lutte par le rire. Même jaune. On entame cette conversation par une blague : deux amis qui font le même rêve. Le lendemain, ils se voient, comme d'habitude. Chacun raconte sa nuit à l'autre. Ils découvrent qu'ils ont vécu la même chose. Ils décident que c'est un signe. Ils vont boire et racontent leur histoire aux autres piliers de bar. L'affaire prend des allures d'épiphanie. On décide donc de sceller un pacte. Celui qui meurt, l'autre boira à sa place. Le lendemain l'un meurt, l'autre vient au bar et commande deux bières : l'une pour lui, l'autre pour son défunt ami. Des mois passent. Même rituel. Mais un soir, il débarque et ne commande qu'une seule blonde. Le barman s'approche et lui fait un sermon. L'ami rétorque, sage et calme, « j'ai arrêté de boire, cette bière est pour le défunt ». Le reste de la conversation sera émaillé de dizaines d'autres blagues, salaces, politiques, devinettes et autres torsions de la langue sur le thème du : « il faut que je rigole pour ne pas me suicider ». Je suis un comique Devos vient de mourir. Grande perte. Hassan ne le connaît pas. Je lui en touche un mot. Il reste de marbre. Lui, c'est un comique d'un autre genre : «Je crée des blagues, moi, les sketchs, je n'aime pas. Je me souviens de ceux de Bziz, et il est bien le seul dont j'avais des cassettes. Pour le reste, je n'y connais strictement rien». Des blagues pour ne pas en venir au sujet de cet entretien : un viol, un meurtre et ce qui s'ensuit. Hassan réagit par ricochets : «Les choses ne se sont pas déroulées comme tu dis. Tu n'y es pas du tout. Tu me racontes une histoire qui n'a rien à voir avec moi. Moi, je connaissais cette petite fille, mais je ne l'ai jamais touchée, ni adressé la parole. Tout ce qu'on a dit sur moi, le jour du jugement devant le juge était faux. Je n'ai pas besoin de te le jurer, mais je n'ai rien à voir avec cette histoire ». Comment comprendre alors que la police a été avertie par l'autre fillette (plutôt sa famille) et que des témoins avaient vu Hassan offrir des bonbons à la petite qui sera morte plus tard ? Comment saisir tous les liens tissés entre Hassan et d'autres petites qui ont dit aux policiers que souvent il leur avait demandé de l'accompagner quelque part ? Et surtout comment ne pas prendre au sérieux que le jour du meurtre, la petite fille aurait demandé à sa copine de venir avec elle pour voir Hassan qui « devait leur donner quelque chose » ? Hassan ne répond pas. Et quand on lui sert d'autres interrogations, il dit qu'il ne sait pas : «comment veux-tu que je te réponde si je ne sais pas. Je n'ai pas été avec la fille, je te dis». Et il embraye sur deux ou trois blagues pour détendre l'atmosphère. Non, je n'aime pas les gosses «Tu te rends compte de ce que tu dis ? Je te dis que je n'ai rien fait à cette fille. D'ailleurs, moi, je n'ai aucun problème de ce côté-là. Moi, j'ai toujours eu des femmes pour moi. Alors, les gosses ? Il faut être malade, et moi, je ne suis pas malade ». On veut bien le croire, surtout quand il finit sa tirade par un rire que lui seul peut interpréter. Il me confiera plus tard, quand je reviens sur ce rire, qu'au moment où il justifiait ses goûts pour les femmes «mûres» et son succès tout terrain, il se souvenait d'une blague sur une femme qui fait entrer son amant en l'absence de son mari. Quand ce dernier pointe du nez avant l'heure, la femme cache son Jules dans l'armoire… Hassan est déconcertant, il peut enchaîner deux types de discours sans faire de pause. Il bascule du drame à l'humour, sans sommation. Quand on lui rappelle son attirance pour les gosses, il répond, l'air renfrogné de celui que l'on prend de court : «mais pourquoi tu prends mes gentillesses avec les mômes pour autre chose ? J'ai toujours trouvé les enfants