Trois points stratégiques à Casablanca pour les fous du pari. Devant le cinéma Lutetia, tout près du Conservatoire de musique, boulevard de Paris, et dans une ruelle parallèle à la rue du Prince Moulay Abdellah. Trois lieux différents, mais les mêmes visages qui arpentent les parages en attendant de trouver les numéros gagnants. Dépenaillés, faméliques, le teint blafard des sous-nourris, les doigts jaunis par le mauvais tabac, des sourires édentés et une allure pour le moins de ceux qui portent sur les épaules le poids de l'existence. Un seul souci, une seule idée fixe : gagner, tirer le gros lot, avoir la baraka. Pour 99,99% des cas, le jack pot ne vient jamais. Pour le pourcentage restant, c'est à peine si on s'en tire sans y laisser son caleçon. Les autres, la majorité écrasante, vivent de dettes, de fuites, d'arnaques et de drogue. Voyage dans un monde étrange. Larbi a soixante-quatre ans. Une veste gris éculé, qui tient comme par miracle sur des épaules dégarnies. La bouche torve, quelques dents en faction, une moustache surdimensionnée pour camoufler la perte des dents, le teint effacé de celui qui vit dans un trou loin du soleil. Profession : «Kemmar», traduisez joueur du hasard. Depuis au moins quarante ans. Il ne possède plus rien, dort chez la famille, mange une fois par jour quand il le peut, et attend le jour du miracle. Oui, le jour où il va «se refaire». L'obsession est que Larbi a tout grillé derrière ce gros lot. Aujourd'hui, il s'endette, bricole, traficote, triche, arnaque la famille, tape les uns et les autres, vend ce qui lui reste de mobilier pour forcer le destin : «J'ai tout vendu. Il reste une table et une moquette. Moi, je vis aujourd'hui chez la fille de ma cousine qui me donne une place sur la terrasse. Oui, je suis «mebli» (traduisez accro). Je ne peux pas ne pas jouer. D'ailleurs, je passe toute la journée ici dans ce trou». Tout près de la rue du Prince Moulay Abdellah, le point de chute des joueurs du hasard, s'appelle Lhoufra (le trou). Comme un signe. D'autres font de la surenchère et trouvent des variations sur le thème de la chute libre. Ils ont baptisé ce lieu «Le tombeau» (lekber). Larbi fréquente tous les coins de la ville où l'on peut miser sur un cheval, un chien ou tout autre animal capable de lui donner une occasion de faire un pied de nez à son destin récalcitrant. «Nous n'avons pas beaucoup de possibilités ici pour jouer. Le Loto, je n'aime pas. Reste le tiercé, le quarté et le quinté. Ailleurs, les gens parient sur tout : des rats, des singes, des coqs, des chats, des vaches, des ânes…» Le bestiaire de Larbi est assez vaste, et le bonhomme maudit ce retard qu'accuse son pays face au progrès du pari et des jeux du hasard dans le monde. Ni femme ni enfants… «J'ai divorcé, il y a quinze ans. Mais en réalité, j'avais quitté ma femme et mes cinq enfants bien avant. J'ai laissé tomber le travail, alors que j'avais un bon poste dans une usine de ciment. J'aurai pu tenir et sortir avec une bonne retraite. Mais bon, je ne pouvais pas me passer du jeu. Aujourd'hui, c'est une fille de la famille qui me donne un endroit où dormir. Mes enfants ? Non, je ne les vois plus». Ce qu'il ne dit pas, c'est que ses enfants refusent de le voir, parce qu'ils lui reprochent leur détresse, leur misère et des années de souffrance. Larbi avoue à demi-mot qu'il picolait, fumait du kif et tapait sa femme à chaque fois que le sort lui jouait un mauvais numéro. Larbi ne compte plus l'argent qu'il a perdu : «des millions. J'ai tout joué. Un jour, je suis parti chez moi en survêtement qu'un ami m'a prêté pour ne pas repartir nu». Des mésaventures de ce calibre, Larbi en a vécues une flopée : «Honte ? Non, il n'y a plus de place pour la honte dans ma vie. Si on peut appeler traîner d'un trou à l'autre, une vie». Larbi se fait aussi tabasser par d'autres joueurs qui n'apprécient guère que «le vieux» leur pique leurs recettes du jeu. Ici, dans ce milieu, chacun tient son secret, et les épanchements sur la tactique, la technique, l'intuition et le flair ne font surface que lorsqu'on sent qu'il y a un pigeon dans les parages. Dans ces «trous», la violence arbitre entre les parieurs. Il y a les désillusionnés qui n'ont plus un rond pour parier, mais qui viennent dans ces lieux pour tuer le temps, l'air songeur et abattu, la mine grise, le regard mort. Les rixes naissent pour un rien : un regard, un cri de dépit, un crachat, par hasard, juste parce que tel n'a plus rien gagné et qu'il est tellement désespéré qu'il a envie de mourir. Les parieurs, sales d'habitude, portent aussi des marques de coups et des égratignures : le dur métier du parieur ! L'homme qui a tout joué «Je joue depuis trente ans. Je ne sais pas combien de fois, j'ai perdu, mais j'ai gagné à sept reprises. De grosses sommes. Alors, je mise encore et encore et je sais qu'un jour je vais me refaire. Je ne peux pas te dire comment, mais je suis convaincu que je vais me refaire». Tous les parieurs savent qu'ils vont se refaire, sauf qu'ils ne se refont jamais. Mais ils se défont. Lhoucine doit avoir vers les cinquante-cinq ans. Père de quatre enfants, il est toujours marié. Il dit avoir vendu sa maison, son local où il tenait un pressing et aujourd'hui, il est entrain de liquider l'héritage du côté du bled. Oui, Lhoucine a