Ceux qui croient que l'on peut développer une nation en se passant de la (re)mise en question(s) des certitudes qui gouvernent le subconscient collectif se trompent. L'ex-URSS l'a appris à ses dépens : l'âme slave a fini par triompher de la «discipline» collectiviste parce que cette dernière a tourné le dos à un mental profondément mélancolique, jouissif et bohémien. Tout le contraire du «nirvana» marxiste-léniniste. L'imaginaire marocain est truffé de certitudes les unes plus «surréalistes» que les autres. Longtemps catalogué comme étant communautariste, cet imaginaire se révèle bien plus alambiqué qu'il n'y paraît. Les comportements, les attitudes, les réflexes et les postures socioculturels renseignent sur la complexité d'une âme tourmentée au contact de la modernité. Voyage à travers le pays de la «siba» . Sur un parcours historique d'un millénaire et demi, le Maroc n'a jamais connu un règne où le monarque a pu vassaliser «l'ensemble de la population sur une même période et à travers la totalité du territoire». L'Allemagne de Hitler, l'Italie de Mussolini, la France de Napoléon, la Russie de Catherine II… etc. ont connu ces moments monolithiques de l'histoire où l'ensemble du territoire et la totalité du peuple ont été maîtrisés de force et dominés par une idéologie totalitaire. Au Maroc, la monarchie n'a jamais pu, avant le fameux état d'exception décrété en 1965 par Hassan II, «makhzéniser» la totalité du territoire et l'intégralité de ses habitants. En cela, l'«Etat Hassan II» peut être considéré comme inédit au regard de quinze siècles de pouvoir califal et sultanal. Ayant raté les Lumières puis la révolution industrielle, notre pays donnera ses lettres de noblesse à la «siba», un espace où règne l'arbitraire et triomphent les pulsions les plus barbares. Mais pourquoi donc évoquer cette période bien révolue ? Parce que la «siba» a été recyclée et que ses séquelles commandent encore la plupart de nos actes et nos pensées. Pour illustrer notre propos, nous sommes allés (re)cueillir un florilège d'absurdités, de comportements, de stupidités et de contresens … dignes de l'ère de la «siba». Le choc frontal avec la modernité est dur, extrêmement dur. Il a produit un homomarocus mutant : schizophrène par vertu, honnête par nécessité, pieux par opportunisme, courageux par hasard et filou par noblesse. Précisons que la schizophrénie peut être extrêmement créatrice, l'opportunisme novateur et la filouterie salvatrice. Là n'est pas notre propos. Nous n'ambitionnons ici que l'identification d'une somme de pandémies comportementales altérant de jour en jour l'harmonie du vivre-ensemble en ville. La dernière dérive consiste à s'emparer du trottoir : les voitures y stationnent «le visage rouge», comme on dit, c'est-à-dire sans vergogne aucune. Les motocyclettes y roulent en toute vitesse et les hommes-boutiques y ont élu magasin à ciel ouvert. Le simple plaisir de marcher s'apparente désormais à une prouesse. Les femmes et les vieilles personnes sont systématiquement bousculées et les piétons heurtés. «A deux sur une moto, des voleurs à l'arraché ont accompli le «slalom» de me dépouiller de mon portable tout en emportant le sac de mon épouse. En plein boulevard Mohamed V, à 11h du matin !», raconte un honnête citoyen. Le culte du vacarme La «klaxonite» accomplit allègrement, impunément, son œuvre assourdissante parmi nos compatriotes. On klaxonne comme d'autres se grattent la tête…un geste simiesque destiné à signaler son ego aux autres. Bientôt, au titre de la persécution sonore, Casablanca surpassera le Caire et Calcutta réunies ! On ne peut plus échapper à cette persécution-là, pas même dans l'enceinte des restaurants où les sonneries de portables, les unes aussi tonitruantes que les autres, interdisent toute concentration. Après la sonnerie, c'est au tour des cris, des injonctions et parfois des noms d'oiseaux proférés via le GSM. Personne ne bronche : «Va manger chez toi si tu ne supportes pas