très gentils, et je leur offrais des bonbons comme j'aurais aimé que l'on fasse avec moi quand j'étais enfant. Mais il faut savoir que personne ne l'a jamais fait pour moi. Moi, au moins, je suis gentil avec les enfants ». Dans son entourage proche, famille, cousins et cousines, on est prêt à jurer les grands saints que Hassan «est un type bien, qui ne peut pas faire de mal à une mouche». Une enfance bizarre On ne peut pas se prononcer sur la vie intime des autres. On ne peut pas non plus se lancer dans des conjectures pour tenter une quelconque analyse pseudo psychanalytique sur le compte d'un enfant et son passé. On n'a aucune velléité pour essayer de pénétrer les secrets d'un type que l'on connaît le temps d'un échange qui ne vaut, franchement, rien, sur l'échelle de la vie. On s'abstient donc de donner dans des interprétations futiles et non fondues. Ce qui demeure sûr, est que Hassan a vécu un peu durement son enfance : « Mon père nous frappait beaucoup. Pourtant, j'avais des notes moyennes à l'école et il n'y avait pas de quoi attirer sa colère. Mais il nous frappait souvent. Que Dieu lui pardonne, le pauvre ». Bref, Hassan n'en veut pas à son paternel, et il tient à le répéter à chaque fois qu'il revient sur ces longs chapitres de la violence d'un père au sein de sa petite famille. Ceci ne fera pas de Hassan un pédophile, ni un assassin. Il en a souffert, mais de là à affirmer que les coups du passé ont quelque chose à voir avec la mort de cette fillette, il y a un grand canyon difficile à franchir. «J'étais pas mal à l'école. Pas de très bonnes notes, mais ça allait. Mais, il ne faut pas croire que mon père me frappait pour mes notes à l'école, non, il tapait pour d'autres raisons». Hassan dira par la suite que jusqu'à cet instant, il n'arrive pas à savoir, pourquoi, des fois, il a été malmené par son paternel, mais il a dû y avoir une raison que lui ne savait pas, mais que le père maîtrisait bien. Hassan n'ira pas loin dans les études. Il n'aura jamais son baccalauréat. Pourtant, c'était un but dans sa vie : «Je voulais ce diplôme, parce que mes parents allaient en être fiers, mais je ne l'ai pas eu. Dommage». Pour le reste, il aura vécu comme tous les mômes de son âge dans une région où il n'y a pas grand-chose à faire, en dehors de jouer au foot avec les autres garçons et de se dorer au soleil malgré soi. Des vacances tronquées, quelques jours à la plage et une ou deux fois, une colonie de vacances. Sinon, pas d'autres souvenirs à faire resurgir. À l'orée de l'âge des hommes «J'ai toujours été à l'aise avec les femmes. Je sortais avec des amis, et on voyait des femmes. Oui, on payait pour ça, comme d'autres. Tu sais, là où on vivait, on ne pouvait pas sortir comme ça avec les filles. Les parents, les voisins, tu sais ce que c'est, mais on se débrouillait ailleurs. Une fois, nous sommes allés jusqu'à Azemmour en groupe pour voir des filles. D'autres fois, nous avons été à Khmisset et Tiflet. On faisait comme on pouvait.» Hassan affirme ne pas avoir souffert de grand manque. Il aura donc vécu comme beaucoup de ses compères en se débrouillant des occasions de faire l'amour, de se payer un orgasme à la va-vite et rentrer le faire passer chez soi par des injures et quelques mauvaises remarques du paternel. Rien de quoi se réjouir pour Hassan, mais il dit avoir bien tenu le cap. Une fois ou deux, il a failli avoir un problème avec une fille qui ne voulait pas trop lui répondre : «elle pensait que je n'étais pas assez bien pour elle. J'ai eu du mal, au début, mais j'ai fini par ne plus faire attention». Avait-il des projets de mariage, une amoureuse, une relation plus sérieuse? Non, rien de tout cela. Il ne voulait pas s'engager jeune. Il fallait attendre «de voir s'il y avait