reçu en legs un beau lopin de terre qu'il grignote petit à petit. Et il est sûr qu'avant de tout vendre, il va «gagner la somme pour racheter la maison et le pressing». Chez lui, on s'est habitué, selon lui, à son mode de vie de grand «miseur» devant l'éternel. «Ma femme ne dit plus rien. Elle a été chez ses parents des centaines de fois, mais bon, elle n'a pas pu trancher. Les enfants, eux, font avec. Moi, je sais que je leur ai fait du mal, mais il ne faut pas oublier que c'est une «belia», que Dieu m'a donnée et il faut que je l'assume. Je veux bien arrêter de jouer, mais c'est impossible». Impossible, le mot magique de tous les parieurs. On ne peut arrêter qu'après avoir remporté la mise, et là, on doit encore remettre le couvert pour passer une deuxième couche au destin, et la spirale t'engloutit ad vitam aeternam. Mais Lhoucine fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il dit qu'il n'est pas le seul à avoir sombré. Il y en d'autres qui ont tout bradé pour des clopinettes juste «pour jouer un ticket». Il donne des noms et pointe du doigt quelques silhouettes décrépites qui attendent. Pour Lhoucine, tant qu'il y a une tête, il y a de l'espoir, et tant qu'un homme peut miser cinq dirhams sur le hasard, il y a toujours un miracle qui pourrait poindre du nez. Quand on perd la ciboulette Ce qu'il faut savoir avec le jeu, c'est qu'il y a un seuil à ne jamais dépasser. La lisière en question existe, mais peu de gens savent la définir. Alors, on joue, on mise, on parie, on tente sa chance et Belzébuth, et souvent, on se retrouve de l'autre côté de la frontière sans nous en rendre compte. Qu'est-ce qui arrive, alors ? On perd les pédales. Oui, littéralement. On devient dingue, zinzin, «flip», «msatti», «mwader sberdila». Des exemples ? Par dizaines dans les parages autour des trois points stratégiques de la ville. Les sacro-saints lieux du culte de l'argent qui pourrait tomber des numéros. Ils s'appellent Ali, Hassan, Mokhtar, Zemmouri, Rahmani, Bouchaïb, Abdellah, Jdidi et d'autres noms que l'on montre de l'index pour t'avertir de ce qui risque de t'arriver si tu ne gagnes pas. Ce qui est curieux, c'est que pour les parieurs, la bataille à livrer n'est pas contre le destin et le hasard qui lui sert d'ombre dans les affaires du jeu, mais la grosse bataille est contre soi. Lhoucine dit que pour gagner, il faut «gagner sur soi-même». Parole sage, mais dénuée de sens pratique. Comment vérifier sur le terrain que pour empocher le pognon, il faut avoir un sacré caractère ou quelque science infuse ? Certains sont passés maîtres es jeu, mais ils ne gagnent jamais. Pourtant, il est vrai, ils ne sont pas si fous que cela. Et les autres qui passent le mur de la réalité ? «Ils sont fragiles», conclut Lhoucine qui connaît un long chapitre sur les affaires du hasard. Son acolyte de toujours se prénomme Saïd (prononcez Sîîd). Lui n'a plus rien : ni un lieu pour roupiller, ni une famille pour la malmener, encore moins des engagements. Il sait qu'il ne deviendra pas fou. Il en est convaincu : «Fou ? Il faut être fou pour devenir fou». Lui, il joue et pique l'argent des autres. Un réel morpion qui vit aux crochets de tous les autres parieurs. Mais on l'aime bien, lui. Il a une allure drôle et des aptitudes à la bonhomie facile, ce qui fait de lui un bon passe-temps dans cette fournaise où les numéros font office de tables de lois. Il ne gagne jamais, mais il aide les autres à trouver le bon favori, éviter le tocard, miser sur l'outsider de qualité. Il connaît les noms des jockeys, les noms des chevaux, fait la différence entre un mâle, une femelle, un hongre… Une réelle encyclopédie du jeu, mais il ne gagne jamais. Pourquoi ? «Moi, je joue avec les autres. Ici, il faut savoir tenir sa place. Si je joue pour moi, je perds à tous les coups, parce que j'en fais beaucoup. Avec les autres, je donne des tuyaux et j'attends de voir. Alors quand le pactole arrive, ils me sucrent un peu.» Ceux qui ont un mauvais goût à la bouche Ceux-là sont les plus récalcitrants. Il ne faut pas discuter avec eux. Ils sont là pour passer une mauvaise journée. Ils sont sortis de chez eux avec l'idée qu'il faut tout faire partir en fumée. Alors, ils s'appliquent. La journée est un amas de mauvais présages, de rixes, d'insultes, d'accrochages et de plans foireux : «Ici, il y a des voleurs. L'autre, là-bas, je lui ai donné deux numéros. Deux tocards qui ont fait une bonne course, il ne veut pas me donner ma part. C'est un salopard que je vais saigner s'il ne crache pas le flouss». Un autre affiche une mine de condamné à faire péter toute la sainte baraque. Il a un chapelet bien copieux d'insultes dont il gratifie l'assemblée. «Que dieu fasse griller ta mère sur le charbon et que ton père aille en enfer et que le diable arrache les yeux de ta sœur et les tripes de ton frère. Va, que le destin s'écroule sur la tête de tes ancêtres d'ici jusqu'à la fin des temps». Voici, un exemple de ce que l'on peut apprécier en compagnie d'un tel homme. Il ne joue plus. Il n'a pas de quoi. C'est ce que l'on appelle un miseur retraité malgré lui. Lui voudrait jouer, mais comment ? Alors, il passe ses nerfs en créant le nec plus ultra des injures. Et le tout crée un univers charmant où l'on fricote avec la métaphysique la plus approfondie du ratage.