les sonneries et les gens qui communiquent «paisiblement» au portable», m'asséna sèchement un restaurateur. La dictature du portable est là. Non pas pour permettre une meilleure fluidité des biens, des idées et des capitaux, mais pour s'enquérir de la composition du prochain…tajine ! A dire que le Marocain se délecte du vacarme. Invité chez un cousin, on me gratifia d'un gros lot de décibels fomenté par la télé, le lecteur CD et, par-dessus tout, les mégapalabres de mon hôte et sa progéniture. Le bruit nous est devenu indispensable. On n'y échappe nulle part, pas même dans un taxi où l'on vous administre les psalmodies pleurnichardes du saint Coran ou, pire, les causeries racistes et antisémites de quelque calamité pileuse. «Ton sang est licite, mécréant !», me cracha un jeune «découvreur d'islam» déguisé en taximan. Parce que je lui ai gentiment demandé de calmer les aboiements salafistes de son radio-cassette. Mais il est un mal autrement plus dévastateur que la série qu'on vient d'évoquer. Il s'agit de l'irresponsabilité dans son expression la plus plate. «-Pourquoi as-tu fait tomber le verre ? – Il est tombé «tout seul», le verre !». Sans sourciller, votre interlocuteur accuse le pauvre verre de suicide : «La vie ne vaut la peine d'être vécue ; autant y mettre fin tout de suite !», aurait dit le malheureux verre. Ne parlons pas du bus qui s'empresse de fuir dès qu'il nous voit et du malchanceux Ibliss qui est le véritable auteur de l'ensemble de nos turpitudes. Et ce pauvre «mektoub» qui doit s'attribuer nos ratés et nos dérives ! Nous sommes les victimes consentantes d'une éducation qui nous met vite hors du champ de la responsabilité, depuis notre naissance jusqu'à ce que nos parents rendent l'âme. La mère marocaine couv(r)e son enfant contre lui-même et les autres. Il est né innocent, il restera innocent. Arrivé à l'âge adulte, il perpétue l'impunité et peut escroquer ses partenaires, humilier son épouse, insulter le voisin, voler le patron, mal ou pas du tout payer ses employés…etc. parce que la «walida» l'a ad vitam aeternam gratifié de sa bénédiction (rida) et, par conséquent, dispensé de rendre compte ici-bas à quiconque. Pourquoi craindre le gendarme et le juge quand on a été lavé préventivement de tout soupçon ? S'aventurer à parler à une maman des forfaits de son fils, fut-il sexagénaire, vous expose à coup sûr à entendre des vertes et des pas mûres. Jusqu'à sa mort, notre homme sera rétif aux règles de la vie en commun. Il jettera ses ordures ménagères sans ménagement du voisinage et incitera sa fière d'épouse et ses rejetons à faire de même. «Dieu a écrit que les chats et les chiens de la rue mangeront !», me dit haj, un voisin. Ce profil ne fera jamais la queue, parce qu'il est «plus pressé» et «plus important» que les autres. Le tour de rôle n'est bon que pour les pauvres …(maçakin). Pour cela et pour bien d'autres passe-droits, il cherchera toujours la protection maternante ou paternaliste auprès des détenteurs d'autorité. Pris en flagrant délit, il n'aura point le réflexe de faire appel à un avocat. Pour lui, l'Etat de droit ne peut être qu'à sens unique. A son avantage exclusif. Il cherchera à approcher l'officier de police judiciaire qui enquête sur l'affaire et, le cas échéant, le juge qui traite le dossier. Il est toujours «innocent». Ce sont les parents (walidin) qui l'ont certifié par avance ! Leur bénédiction ne tire-t-elle pas sa force de celle d'Allah ? Ah, Dieu… mêlé aux marchandages et aux stratagèmes bassement vénaux, l'Eternel est systématiquement «responsabilisé». C'est Lui qui aurait permis d'escroquer l'associé, de jeter femme et enfants à la rue ou, pire, de mettre fin à la vie d'un apostat ! L'argent est là pour tout arranger. Au diable l'équité et l'Etat de droit ! Parce que la corruption est avant tout une posture mentale, on ne peut prétendre à son extirpation sans aller déraciner l'irresponsabilité à la source. Dès la naissance, là où l'on entreprend