un travail et la possibilité d'ouvrir un foyer». On imagine bien un jeune homme désoeuvré qui passe sa journée à ne rien faire et qui sent le poids de la testostérone lui peser sur le ventre. Il tente de calmer ses ardeurs, il trouve des subterfuges, mais rien n'y fait. Il faut bien à un moment ou un autre céder à la tentation du corps. Hassan refuse alors de donner des détails sur les jours de disette. Il dit juste que des fois, c'était un peu dur. La petite fille «Je la connaissais d'un autre quartier, pas loin de chez nous où j'allais voir un ami. Des fois, je lui ai donné des bonbons, mais rien d'autre. Après ce drame, on m'a accusé injustement, et je suis ici, comme tu peux le voir». Hassan récuse tout le dossier de la police judiciaire qui a des preuves, des témoignages et qui semble avoir pris le temps de faire le tour de la question. Il est aussi clair que Hassan , à un moment donné, aurait laissé entendre qu'il a commis une erreur. Mais il n'a pas avoué son crime. Quoi qu'il en soit, un jour Hassan aurait donc demandé à la petite de venir le voir plus tard « pour lui donner quelque chose ». Lui, nie : « je ne lui ai jamais dit de venir me voir. Je ne l'ai pas vue, ce jour-là ». Pourtant la fillette aurait demandé à une copine de venir avec elle. Elle avait vers les douze ans. Quand elle arrive, il l'a faite enter dans la maison de ses parents qui étaient en voyage au bled. La maison était donc vide. Hassan passait là des jours tranquilles où il pouvait faire ce que bon lui semblait. Il aurait pu dénicher une jeune femme de son âge pour s'envoyer en l'air. Il dit que ce n'était pas dans ses plans : «non, je ne peux pas faire enter une femme chez mon père. C'est impossible.» Mais une fillette ? «Jamais de la vie». Pourtant, il faudra croire que la petite a franchi le palier de chez Hassan et aura été très vite malmenée. Hassan aurait frappé la fille pour lui faire peur et l'a violée. « Ils ont dit devant le juge que je lui ai mis une serviette dans la bouche pour qu'elle ne crie pas et je l'ai sodomisée. Ce n'est pas vrai, je ne suis pas un malade. Mon seul tort d'avoir été gentil avec cette fille que Dieu ait pitié de son âme ». Postface «Deux jours après ce drame, on est venu m'arrêter devant tous les voisins. Tout le monde a dit que j'étais un type qui violait les petites filles. J'avais honte devant mes parents. D'ailleurs, mon père n'est jamais venu me voir ici. » La suite de l'histoire est simple. On aura trouvé le corps de la fillette jeté à quelques kilomètres de chez elle. Le visage défiguré et l'anus brûlé. Selon la police c'était de l'acide qu'on lui a jeté sur la figure et sur cette partie de son corps pour dissimuler des preuves. Cela rappelle étrangement une autre affaire d'un autre bonhomme accusé d'avoir violé une fillette avant de lui faire boire de l'acide pour masquer les traces du viol. Cela s'est passé à Oujda, et le bonhomme purge à Kénitra une peine de mort, tout comme Hassan. Bref, un témoin en la personne de la petite copine de la fillette trouvée morte. Elle dit que son amie lui avait suggéré de venir avec elle voir Hassan. Ce dernier est confondu devant un tel témoignage qui ne laisse aucune place au doute pour les enquêteurs. «Je me suis défendu, mais personne n'a voulu me croire. Les policiers étaient convaincus que c'était moi le tueur. La fillette, la pauvre, était défigurée, mais ce n'était pas moi ». Il dira par la suite que, parfois, dans la nuit, il voit le visage défait de cette fillette qui vient lui demander des comptes. Il ne peut pas répondre à cette visiteuse de la nuit, et il se terre dans des «prières, oui je prie pour oublier et pour que Dieu me donne la force de tenir ici. Car, les choses sont dures, et des fois, je manque de force ».