la construction du citoyen. Eduquer, c'est impliquer, pourrait-on dire. Mais par où commencer dans un environnement social fortement marqué par l'agressivité ? A cet égard, la virilité de l'intonation, la vigueur exemptée de rigueur et la vétusté du propos peuvent survenir à la première seconde comme au terme de trente ans d'amitié. «Bédouinisation» de la ville L'agression verbale est, en effet, devenue un sport national. Personne n'écoute plus personne. Ce sont des mots qu'on se jette à la figure comme pour signifier son insignifiance à son prochain. Fraîchement venus à la cité, la majorité de nos compatriotes «ruralisent» – «bédouinisent», dirait Abdellah Laroui – l'espace urbain. Dans cette promiscuité étouffante, le geste demeure ample et la voix déployée comme au douar. Que de joues giflées, de nez cassés et d'yeux bleutés par la faute d'une panoplie gestuelle «innocemment» destinée à illustrer un propos ! J'ai même vu un hypertendu tomber dans les pommes pour avoir été surpris par le cri d'un voisin de café dans le creux de l'oreille ! L'agression verbale nous révèle un Marocain sceptique qui ne croit plus à l'utilité des recours transactionnels, politiques, associatifs ou judiciaires. On arrache son «droit» soi-même, à l'abri de la loi. Cela signifie également que nous sommes traversés par une «grippe communicationnelle» aigüe . Chacun expurge à loisir ses frustrations, ses phobies, son mal-être, ses peurs, ses castrations symboliques au moyen de pulsions qualifiées d'anales par les sociologues qui ont travaillé sur l'insulte et l'injure. Si cette dernière est personnelle en ce qu'elle désigne et exagère un travers identifiable (estropié, borgne, chauve…etc.), la première se caractérise par sa vocation dite générique (salaud, bâtard, âne, chien, fils de p., pédé…etc.). Au Maroc, nous sommes en période de grande créativité en la matière. Un échantillon récupéré auprès d'un jeune Marrakchi : «Déchet de la civilisation ! Panne de la nature ! Zéro ambulant ! Face de pissotière !» Une avalanche d'insultes dûment imagées. Cela pourrait amuser lorsque la confrontation ne dégénère point…à coups de poings. Mais à Casablanca, où cohabitent des mœurs antagonistes et disparates, le ton est plus vil(f) et le verbe plus menaçant. Venons-en maintenant à la galerie de harcèlements quotidiens, récurrents et persistants qui vous assaillent partout. Cireurs, mendiants, hommes et femmes-boutiques et clochards vous ceinturent jusqu'à ce que vos sous soient extorqués, souvent avec l'aide de…Dieu. Au café, votre journal vous est littéralement arraché des mains par quelque forçat de l'oisiveté sans que vous puissiez protester. Le feriez-vous que vous vous entendriez traiter d'affreux radin : «Pour un torchon de 2,5 DH ! Quel drôle de «fils d'Adam !». Sur la même terrasse, alors que vous faites la causette à un membre de votre famille, vous êtes interpellé par le voisin de table sur l'efficacité du traitement médical de votre grand-mère que vous venez d'évoquer. La discussion familiale a été squattée par la vaillante ouie de l'indélicat. A peine s'il ne vous fait pas une scène sur votre irresponsable négligence. Il m'est même arrivé de transporter aux urgences un voisin de café particulièrement auditif qui a tellement tendu son cou à gauche, vers notre table, qu'il se coinça net ! L'«entrisme» nous est venu tout droit de l'ère agraire, sinon pastorale. La « jemaâ» se mêlait de tout, de votre mariage comme de votre mort. La curiosité malsaine, par opposition à celle des savoirs, traque le moindre de nos pets. Chacun de nous s'improvise «moqaddem», bénévolement, sans contrepartie aucune. Autour d'un accident, tout le monde s'improvise médecin, kinésithérapeute, policier, procureur. D'aucuns énonceront ex cathedra des lois et des règlements dont ils sont les seuls à connaître les dispositions. C'est que la curiosité de cette bien minable facture relève d'un pathos où le désir inassouvi côtoie la jalousie et la malfaisance. D'ailleurs, l'information est abondante dans nos murs. Elle est assise sur le socle d'une effrayante disponibilité. On peut consacrer des journées et des semaines entières à fouiner dans l'existence d'autrui. J'en connais même qui ont engagé des frais de voyage conséquents pour avoir le cœur net au sujet d'un soupçon de divorce ou une…supposée faillite. La rumeur : une arme fatale Il est enfin une tare qui vient du fond des âges et dont on se sert allègrement pour détruire les destins de nos contemporains. Il s'agit de l'arme fatale qu'est la rumeur. On fait et défait les existences. On forme les gouvernements pour les renvoyer aussitôt. Tout cela serait de bonne guerre si le souci de la bonne gouvernance en était la raison. Mais il s'agit, hélas ! d'un goût névrotique pour le voyeurisme tragique. « - Non, tel n'est plus malade. Son collègue de travail m'a certifié qu'il était bel et bien mort ». Alors qu'au même moment, le malheureux était en train de se faire masser paisiblement dans son hammam de quartier ! Que de carrières dynamitées par la faute de la rumeur aveugle et que de ménages brisés par la même arme ! D'autant que le mauvais œil, authentifié par la hagiographie maraboutique et la tradition d'essence chtonique triomphe parmi nos concitoyens. «Frapper de l'œil» quelqu'un qu'on jalouse, c'est commencer par lui coller une rumeur aux savates. Vient par la suite la déstabilisation par le bobard, la baliverne et radio médina. Tout cela est régenté par la moutonnerie qui, à elle seule, dénote de notre incapacité à faire émerger un individu libre et responsable. D'ailleurs, toutes les tares qu'on vient d'inventorier trouvent leur racine dans ce satané mental moutonnier. Les gens de ma génération peuvent témoigner du fait que l'excès de vitesse, la transgression de la ligne continue ou le zapping du feu rouge n'étaient même pas imaginables pour un citoyen bien portant. Peu à peu, des générations d'automobilistes s'y sont mis. Il a suffi que quelques-uns commencent sous l'œil nonchalant de l'agent. L'esprit moutonnier a pris le relais pour qu'on en arrive, aujourd'hui, à ne plus rien ressentir en grillant stops et feux rouges. Venons-en à l'opportunisme, qui n'a rien à voir avec le sens de l'opportunité. Dans une «société issue de la pénurie», telle que décrite dans les années 70 du siècle dernier par Waterbury, et longtemps maintenue en cohésion par la magie de l'économie de rente, la chasse aux opportunités (hamzat) se fait à toutes les strates, à la faveur de n'importe quelle coincidence et, surtout, à l'abri de la loi. Tout le monde se dit capable de tout faire : menuisier, avocat, parlementaire, marchand de spiritueux, ministre, négociant en escargots…ou tout cela à la fois ! Nous nous sommes choisi pour ennemis l'effort, le temps et l'espace. L'effort parce que nous nous estimons en droit d'engranger autorité, notoriété et argent par le seul parachutage. L'escalier social est dur à monter ! Le temps parce que nous nous en sommes débarrassés pour le confier à Dieu (saâtou lillah) et que c'est tellement facile d'échapper à la ponctualité en invoquant l'imperfection de l'être humain sous l'omnipotence d'Allah. Enfin l'espace parce que nous en reproduisons la conception rurale et anhistorique au sein des villes. En vérité, les garde-fous ont été mis à terre et écrasés. Nous sommes engagés dans la construction d'un Etat de droit sans vraiment regarder bien en face les misères psycho-mentales collectives qui retardent le salut de la nation. L'INDH devrait permettre de missionner, sur toute l'étendue du territoire national, des experts en sciences de l'homme (sociologues, psychologues, anthropologues, urbanistes…etc.) pour identifier nos carences civiques avant de les criminaliser et les éradiquer, fut-ce par des moyens coercitifs. Le développement du Maroc ne peut se passer de la reconstruction du Marocain. Mais, avant tout, regardons-nous bien en face. Toutes affaires cessantes.